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Posons d’abord un renseignement, dont les anthropologistes nous affirment l’exactitude : la capacité crânienne des deux sexes est nettement inégale. Dans les races indo-européennes, la différence entre l’une et l’autre est d’environ quinze centièmes : le volume du cerveau masculin, pris comme point de comparaison, étant évalué à cent, celui du cerveau féminin est de quatre-vingt-cinq. Chez les races inférieures, cette inégalité, beaucoup moins accentuée, s’atténue jusqu’à devenir presque nulle. De ce fait, constaté par les anthropologistes, les psychologues peuvent déduire deux hypothèses : ou bien la civilisation a accentué un dimorphisme originel, ce qui tendrait à faire considérer le dimorphisme comme un progrès ; ou bien, au contraire, les races chez lesquelles la différence crânienne est plus marquée sont en même temps les plus aptes au développement d’une culture intellectuelle, ce qui tendrait à faire considérer le dimorphisme comme un élément de progrès. Ainsi, dans l’un et l’autre cas, il se révélerait souhaitable.

Il ne s’agit nullement ici d’établir une préséance quelconque en faveur de l’un ou de l’autre sexe, ni de chercher à prouver qu’elle existe. Je n’aspire qu’à mettre en lumière une disparité physiologique, dont la connaissance nous aiderait à concevoir que les individus des deux sexes pussent être différemment affectés par les événements extérieurs et que, sous cette action du dehors, ils dussent réagir chacun à sa manière : leurs réflexes psychiques, sensations et sentiments, pourront varier sans que le désaccord de ces phénomènes nous paraisse déraisonnable. Au contraire, nous inclinerons à admettre, de prime abord, que leur façon de recevoir et de comprendre la vie soit assez logiquement influencée par leur sexe.

Si nous admettons ces prémices, nous ne nous étonnerons point d’avoir à enregistrer une dissemblance entre les productions des deux sexes, en littérature ou en poésie, en matière philosophique ou politique, en art ou dans les sciences ; nous oserons même la prévoir et l’attendre comme une éventualité probable et nous nous abstiendrons, autant que possible, d’espérer un autre résultat : ce qui nous épargnera du temps perdu et des efforts plus ou moins stériles.

Mais, d’autre part, les spécialistes nous enseignent que la délimitation des deux sexes, tout au moins dans l’espèce humaine, est beaucoup moins marquée que nous ne serions tentés de le croire. La mère Nature, nous dit-on, reste assez longtemps indécise dans la confection d’un petit être humain ; elle hésite à décider si elle fera un garçon ou une fille. L’identique symétrie des deux organismes sexuels motive cette incertitude de la nature, ou peut-être tout simplement celle des anatomistes qui pourraient fort bien n’avoir pas aperçu la dissemblance des deux appareils, alors que cependant elle existerait chez le sujet bien examiné. Au reste, même après la naissance, le dimorphisme de la petite créature, mâle ou femelle, est à peine sensible ; les caractères accessoires du sexe ne se précisent guère qu’aux abords de la puberté, vers l’époque que nous appelons « l’âge ingrat. » De même, ils s’atténueront dans la vieillesse.

Il y a plus. En l’état actuel de la science, une théorie assez neuve tend à s’accréditer, d’après laquelle la différenciation des sexes serait, dans la réalité physiologique, beaucoup moins nette et moins complète qu’elle n’apparaît sur les registres de l’état civil. Ceux-ci affirment, sans hésitation ni réserve d’aucune sorte, que, tel jour, est né tel individu appartenant au sexe masculin ou bien au sexe féminin. Jamais il ne s’avisent d’indiquer que les caractéristiques secondaires de la sexualité puissent être imprécises chez tel ou tel enfant ; ils se contentent d’enregistrer l’essentiel, et c’est fort heureux. Mais, plus tard, quand l’échappé du berceau aura parachevé sa formation, certains spécialistes remarqueront que cet adolescent n’est pas intégralement un mâle, que cette adulte n’est pas absolument une femelle : le développement excessif de tel organe ou la singulière atrophie de tel autre, l’armature du bassin, la cambrure des reins, le grain de la peau ou la pilosité, le timbre de la voix, etc., révèlent en ce garçon des tendances à être une fille, en cette dame un regret de n’être pas homme.

