gourmand
 

À Maurice Renard.

 
 

Quand le jeune prince Zorab monta sur le trône d’Alvousie, il reçut en grande pompe les généraux de son royaume et leur tint ce langage :

« Messieurs, vous êtes les premiers d’entre mes sujets. Ce qui fait la solidarité d’un État, c’est la force de son armée. Veillez à la rendre plus puissante, plus glorieuse et plus redoutable. Vous aurez bien mérité de votre souverain. »

Les généraux se retirèrent, le cœur gonflé d’un orgueil martial. Ils voyaient en rêve, les guerres prochaines, les frontières élargies, l’Alvousie accrue de territoires, de richesses et de soldats. Chacun d’eux supputait déjà les récompenses et les honneurs dont il serait comblé, tant il est vrai que, chez l’homme, la vanité n’est que trop souvent l’aiguillon du devoir.

Le roi manda ensuite les savants. Il en vint de très vieux, bossus et chenus, à dos de mule ou à dos de chameau, des plus lointaines cités du royaume. Le jeune monarque les accueillit avec plus de hauteur et leur dit :

« Messieurs, votre sapience vous range à la suite des généraux. Votre savoir nous est précieux puisque la guerre ne saurait, aujourd’hui, se passer de l’état de la science. Travaillez à perfectionner nos armes : telle est ma volonté. »

Les vieillards se retirèrent un peu désappointés, car le roi ne leur avait pas dévolu la première place. Ils se jurèrent de prendre le pas sur les généraux en travaillant à rendre épouvantables autant qu’impersonnels les moyens de combat. Le plus vieux et le plus voûté des savants, qui était secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, s’écria, sarcastique :

« Nous sommes les cerveaux. Les généraux ne sont que les bras ! À qui donc revient la primauté ? »

Enfin, le jeune monarque convoqua les philosophes. On en comptait une douzaine tout au plus, car la sagesse ne florissait guère au royaume d’Alvousie. Ils étaient morveux, baveux, nerveux et verveux ; quelques-uns, même, d’esprit creux. Ils se chamaillaient si bruyamment en gravissant les degrés du palais que les gardes crurent à une bande de factieux et pointèrent leurs baïonnettes vers leurs poitrines.

« Messieurs, fit le roi Zorab, je ne puis vous assigner proprement aucun rang dans la hiérarchie sociale. Vous êtes des rêveurs plutôt que des gens sérieux. Ne voyez point un reproche trop sévère dans ces paroles : il faut rire après les affaires graves et je vous tiens pour de prodigieux amuseurs. Vous savez dire les choses les plus austères avec les paraboles les plus exquises. Je veux sur-le-champ éprouver votre esprit. Que votre doyen s’avance. »

On vit alors le vénérable Bouranab se détacher du groupe de ses confrères et marcher d’un pas ferme vers les marches du trône.

« Vieillard, reprit le jeune monarque, conte-nous l’histoire merveilleuse des hommes. »

Bouranab se redressa, autant que lui permettait son grand âge, rajusta sa tunique marmiteuse et commença :

« Sire, les hommes étaient nus et barbares. Ils se nourrissaient des racines de la terre et de la chair des animaux contre lesquels ils luttaient au sein des forêts immenses. Ils étaient la proie des bêtes féroces et leur sort était misérable lorsque Jéhovah leur fit don d’une plante précieuse dont ils tirèrent un suc merveilleux, capable à la fois de leur apporter la clé des énigmes et d’améliorer leur sort matériel.

Les hommes, donc louèrent hautement Jéhovah et cultivèrent la Plante. Ils en exprimèrent le Suc qui, versé sur le sol, défricha les landes et fit pousser les moissons. Répandu sur les rochers, il les délita, en rassembla les blocs et fit les cabanes et, plus tard, les maisons, les pont jetés sur les fleuves et jusqu’aux palais des rois. Il fit sortir des entrailles de la terre les minerais et créa les métaux qui servirent à façonner le soc des charrues et le fer des haches que les hommes levèrent contre les bêtes de proie.

