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Le sujet est peut-être un peu scabreux pour les débuts de deux jeunes misses aussi pudiques que Vénus sortant de Londres.

Mais il y va de la réputation de chasteté de la sœur de la verte Erin, qu’on tente vainement de faire passer pour l’Angleterre jaune.

Nous ne voulons pas laisser suspecter la vieille patrie des Angles de n’en plus contenir que d’alternes-internes.

Accuser nos compatriotes de vices hors nature ! Quel contresens !

Eux, les hommes les plus froids de la terre, que leur devise seule : « Dieu et mon endroit » devrait suffire à innocenter d’une pareille imputation.

Et cependant la calomnie s’épand.

La semaine dernière encore, à l’Alhambra, au moment où nous chantions les vertus de nos frères sur un air connu :
 

All right ! all right !

Rien ne les passionne !

Ils ont la soupless’ d’une planche…
 

– À bouteilles ! s’est écrié un witty fellow du parterre.

Ce jeu de mots, intraduisible en français, nous a éclairés sur les regrettables légendes qu’a accréditées dans le public le récent procès intenté à l’esthète ( pourquoi… thète ?) Oscar Wilde. Un tel scandale ne pouvait durer.

Or un seul homme pouvait établir la parfaite respectability des faits auxquels il avait été mêlé : c’était le déjà nommé poète O. Wilde, auquel la justice britannique a fait payer si cher sa traduction nouvelle de l’Art d’aimer, comme si son nom même ne le prédestinait pas à ce travail !

Aussi résolûmes-nous de nous mettre en rapport avec les juges du pauvre flétri.

À l’attorney et à l’attornement général, nous présentâmes notre requête en ces termes mesurés, puisqu’en mesure :
 
 

C’est nous qui somm’s, misters,

Ling a ling !

Les two Vavass’ Sisters,

D’mandant d’un’ voix soumise,

Ling a ling !

D’interviewer ‘f you please,

Pendant une heure et quart

Ling a ling !

L’condamné Wilde (Oscar)…

Ah !…

Ling a ling a ling

Ah ! ling a ling a ling

Ah ! ling a ling a ling

Allô !

 
 
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Car nous avons oublié de dire que cette conversation s’échangeait dans le téléphone à travers la Manche.

La permission accordée, voici le dialogue fidèlement photo-phonographié qu’enregistra le fil transmetteur.

– Allô ! Allô ! Est-il vrai que les accusations portées contre vous étaient dénuées de tout fondement ?

– Allô ! Mettons, si vous voulez, qu’elles remplissent mal leur objet. Ainsi, lord Douglas…

– Pardon ! rappelez-moi donc qui est-ce, lord Douglas ?

– Le fils du marquis de Queensberry.

– Ah ! c’est celui, sans doute, dont Mac-Nab disait :
 
 

Douglas, on l’connaît, c’t’oiseau-là !

Faut-il qu’ sa fortune soy’ prospère,

Pour s’êtr’ payé un nom comm’ ça…

Peut donc pas s’app’ler comm’ son père ?

 
 

– Eh bien ! le marquis a osé prétendre que je fus longtemps au mieux avec ce jeune homme.

– N’est-ce point exact ?

– Jugez-en : je n’ai jamais pu le voir en face !

– Ne lui avez-vous pas adressé cependant certain sonnet ?

– Mon fameux sonnet d’À Revers ?… Bah ! simple fantaisie cérébrale… Et puis, je l’avoue, cet adolescent, m’avait un moment, tourné la tête.
 
 
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– Pas si haut !

– Pourquoi m’en tairais-je ? J’aime la jeunesse : sa largeur d’idées me plaît. Les vieillards, au contraire, ont l’esprit étroit.

– Ce qui nous étonne, c’est que vous avez imprudemment assigné devant la Cour ce marquis de Queensberry ; il ne paraît pas d’humeur à se laisser tondre comme les moutons du même pays.

– Que voulez-vous ? Je ne le croyais pas si doculmenté !

– N’a-t-il pas, tout à fait à l’improviste, introduit dans le débat le nom d’un très haut personnage ?