De là à rechercher si ces particularités physiologiques n’exercent pas une influence sur l’organisme entier de l’individu, il n’y avait qu’un pas ; vous pensez bien qu’il fut vite franchi. Les princes de la psychiatrie ont nettement posé le problème : certaines manifestations d’idiosyncrasie, pathologiques, intellectuelles ou même morales, des curiosités et des tendances que nous déclarons « contre nature » ou que nous dénommons des « vices, » ne sont-elles pas les résultantes de cette condition ambiguë ? Au reste, il serait merveilleux, et presque illogique, que ces diverses réactions ne fussent pas une réalité : l’animal humain est doué d’un système nerveux dont la sensibilité exceptionnelle l’exposera plus que nul autre à saisir les multiples incitations de la vie externe ou interne ; l’homme n’est pas le maître de son système nerveux, il en est le serf, au contraire, sinon l’esclave ; il pense avec son organisme, par ordre de ses nerfs, qui sont chargés de la liaison entre ses organes et son intelligence, entre la bête et la tête. J’aimerais invoquer là-dessus la compétence d’un Paul Voivenel ou celle du docte confrère qui publie dans L’Archer les Propos de Campagnou ; je n’ai que celle d’un littérateur, qui n’est pas tout à fait négligeable, car le problème de l’ambiguïté des sexes peut se poser parfois dans les œuvres de l’esprit.

Je ne plaisante pas. Les personnages de sexe incertain sont encore moins rares en littérature, et surtout en poésie, que dans la vie réelle. On peut dire que les poètes sont toujours un peu femmes, ne serait-ce que par moments, et quelques-uns le furent avec fréquence. En une précédente chronique consacrée à des poétesses, j’osais écrire : « Musset ne fut-il pas, dans la littérature romantique, le type de l’androgyne ? » En revanche, l’analyse psychologique de Georges Sand découvre dans son caractère et dans son œuvre des manifestations nettement masculines. Singulier couple, que celui de ces deux amants vénitiens, où l’amoureux est un peu féminin et l’amoureuse quelque peu garçonnière : ce qui d’ailleurs ne les empêche ni l’un ni l’autre de rester, lui un homme, elle une femme ; en cette qualité, elle se montrera, durant toute sa carrière, apte à s’assimiler ce que l’ambiance lui propose, et elle cherchera sa revanche, et la trouvera, dans la hantise d’être un gars, de penser et d’écrire à la façon d’un homme – homme de lettres.

À l’inverse, nous constaterons chez Verlaine des tendances formelles à la féminité. Toute son œuvre, éminemment souple et onduleuse, s’imprègne d’une langueur qui n’a rien de viril. – « De la musique avant toute chose… Pas la couleur, rien que la nuance… Prends l’éloquence et tords-lui son cou. » Ses plus exquises confidences sont des murmures au ton câlin qui se complaisent en leur mièvrerie. Son culte même de la femme, presque libéré de trouble charnel, ressemble beaucoup moins à l’appel du désir qu’à la tendresse d’une solidarité. Son charme si prenant, ses vertus provisoires, si peu durables mais si sincères, et qui toujours le laissent à la merci du moindre vent d’orage, cette sensualité permanente que traversent des éclairs de religiosité, ce catholicisme de harem, cette perversité suave de fille repentie, qui ressemble à l’innocence à force d’être inconsciente et à laquelle il finit par donner le nom imprévu de « sagesse, » tout cet ensemble à la fois lamentable et délicieux par quoi Verlaine a pris et gardera dans notre histoire littéraire une place si personnelle, n’est-ce pas l’attestation flagrante d’un cas de dimorphisme hésitant, d’hermaphrodisme psychique ?
 
 

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(Edmond Haraucourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche de Toulouse, dimanche 17 février 1935)

 
 
 

Nous reproduisons ci-dessous la réponse tapuscrite de Paul Voivenel à l’article d’Edmond Haraucourt. Rappelons que le Docteur Voivenel, neuropsychiatre et écrivain, était rédacteur en chef de la revue L’Archer et auteur des « Propos de Campagnou, » mentionnés dans l’article d’Haraucourt.
 
 
 
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