Le suc, baignant les roseaux, fit la syrinx par quoi l’homme apprit le chant et le rêve. Du papyrus des bords du Nil, il fit le sublime réceptacle de la pensée. Il transforma en étoffes la laine des brebis, en cuir la peau des rennes et des aurochs. Il fit jaillir du bois la flamme que rêvèrent tous ceux qui lèvent la tête vers le ciel, parce qu’elle réchauffe et répand, dans les ténèbres, les rayons de Jéhovah.

Les hommes avaient découvert, au temps lointain qu’ils habitaient les cavernes, une Bête malfaisante qui, de ses crocs et de ses griffes, faisait œuvre de mort. Ils éprouvèrent qu’en l’abreuvant du précieux Suc, elle gagnait en force et en férocité. Les hommes aiguisèrent ses instincts au dépens de leurs semblables : des millions d’hommes furent, au cours des âges, engloutis par la Bête.

Les hommes, cependant, avaient cultivé la Plante au point qu’elle couvrait la terre entière de floraisons épanouies. Si abondant était le Suc qu’il produisait des merveilles : le monde se parait d’industries prestigieuses et le sort des humains était si beau et si enviable que les dieux de l’Olympe eussent semblé, par comparaison, de piteuses créatures.

Mais, hélas, les hommes avaient continué à nourrir la Bête monstrueuse. Chaque peuple s’appliquait à la conquérir. Tous l’abreuvèrent de Suc en telle profusion qu’elle devint épouvantable et décima des peuples entiers.

Rien, Sire, n’arrête un torrent déchaîné. Voulant gagner la Bête, tous les hommes la servirent au point que tout le Suc de l’univers fut employé à gaver le monstre. Est-il besoin, Sire, que je dépose aux pieds de Votre Majesté le dénouement de cette histoire ? »

Le vénérable Bouranab s’arrêta et, dans ses yeux bridés par l’âge, passa un éclair de ruse. Derrière lui, – il l’avait prévu, – ses collègues piaillaient à l’envi.

« La Bête est devenue formidable et a dévoré tous les hommes ! cria l’un d’eux.

– Non, rétorqua un autre ; la Bête s’est gorgée jusqu’à crever. Et les hommes sont morts d’inanition autour d’elle, après lui avoir jeté en pâture leurs dernières gouttes de Suc ! »

Le roi, à ce moment, partit d’un grand éclat de rire.

« Rhéteurs admirables ! dit-il, il importe fort peu que je choisisse entre ces dénouements. Le résultat n’est-il point le même ? Tous les hommes sont morts par la Bête !… À présent, vieillard, éclaire ton apologie et explique-nous ce que sont cette Plante, ce Suc et cette Bête mangeuse d’hommes. »

Les vieilles joues de Bouranab, ridées et jaunes comme les parchemins des zélés bénédictins du moyen âge, s’empourprèrent de joie et il répondit, prosterné :

« Sire, votre sagesse est grande. Les deux dénouement aboutissent au même désastre. La Plante, c’est l’intelligence ; son Suc n’est autre que la Science. Et dans la Bête, vous aurez reconnu la guerre, qui engloutira un jour toute l’humanité, à moins que les hommes ne préfèrent mourir de misère en concentrant vers elle toutes leurs énergies… »

Les paupières du jeune roi se mouillèrent et il s’écria :

« Vieillard, tu es le premier de mon royaume ! Fais revenir les savants, éclaire-les de tes lumières, défends-leur d’asservir leur science à la guerre ! J’ordonne qu’on t’obéisse ! »

À ce point comblé, Bouranab fit pousser l’olivier sur la terre d’Alvousie. Et comme cette plante est douce et charmante, elle envahit, dit-on, le pays d’alentour et gagna tout l’univers. Ainsi fleurit la paix entre les hommes…

Mais ce récit est fait, hélas, pour les âges futurs…
 
 
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(Henri-Jacques Proumen, « Contes et nouvelles, » in Le Populaire, quotidien du parti socialiste (S. F. I. O.), treizième année, n° 2863, mardi 9 décembre 1930 ; repris dans le n° 3325, mercredi 16 mars 1932 ; illustrations de Marcus Behmer [sous le pseudonyme de Maurice Besnaux], pour la revue de Franz Blei, Der Amethyst, n° 6-7, mai-juin 1906)