dinos2 

Compiègne.

 
 

Je battais la forêt, sac au dos, depuis l’aube. Au détour d’un sentier, le feuillage se déchira tout d’un coup, et les étangs m’apparurent dans une éblouissante vision. La forêt les tenait là enserrés, immobiles. Tout autour, la végétation se pressait haletante, dans une plus large poussée pour boire l’eau féconde et, comme surexcitée, elle étendait ses branches vers cette grande trouée, où l’air passait libre, où tombait le soleil.

Il y eut au bruit de mes pas le sauve-qui-peut d’une alerte ; les poissons gagnèrent le large ; j’entendis couler entre les roseaux les poules d’eau craintives ; et les grenouilles surprises plongèrent avec un grand bruit ; puis… plus rien.. On n’entendit plus rien, que le crépitement des ailes de libellules qui rentraient en chassant ; et, loin, dans les bois, la phrase brève d’un rouge-gorge qui, sans se lasser, répétait sa chanson.

Le jour tombait. Un brouillard d’une gaze impalpable flottait sur les eaux, teinté d’azur pâle, et traînant dans ses plis l’or fluide des rayons réfrangés.
 

*

 

Oh ! les eaux sont troublantes ! De terribles inconnues semblent se dégager de ce milieu tout plein de mystères : c’est là que la vie a pris naissance, que les êtres ont vagi sur la terre pour la première fois. Une vie intense y grouille encore, d’animaux singuliers ; et, je les revoyais, pour les avoir chassés, autrefois, les vers de vase, les larves, les dytiques, les tritons, les bêtes glaireuses et sans forme, les salamandres au corps en deuil, et les poissons, créatures étranges, faites d’armures d’argent, ayant des yeux qui ne ferment pas et des bouches sans voix.

Le crépuscule commençait à descendre. Le vent du soir courait en murmurant, ridant les eaux, courbant les roseaux bruns, m’apportant avec de longs soupirs la tiède haleine des forêts. Les libellules dormaient et le rouge-gorge depuis longtemps avait tu sa chanson.

L’heure était d’un charme suprême.

Je ne sais pourquoi il me vint à l’esprit ces mystérieuses ballades, ces histoires de voix qui vous appellent au fond des eaux.

Je pensais aux Sirènes, à la reine Mab, à Loreley, au roi des Aulnes, aux eaux qui vous tentent et vous tuent…
 

_____

 

Tout à coup les grenouilles se mirent à coasser les notes monotones de leur sardonique nocturne ; on eût dit un chapitre de moines nasillant dans la nuit quelque fantastique office des morts, et des feux follets dansaient dans les roseaux, semblant porter des torches.

Une chouette cria, au loin ; et alors il se fit un grand, bruit, un grand bruit d’eau qu’on trouble, les étangs bouillonnèrent et j’en vis sortir une dégoûtante mêlée de monstres horribles.

C’étaient les espèces formidables endormies, depuis des milliers et des milliers de siècles, dans les entrailles de la terre. Je les vis s’élevant de la vase primitive, étranges, immenses, démesurés, et tous horriblement armés de leurs becs de bronze, de leurs griffes d’acier, de leurs dents menaçantes. Tous monstrueux ! Car c’étaient là les grossières ébauches, par quoi la Nature préludait à ses créations.

Les uns prirent leur vol, lourds et balancés sur leurs ailes bizarres ; d’autres s’en allaient hurlant, la trompe au vent ; d’autres encore bondissaient ou rampaient, tordant dans des enlacements terribles leurs corps écailleux.

Et tout ce monde se dressa devant mes yeux et les volcans allumèrent leurs colères ; et, dans je ne sais quelle buée infernale, sous les forêts gigantesques dont les arbres ont perdu leurs noms, j’entendis hurler les cris de guerre, de fureur ou d’effroi ; et je vis les grands égorgements, dont nul ne sait l’histoire.

L’eau qui montait les engloutit.
 

_____

 

Et la terre était habitée.

C’étaient maintenant des villes, aux clochetons sans nombre, enfermées dans leurs ceintures de pierre. Les cloches et les buccins sonnaient l’effroi aux foules accourues qui, du haut des remparts, montraient de leurs mains affolées, au loin, les grands marais stagnants, où, dans la vase, les derniers survivants des époques disparues cachaient leurs têtes mises à prix.

Et, comme tous se lamentaient, un chevalier bardé de fer se faisait ouvrir les portes, et marchait, béni par les prêtres, au dragon mangeur d’hommes.

Je revoyais les duels horribles, le combat corps à corps dans la fumée et dans le sang, et le monstre râlant, enfin, la mort sous le glaive triomphant.

Et le vainqueur acclamé rentrait au son des cloches dans la ville en liesse.
 

Et maintenant, c’étaient dans les cités, sous de hauts hangars au jour douteux, les mêmes monstres étalant, dans leur rigidité de pierre, leur squelette prodigieux ; et, dans les orbites vides, les yeux n’étaient plus qui virent fumer les volcans et monter les déluges aux premiers jours du monde.

Ossatures puissantes, anatomies inconnues, ruines mélancoliques des cycles effacés, elles étaient là, contemplant de leurs yeux sans regard nos petitesses éphémères.
 

Oh ! il y a là quelque chose qui trouble l’âme, plus encore que la mort : une forme créée a disparu sans retour, le néant l’a reprise ! Cependant, tout être appelé à la vie doit renaître dans sa postérité ou ressusciter à une vie suprême. Et ceux-là sont morts, morts, sans retour; et, sans retour, leurs formes sont à jamais perdues.

Celui qui les tira du néant s’était-il donc trompé ? Pourquoi les déluges les ont-ils repris ?
 

*

 

La nuit était venue. Un garde passa. Je repris le chemin.

De loin en loin, des chiens hurlaient au vagabond qui battait si tard la grand-route.
 
 

_____

 
 

(Frédéric Cousot, in Le Figaro, supplément littéraire, quinzième année, n° 36, samedi 7 septembre 1889)