– En effet… Ah ! tout n’est pas rose, allez, dans le genre de vie du premier ministre…

– Chut ! N’insistez pas et daignez plutôt nous parler de votre ouvrage, le Portrait de Dorian Grey [sic], dont il a été question au procès.

— Mais il existe une adaptation française en triolets chantés sous le titre de Ma tante Aurore. Ne la connaissez-vous point ?

– Non, cher maître ; et, si nous ne craignions d’abuser de votre complaisance…
 
 
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– Comment donc ! Je tiens trop à ce qu’on ne m’accuse plus de ne pas être aimable avec les dames. Ma verve épistolaire m’a fait d’ailleurs assez souvent chanter pour que je ne recule, si j’ose encore m’exprimer ainsi, devant aucun morceau de chant.

– Désirez-vous que nous vous donnions le la ?

– Merci, je préfère prendre le do.

– Question d’habitude.

Et voilà la ravissante romance que nous roucoula l’excellent artiste, doué d’une bien jolie voix de basse, pour Wilde (O.).
 
 

MA TANTE AURORE

 
 

« Ma tante Aurore » a dix-huit ans :

C’est un joli… joli jeune homme !

Ses yeux sont couleur de Printemps ;

« Ma tante Aurore » a dix-huit ans.

Dans la galerie Orléans,

Il est de ceux que l’on renomme…

« Ma tante Aurore » a dix-huit ans :

C’est un joli… joli jeune homme !
 
 

Je veux vous chanter la chanson

De ses amours avunculaires.

Ah ! c’est un pratique garçon !

Vous verrez, d’après ma chanson,

Comme il est prudent, quel est son

Souci d’assurer ses derrières !…

Je veux vous chanter la chanson

De ses amours avunculaires !
 
 

Dès son enfance il a montré

Du goût pour la pédagogie.

Rome l’a d’abord attiré.

Un peu plus tard, il a montré

Qu’il comprenait en vrai lettré

De l’Afrique l’ethnologie,

Car, dès l’enfance, il a montré

Du goût pour la pédagogie !
 
 

Toujours assoiffé d’idéal,

Il hait les spectacles obscènes

Et ne lit que le Bon Journal :

Simon (Jules) est son idéal.

Il aime, quand vient Germinyal,

Errer dans les bois, à Vincennes…

Là, pour les chercheurs d’idéal,

Jamais de spectacles obscènes.
 
 
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Bref, il s’entend à gouverner

Sa barque de façon habile.

Ah ! c’est qu’il sait se retourner.

Il s’entend à se gouverner !

La Fortune a beau le berner ;

Toujours il tombe côté pile.

Car il s’entend à gouverner

Sa barque de façon habile.
 
 

À vous l’avouer entre nous,

Je crois qu’il possède un fétiche :

C’est une pièce de dix sous.

(Mais que cela reste entre nous !)

Même on dit que de plusieurs trous

Elle est percée… oh ! je m’en fiche ;

Mais, à l’avouer entre nous,

Je crois qu’il possède un fétiche.
 
 

« Ma tante Aurore » périra :

Tout passe, tout casse, tout lasse !

La terre jaune couvrira

Son corps charmant, qui périra.

Il lui faudra se résoudre à

Voir au moins la Mort, face à face !

« Ma tante Aurore » périra…

Que Jéhovah ! grand bien lui fasse.
 
 
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Devant les loyales explications du poète O. Wilde, devant la parfaite innocence de son œuvre, la presse de France voudra bien, nous l’espérons, cesser des plaisanteries fort blessantes pour la réputation de la Grande-Bretagne et qui finiraient par amener un conflit entre les deux nations. Ainsi se trouvera conjuré le danger d’un débarquement des Anglais que l’ami intime de Lord Douglas paraissait surtout soucieux d’éviter.
 

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(Ce pamphlet est paru dans La Lanterne, supplément littéraire, douzième année, n° 914, 16 juin 1895, trois semaines après la condamnation d’Oscar Wilde à deux ans de travaux forcés pour homosexualité)

 
 
 
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