Ce n’est pas dans l’histoire des peuples seulement qu’un roman ou un traité de philosophie a plus d’importance qu’une bataille, un congrès ou la mort d’un roi. Et, comme un rêve, absurde au réveil, peut modifier profondément les dispositions de notre cœur, un livre que nous lisions sans y penser, pour nous distraire, transforme parfois toute notre vie. Ainsi la lecture de France à dix-huit ans ou de Proust à trente-cinq furent sans doute pour moi des événements bien plus considérables que mon grand amour pour Ozeline ou ma décision de « faire des lettres. » Wilde dit très bien que Dorian Gray, qui n’avait ni beaucoup de goût ni beaucoup de caractère, fut empoisonné par l’À Rebours de Huysmans. Et on sait – mais non, on ne sait plus guère – jusqu’où ce « poison » le mena.
Je viens de lire, par ces jours de février où le printemps s’essaie, dans le chant des merles et dans les premiers chapeaux de paille des modistes, la correspondance de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier. C’est un livre admirable, la Bible de l’adolescence héroïque. Oui, je trouve chez ces deux enfants la pureté, l’ascétisme, le dépouillement, et, chez Fournier du moins, la hauteur, l’indifférence, presque la dureté des héros. Ils ne pensaient qu’à la grandeur de l’art qu’ils voulaient servir. Il semble qu’ils n’aient jamais eu de pensée basse ou seulement frivole. Ils ne soupçonnaient ni les faciles plaisirs, ni toutes les grandeurs de chair qui dévorent trop souvent le cœur et la vie des jeunes gens sensibles. Ce sont des saints. Une seule fois, Fournier parle d’un complet marron qu’il devait revêtir pour aller à ce curieux et mystérieux rendez-vous donné à une inconnue le soir de l’Ascension de l’année 1900. Il écrit : « Je m’étais « mis beau, » et je puis même dire que j’étais plus qu’élégant. »
Et pourtant, il n’y a rien en eux d’inhumain, de prétentieux, de pédant. Ils ne sont pas fermés, derrière la muraille de leurs livres, de leurs essais, de leurs projets, aux émotions qui pénètrent les cœurs moins difficiles. Une sentimentalité discrète perce dans leurs rapports. Fournier écrit un soir de janvier à Rivière malade et retenu à l’infirmerie : « Est-ce que pourtant tu n’as pas senti passer ce soir la vieille tiédeur avant-courrière d’un printemps ? » Rivière répond : « J’ai senti qu’il faisait un peu printemps dehors, comme les aveugles entendaient qu’il y avait des étoiles au ciel. » Ce n’est que joli. Mais plus d’un an après, Fournier s’en souvenait ; il écrivait à Rivière : « Je regrette – ou plutôt je pense avec plus d’amertume à ce temps où tu revenais en étude, très silencieux, après m’avoir écrit : « J’ai senti que c’était le printemps, comme les aveugles entendaient qu’il y avait des étoiles au ciel. » Ce regret, qui ne veut pas être un regret, qui a presque honte de s’avouer, ce regret de ne plus voir le camarade exquis qui lui avait écrit une si jolie lettre, me touche extrêmement.
Plus loin, j’allais me plaindre que Rivière, alors soldat à Bordeaux, ne parlât que de livres et ne fît que des sermons et des conférences, quand je suis tombé sur cette phrase : « Aujourd’hui, j’ai eu un grand coup au cœur. Sur le terrain de manœuvres, soudain, en me retournant, j’ai aperçu un potache : c’était toi, je t’ai reconnu tout de suite ; il avait les mêmes gestes, le même chic. Je suis resté là un moment, ne doutant pas que tu allais t’approcher.
Puis, comme tu me regardais d’un air absent, je me suis avancé : il avait des lorgnons et je crois qu’il était laid. Mais, toute la journée, sur cette confusion, je me suis régalé et ravi, vivant de toi avec toi, disant tant de choses et tant d’autres. Ce soir, je n’ai pas été chez l’ami de Claudel parce que je savais que ta lettre m’attendait. »
Ailleurs, comme je vais m’irriter de leurs éternels discours sur Claudel ou Laforgue, je trouve ces lignes de Fournier : « Pense aussi à ce que ce sera de faire des thèmes et de l’histoire en juin, à l’Ascension, au lieu d’être sous une fenêtre, sous les arbres feuillus et bourdonnants, à la tombée de la nuit, de regarder à la fenêtre… »
Ces passages – et bien d’autres – les montrent accessibles, plus, sans doute, qu’il ne leur convenait de le reconnaître, à cette tendresse qui pousse les très jeunes gens à s’écrire des lettres de pensionnaires. Seule une délicate pudeur les retenait. Et puis, surtout, ils avaient déjà placé leurs vies sur un autre plan que celui des émotions et du bonheur. La voix qui les appelait n’était pas la voix des sirènes.
