L’auteur d’une « Chronique d’Angleterre, » parue dans la Revue Verte, s’occupe assez longuement d’Oscar Wilde, tout en reprochant aux amis du célèbre esthète de ne pas laisser dormir en paix l’écrivain qui était dans presque tombé dans l’oubli » et tout en s’excusant auprès des lecteurs de « les entretenir de cette épave. »
Or, ce brave chroniqueur, qui signe Atalone, ne se contente pas, lui, si j’ose employer sa langue, de réveiller l’épave Oscar Wilde : il réveille toute la famille du romancier-poète :
« Son père, chirurgien à Dublin, semble avoir mené une vie assez intempérante et désordonnée. Sa mère était poète sous le nom de Speranza, et, avant la naissance de son fils, elle faisait des vœux ardents pour que son enfant fût une fille. Le grand-oncle de Lady Wilde était ce personnage singulier, Charles Maturin, qui écrivit Melmoth le Vagabond, Maturin, mélange de talent baroque et d’insanité, précieux, emphatique, biscornu, qui, quand il avait la fièvre d’écrire, se celait au front un pain à cacheter, pour faire connaître à ceux qui pénétreraient chez lui qu’il ne voulait pas être dérangé. Ce comique de mélodrame dut faire sur le fils de Lady. Wilde une impression trop profonde, car c’est précisément le nom de Sébastien Melmoth que choisit l’hôte infortuné de la prison de Reading quand il recouvra la liberté. »
Notre ami Atalone voit donc dans ces tares ancestrales – une mère poète ! – quelques excuses aux actes « monstrueux qui ont offensé les esprits les moins prudes et les plus tolérants. »
Pour un peu, il affirmerait qu’Oscar Wilde ne pouvait être qu’un déséquilibré, un irresponsable. Et tout à coup, par une contradiction incompréhensible, après avoir établi la dégénérescence de l’écrivain, il s’élève, il s’indigne contre ceux qui le considèrent comme un dégénéré, comme un fou :
« Un de ses apologistes a voulu le défendre en prétendant qu’il était fou. C’est un moyen terrible d’absoudre de son crime un homme qui fut à la fois poète et auteur dramatique, que de dire qu’il était sain d’esprit quand il écrivait ses meilleures œuvres, et fou quand il commettait ses pires actions. »
Pourquoi pas ? N’a-t-on pas découvert et n’étudie-t-on pas, depuis longtemps, d’une façon rigoureusement scientifique, les innombrables phénomènes de double conscience ?
Dans son De Profundis, Oscar Wilde n’a-t-il pas décrit lui-même les phases de sa folie ?
« Je m’entourai, avoue-t-il, de petits caractères et d’esprits mesquins. Je devins le prodigue de mon propre génie et j’éprouvai une joie bizarre à gâcher une éternelle jeunesse. Las d’être dans les hauteurs, je descendis délibérément dans les profondeurs, à la recherche de sensations nouvelles. Ce qu’était pour moi le paradoxe dans la sphère de la pensée, la perversité le fut dans la sphère de la passion. Le désir, à la fin, fut une maladie, ou une folie, ou tous les deux… »
Dans une des plus belles études qu’on ait faites d’Oscar Wilde et qui sert de préface à la traduction d’Intentions (1), Charles Grolleau dit excellemment :
« Ses erreurs ont à l’origine un besoin d’étonner. Ce qui nous arrête et nous émeut, c’est qu’elles deviennent terriblement réelles par cette impérieuse loi qui oblige certains esprits à incarner tout leurs rêves. Quant à l’œuvre, si elle est exquise, elle n’est pas émouvante. Elle pourrait suffire à rendre célèbre plus d’un artisan des lettres, mais notre exigence à son égard vient de ce désaccord aperçu nettement entre l’homme plein d’une vie intense et l’esthète trop habile qui l’élabora. C’est d’ailleurs ce divorce entre l’intelligence et la volonté qui fut tout le drame de la vie du poète anglais… »
On ne pardonne à personne d’avoir du génie ou simplement du talent ; mais lorsque le talent et le génie se font un piédestal d’orgueil et de dédain, la haine ne connaît plus de bornes. Quand Oscar Wilde fut condamné au hard labour, ce furent, chez tous les médiocres qu’il avait humiliés, des rugissements de triomphe.
« Bien qu’il n’eût pas été un grand poète, dit Hugues Rebell, bien qu’on prît prétexte de ses mœurs pour le condamner, c’était bien tout de même l’art et l’homme de lettres que l’on condamnait en lui. »
À propos de Byron, – dont la mère était à moitié folle et le père de mœurs dissolues, – Macaulay avait écrit : « Nous ne connaissons pas de spectacle plus ridicule que celui du public anglais à un de ses périodiques accès de moralité. »
Pour l’auteur d’Intentions, de Salomé, ce fut un spectacle atroce, si atroce qu’Octave Mirbeau ne put s’empêcher de flageller les bourreaux de cette protestation vengeresse :
« On ne lui a pas pardonné d’être l’homme de pensée et l’esprit impérieux – par conséquent véritablement dangereux – qu’il est.
Wilde est jeune, il a devant lui tout un avenir ; il a prouvé, par des œuvres charmantes et fortes, qu’il pouvait beaucoup pour la beauté et pour l’art. N’est-ce donc point une chose abominable que, pour réprimer des actes qui ne sont point punissables en soi, on risque de tuer quelque chose de supérieur aux lois, à la morale, à tout : de la beauté ! Car les lois changent, les morales se transforment ; et la beauté demeure immaculée, sur les siècles qu’elle seule illumine. »
Est-ce que le génie, comme tout ce qui dépasse l’entendement ordinaire des hommes, n’a pas été considéré de tout temps comme une sorte de folie, une folie spéciale qui reste notre seule puissance créatrice ? Et nous convient-il, à nous qui en bénéficions et en jouissons sans en souffrir, d’en faire un crime à ceux qui en sont atteints et tourmentés ?
Quel obscur cerveau reprochera à Newton, à Salomon de Caus, à Zimmermann, à Manzoni, à Guy de Maupassant, d’être morts fous ? À Dante, à Donizetti, à O’Connel, à Pascal, à Baudelaire, à Bernardin de Saint-Pierre, à J.-J. Rousseau, à Flaubert, à Auguste Comte, à Schopenhauer, à Nietzsche, d’avoir éprouvé des hallucinations ou des accès d’aliénation mentale ? À Kant, d’avoir eu une sœur démente ? À Beethoven, d’avoir eu un père alcoolique ? À Renan, d’avoir eu un oncle idiot et un grand-père qui perdit la raison ?
La vérité, qui doit nous rendre doux et humbles de cœur et nous inspirer la plus vive compassion, les uns pour les autres, la vérité, mon cher Atalone, c’est que nous sommes tous fous, plus ou moins – mais rarement, cependant, au point d’avoir du génie.
C. de Vorney.
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(1) Intentions, trad. de Hugues Rebell, préface de Charles Grolleau, édit. Ch. Carrington, Paris.
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(in Le XIXe Siècle, journal quotidien politique et littéraire, n° 13354, mercredi 3 octobre 1906/11 Vendémiaire an 115 ; repris le soir même dans Le Rappel. Photographies d’Oscar Wilde, 1877-1905 ; source : British Library)