Et peut-être aussi, ces lecteurs passionnés de Mæterlinck avaient-ils été mystérieusement « avertis. ». Peut-être savaient-ils que leur journée serait courte, – pour l’un d’eux une matinée à peine, – et qu’ils n’avaient pas le temps de s’attarder aux jeux de la jeunesse, aux chers passe-temps de l’amitié et d’errer, comme un autre héros du savoir, comme le jeune Pic de la Mirandole, « sur les collines sinueuses du délicieux plaisir. »
Leurs lettres effacent vingt-cinq années et me ramènent à l’époque la plus vivante et la plus brûlante de ma vie, si proche de mon cœur que souvent, en rêve, je crois y être encore. Et comme alors me semblent creux mes éloges de l’âge moyen !
Les prisons de l’enfance s’ouvraient ; mais nous restions encore sur le seuil, libres déjà mais n’ayant pas éprouvé notre liberté, ivres et tremblants, éblouis par la Terre Promise, et ne soupçonnant pas ce goût de cendre qu’auraient un jour le lait et le miel dont elle semblait découlante. Quelle exaltation par ces matins de printemps quand, pendant le « quart d’heure, » nous nous promenions sous les arbres reverdis de la vieille Académie ! Mais nous n’écoutions pas la leçon de prudence qu’auraient pu nous donner ces ormeaux qui, depuis des siècles, entendaient au printemps les fanfaronnades d’écoliers semblables à nous et frissonnaient doucement dans la brise aussi vieille que le monde. Nous n’écoutions que nous-mêmes, et, peut-être, les préceptes trop sages de quelque maître qui nous enseignait une beauté classique, étroite et dédaigneuse. Nous découvrions la beauté antique, moins dans les poètes grecs que nous ânonnions en classe que dans les vers de Leconte de Lisle ou les livres de France. Les romanciers nous ouvraient les portes des salons, nous menaient aux « villes d’art » et nous faisaient entrevoir la Vie Inimitable. Thérèse Martin-Bellème rencontrait son amant dans un pavillon de Florence ; Mme Moraine offrait le thé à René Vinci, à la lumière des « petites lampes anglaises » ; Hélène Muti, duchesse de Serni, montait l’escalier d’un palais romain, en laissant traîner derrière elle des flots de velours rouge. Les poètes à la mode écrivaient des sonnets parmi des bibelots et des reliures ; et les peintres peignaient des portraits dans des ateliers encombrés d’armes, de bahuts et de majoliques. (Aussi dépensions-nous tout notre argent de poche à acheter, pour garnir nos chambres, des lampes d’église et des paravents japonais.) Les vers de Heredia nous semblaient les plus belles choses du monde quand nous les lisions en été dans le jardin de Rosemont où quelques thuyas, dressés contre un ciel éclatant, nous rappelaient les cyprès d’Attique et d’Italie. « Alcibiade, la tête couronnée de violettes, des cigales d’or dans les cheveux, le pallium traînant à terre, passe, au milieu de l’Agora, conviée à un souper dont l’aurore ne verra pas la fin. » Cette phrase, et l’odeur des tilleuls m’ont enivré tout un soir de juin. Et n’est-ce pas hier que nous passions notre bachot par ces jours fiévreux de juillet ? Je me rappelle presque chaque ligne de ma composition de français ; elle se terminait ainsi : « Nous dirons donc, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, que la poésie de Chénier est en littérature ce que le style Louis XVI est en art. » Quelle était la petite chose, et quelle la grande ? Je pense que la poésie de Chénier était la grande. Aujourd’hui il me semble que c’est encore faire beaucoup d’honneur à ce faux poète que de le comparer à un fauteuil Louis XVI. Et ainsi je mesure la longueur du temps. Mais il importe assez peu. Ce qui était beau, c’était d’adorer les dieux sans se préoccuper de savoir s’ils étaient de faux dieux.
Et de même, quelques années plus tard, sous d’autres arbres, Rivière et Fournier adoraient leurs idoles. Ils se prosternaient aux pieds de Mæterlinck et d’Henri de Régnier. Seulement ni Thérèse Martin-Bellème, ni Hélène Muti, ni Diane de Monfrigneuse – car ils méprisaient Balzac – ni toutes les duchesses de Paris et de Rome ne troublaient leurs rêves. Ils n’achetaient pas de lampes d’église. Ils n’achetaient que des livres. Ils étaient purs. La seule faiblesse de Fournier, c’était une photographie de la Beata Beatrix.
Je songe que j’aurais pu les connaître ; on verra plus loin que je les ai presque connus. Amertume et douceur des sympathies posthumes sur qui ni la mort ni la vie ne peuvent plus rien : il me semble que si je les avais connus et s’ils m’avaient aimés mon existence aurait été meilleure.
J’ai voulu du moins faire un pèlerinage aux lieux que le jeune Fournier habitait il y a dix ans. C’est dans l’antique rue Mazarine, une maison ancienne, d’une certaine beauté déchue, mais, il faut l’avouer, sans le charme que j’espérais et qui n’est pas rare dans ce quartier plein de souvenirs, hanté par tant de fantômes. J’imaginais peut-être un de ces arbres du vieux Paris si courageux à reverdir dans l’ombre des murs et si précieux parmi les pierres qui les assiègent et les étouffent. Les merles et les pigeons y chantent au printemps comme dans les plus beaux jardins. Fournier y aurait retrouvé la douceur des campagnes qu’il aimait tant, mêlée à la grâce plus humaine des villes. Mais non : la maison de la rue Mazarine n’a qu’une cour, envahie par les métiers. Je l’ai contemplée avec émotion. C’est là que le Grand Meaulnes est né. Car Fournier a toujours su qu’il écrirait le Grand Meaulnes. Au temps de la rue Mazarine, il disait à Rivière : « Mon credo en art et en littérature : l’enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité, avec sa profondeur qui touche tous les mystères. Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible entre le rêve et la réalité. « Rêve » entendu comme l’immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l’autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l’autre. »
Il rêvait au Grand Meaulnes, les soirs de printemps, à la fenêtre, devant l’arbre que j’imaginais et qui n’existe pas. Il se réfugiait dans les rêves, toujours blessé par la réalité. Car, dans le petit logement de la rue Mazarine, il n’y avait pas que des livres et la Beata Beatrix : il y avait une grand-mère et une pendule, venues toutes deux de la campagne pour vivre avec lui, et également rustiques, également dépaysées et dont le dépaysement le faisait tant souffrir. J’imagine qu’il devait être avec ceux qu’il aimait le plus d’une humeur altière et difficile – un cœur plein de tendresses refoulées, des yeux brillants et secs dont les larmes coulaient au-dedans. « Je voudrais te parler de mes pitiés. Dès dix ou douze ans, ma douleur avait pris cette forme. Assis devant ma malle ouverte, dans la chambre vide où je débarquais aux rentrées à Paris, chaque, chose sortie était un morceau de mon cœur meurtri et abandonné. La main qui l’avait mise, la pensée qui l’avait disposée, comme je plaignais sa douceur et sa pauvreté. Dans le train, la lecture des journaux amusants achetés pour m’égayer m’était une terrible souffrance. Tous ceux dont on riait étaient pauvres et pitoyables, simples et tristes. Et puis il me revenait de ceux que je laissais toutes les paroles que j’aurais dû écouter, tous les baisers auxquels j’aurais dû répondre, toutes les erreurs que je n’aurais pas dû relever ! Et surtout toutes les choses que je n’avais pas assez regardées, touchées, sorties de leur écurie, de leur boîte, de leur champ, et qui souffraient de cela. Méchancetés irréparables, pitiés en retard, atrocité du « jamais plus, » que cela m’a fait souffrir ! »
Plus tard, à l’époque de sa gloire si courte, il devait habiter rue Cassini, au coin du Faubourg Saint-Jacques, une maison moderne et banale, mais toute proche des beaux jardins de l’Observatoire. C’est alors que j’ai failli le connaître.
Dès mon enfance, quelque commerce avec la gloire me parut devoir entrer dans mes projets de Vie Inimitable. Il était aussi nécessaire de pouvoir dire un jour : « D’Annunzio ou Barrès me racontait hier… » que d’être invité chez la duchesse de Guermantes, d’avoir été à Constantinople et d’écrire, chaque matin, un sonnet immortel. Pourtant, je n’ai jamais beaucoup recherché les personnes célèbres. Une certaine vanité m’en a retenu ; une certaine prudence aussi. La familiarité d’un homme illustre, à supposer qu’on la gagne, ne peut mener qu’à l’adoration perpétuelle, qui m’ennuierait extrêmement ou à l’accoutumance qui enlève aux dieux les plus puissants le duvet de leur divinité et en fait des hommes comme nous. Le sort d’un Eckermann a quelque chose d’irrémédiablement ridicule, ou, pis encore, de cruellement décevant.
J’ajouterai que rien au monde n’est plus facile que d’éviter les gens célèbres. On n’a qu’à rester chez soi, où ils se gardent bien de venir vous chercher.
Les hasards, pourtant, d’une vie de profane aux abords du Temple et d’ermite aux portes de Babylone devaient m’en faire rencontrer quelques-uns. Le plus charmant peut-être fut ce jeune Alain-Fournier dont la mort prématurée semblerait déplorable si elle n’ajoutait, en quelque sorte, à sa gloire, une distinction suprême qui manquera toujours aux destinées plus fécondes et plus accomplies. Il restera dans l’histoire littéraire comme l’auteur d’un seul petit chef-d’œuvre, l’auteur possible de chefs-d’œuvres inconnus dont les fantômes voilés, à peine sortis des limbes, l’ont, en pleurant, suivi chez les Ombres.
C’était en 1914, quelques mois avant la guerre. J’habitais déjà, rue Jacob, cet appartement mélancolique dont les hautes fenêtres s’ouvraient sur un humide jardin qui fut peut-être celui de Racine. Il y avait – ah ! comment ne pas décrire encore ces lieux si chers ! – une petite antichambre avec des cartes de géographie, un globe terrestre, un planisphère, des boussoles, des télescopes et des livres de voyages, un petit salon gris et rose orné de miroirs, de masques et d’un lustre de Venise, et une chambre, surtout, une chambre jaune où un lit de parade bleu, qui abritait sous son dais un trophée d’instruments anciens, régnait sur une armée de potiches et de tasses de Delft comme dans une gravure de Marot.
Le Grand Meaulnes venait de paraître, et j’avais écrit un petit article où j’essayais d’en définir le charme mystérieux, si semblable au charme de certains rêves dont l’influence magique se prolonge en nous bien au-delà du réveil. J’y rappelais le ballet du Carnaval qui, à la dernière saison russe, m’avait enchanté au-delà de tout : « Avez-vous peut-être, disais-je, senti votre cœur se fondre devant la danse de ces petits pantins fardés et masqués, ironiques et tendres, qui pleurent pour rire, ou sourient pour ne pas pleurer ? Alors, lisez le Grand Meaulnes. Il y a dans tout ce livre un peu du charme discret et passionné qui anime la musique de Schumann, et je ne serais point surpris que ce soit devant le rideau vert et les quatre petits fauteuils du Carnaval que M. Alain-Fournier ait eu la première vision de sa Fête étrange. »
Au bout de quelque temps, je reçus une lettre d’Alain-Fournier, – une lettre que je voudrais bien retrouver, mais qui s’est égarée avec tant de choses précieuses, – où il me disait que mon article lui plaisait extrêmement et que c’était, à ses yeux, le meilleur qu’on eût écrit sur son livre, (ces flatteries sont d’usage ; mais les siennes avaient l’air sincères et, depuis que j’ai lu sa correspondance avec Rivière, je ne doute pas qu’elles le fussent) et que, notamment, je ne m’étais pas trompé en jugeant que le Carnaval des Ballets russes lui avait donné la première idée de sa Fête. Il ajoutait qu’il désirait me voir et me demandait de lui faire signe dès mon retour à Paris.
Rien, à ce moment-là, ne pouvait me plaire davantage que de plaire à l’auteur du Grand Meaulnes. J’étais à la campagne. Je hâtai mon retour ; et, le soir même de mon arrivée, j’écrivis à Alain-Fournier pour lui demander quand je pourrais aller le voir.
Le lendemain matin, je m’éveillai dans un appartement que plusieurs mois d’absence avaient fané, vidé de son parfum et de sa vie même. Une poussière morale y survivait à la poussière matérielle, à peu près chassée par le plumeau nonchalant de ma femme de ménage. Des bougies inégales couronnaient tristement le lustre, et les Delft révoltés semblaient ne plus obéir aux ordres du lit de parade. De plus, la clef s’était cassée dans la serrure rongée de rouille de la « grande » porte : on ne pouvait entrer chez moi que par la fenêtre ou par une petite porte de service qui ouvrait de la cour dans la cuisine.
Certain de n’avoir aucune visite, résolu, d’ailleurs, à faire le mort si retentissait le heurtoir, je décidai de consacrer ces premières heures à ranimer la flamme du foyer, à réveiller les Lares assoupis. Chaussé de savates, vêtu d’une antique robe de chambre en lambeaux, coiffé d’un madras rouge et jaune, je visitai d’abord la « cité des livres » : c’étaient deux petits corps de bibliothèque, en proie, depuis longtemps, au désordre. Je me promis de les ramener, avant midi, aux règles d’une logique plus sûre ou plutôt d’une meilleure esthétique, car j’avais acheté presque tous mes livres, sur les quais, non pour leur contenu mais pour la nuance de leurs dos.
Que de livres, grands dieux, peuvent tenir dans deux pauvres bibliothèques ! Bientôt, tout le petit salon fut encombré de livres. Il y en avait par terre, sur les fauteuils, sur les tables, et tout le long du canapé. Leur poussière emplissait l’air d’une odeur vénérable et fade.
C’est à ce moment que je vis passer devant mes fenêtres, dans la cour, un jeune homme vêtu avec cette élégance particulière aux gens de lettres qui ne donnent pas dans la Bohème : il portait un complet noir, une cravate grise, et, malgré l’heure matinale, des souliers vernis. Un visage très agréable, s’il m’en souvient bien, juvénile, pâle, éclairé par l’éclat de dents admirables. Je connus tout de suite que c’était Alain-Fournier. Il était bien tel que je l’avais imaginé. Il ressemblait à son livre. J’avais seulement espéré un peu plus de fantaisie dans la tenue d’un poète. Mais la toilette est un art en soi, et qui demande une pratique continuelle. Ceux qui font de leur habillement un poème toujours renouvelé n’ont guère le temps de penser à autre chose. Il était bien vain pour Byron de rêver la gloire de Brummell. Les ombres de Manfred et de Child Harold devaient toujours l’empêcher de bien nouer ses cravates.
Cette visite si prompte, cette impatience de me voir me charmaient, me flattaient. Mais quelle humiliation de recevoir ce jeune auteur déjà célèbre sans toutes les formes, toutes les fleurs, tous les verres de Porto qui, dans mon esprit, auraient dû présider aux débuts de ce qui pouvait devenir une amitié précieuse ! Déjà, le heurtoir ébranlait la porte condamnée. Il fallait ne pas ouvrir, gagner du temps, remettre à un autre jour. Un génie perfide m’inspira au contraire de céder au destin.
Le heurtoir retentit encore. Je criai de derrière la porte :
« La serrure est cassée. Revenez sur vos pas ; je vous ferai entrer par la cuisine ! »
Paroles sans élégance dont le souvenir empoisonné devait me poursuivre longtemps ! Et l’auteur du Grand Meaulnes entra chez moi par la cuisine, enjamba le tub, se trouva devant un malheureux non encore rasé, vêtu d’une vieille robe de chambre et orné d’un madras qui lui faisait une coiffure cornue, rouge et jaune, et dut, enfin, s’asseoir par terre, parce que tous les sièges étaient couverts de livres. Le vieux Faguet, dans son cinquième de la rue Monge, offrait du moins une chaise. Les Muses, sur l’Hélicon, pleurèrent, les Grâces se voilèrent la face ; tout l’Olympe fut en deuil.
Je ne sais plus de quoi nous parlâmes, et il n’importe guère.
Combien j’envie les gens heureux toujours au-dessus des contingences, toujours à leur aise, maîtres de leur esprit à dix heures du matin, en vieille robe de chambre comme à minuit dans un habit de Scholte.
Ainsi commencèrent et finirent presque en même temps mes rapports avec Alain-Fournier et sa jeune gloire. Ils durèrent ce que durent les volubilis. Car seul un poète de cour, comme Malherbe, pouvait croire que les roses ne durent qu’un matin. Entre leur éclosion timide et leur mort pourprée, odorante et amoureuse, une semaine entière peut passer. Pendant le terrible hiver 1917, j’ai gardé un bouquet de roses plus de quinze jours dans ce même petit salon… Mais ceci est une autre histoire.
Ce printemps 1914 fut plein de dissipations. On avait perdu Nijinsky, mais on découvrait Miassine. Richard Strauss dirigeait la Légende de Joseph à l’Opéra. Nous improvisions des bals costumés. Les femmes avaient des cheveux roses ou bleus. Alekoussia m’entraînait la nuit à Montmartre, et, l’après-midi, remplissait ma demeure de fumée, de caviar et de petits chiens. En juin, je partis pour Venise. J’oubliai Alain-Fournier.
Sa mort au début de la guerre ne me fit presque aucune peine. Et ce n’est que ces jours-ci, en lisant sa correspondance, que j’ai senti renaître le regret de l’avoir perdu.
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(Frédéric Roger-Cornaz, « Mémoires imaginaires, » in La Semaine littéraire, revue hebdomadaire, trente-cinquième année, n° 1742, samedi 21 mai 1927 ; gravures sur bois de Madeleine Melsonn [1946] et de John Minton [1947] pour illustrer Le Grand Meaulnes/The Wanderer d’Alain-Fournier)