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Depuis quatre jours la révolution faisait rage dans les rues du Caire. Dès la première nuit, la moitié de la garnison britannique surprise dans la caserne Kitchener par les bandes de Wafad pacha avait été massacrée. Au cri de « Vive l’Égypte libre ! » les étudiants nationalistes avaient mis le siège devant la citadelle. L’Égypte soulevée allait-elle réussir à secouer le joug de l’Angleterre ? Dans l’ensemble, la situation demeurait confuse.

Une scène pénible se déroulait au lycée français.

« Monsieur Esterdzis, disait le proviseur au répétiteur de chimie, un petit Grec triste et voûté, je connaissais vos opinions anarchisantes, mais je ne pensais pas que vous les développeriez devant vos élèves, surtout dans les circonstances actuelles. Sortez, je vous chasse, vous ne faites plus partie du personnel enseignant de mon établissement. »

Boutonnant sa redingote maculée de taches d’acide, Esterdzis sortit. Le panama sur la nuque, il prit le chemin des quartiers en rébellion. Autour de lui, les vendeurs de journaux criaient : « La Home Fleet à Gibraltar ! » Il haussa les épaules et continua jusqu’à la première barricade, devant laquelle il agita son mouchoir. Le feu cessa.

« Qu’on me conduise auprès de Wafad pacha, » dit-il.

Au soir, il fut introduit dans la cave où siégeait le chef de l’insurrection.

« Parle, que me veux-tu ?

– Je t’apporte le moyen de remporter la victoire et d’assurer pour toujours l’indépendance de l’Égypte, » déclara Esterdzis.

Ce disant, il tira de sa redingote un petit flacon bouché à l’émeri et le posa sur la table devant l’état-major révolutionnaire.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Wafad pacha.

– Le Nez-de-Cléopâtre.

– Chien de chrétien ! rugit Wafad en empoignant le maigre cou d’Esterdzis. Je vais faire rentrer dans tes boyaux pourris tes insultes à la gloire passée de l’Égypte.

– C’est une citation, put enfin expliquer Esterdzis. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Erreur profonde, comme tout ce qui est littérature. Plus court le nez de Cléopâtre, la face de la terre n’en aurait pas eu le nez moins long. Moi, j’apporte ici une pierre de mon invention que j’ai nommée le Nez-de-Cléopâtre, mais elle, elle peut changer la face du monde.

– Explique-toi.

– Qu’on me donne un bassin d’eau, » dit Esterdzis.

On apporta une cuvette. Esterdzis déboucha son flacon avec l’aisance d’un vieux chimiste et le maintint avec ostentation au-dessus de l’eau, devant l’assistance silencieuse.

Enfin, il retourna le flacon. Une parcelle de boue grise tomba dans la cuvette. On entendit un chuintement comme en produit la rencontre de l’eau et du feu, une très légère vapeur s’éleva et instantanément toute l’eau fut prise en masse, revêtant l’aspect d’une boue grise spongieuse.

« Qu’est-ce à dire ? fit Wafad pacha.

– Que si je jette, comme je viens de faire ici, dans ce bassin, un peu du Nez-du-Cléopâtre dans la mer Méditerranée, demain cette mer sera prise en masse, transformée en boue grise, solide, et les cuirassés de la Home Fleet pourront toujours essayer d’atteindre la côte de l’Égypte… Ah ! ah ! tu ne ris plus ! ricana Esterdzis en bombant le torse. Quarante ans d’un labeur acharné, quarante ans de veilles pour trouver l’isomorphe solide de l’eau, la plus grande invention de tous les temps, le couronnement de la chimie moderne ! Quarante ans, sans repos, sans récompense, sans gloire, quarante ans d’ombre et d’avanies, mais l’heure est venue où mon nom va devenir célèbre dans les siècles des siècles. Prométhée n’avait inventé que le feu. Moi, je retranche l’eau de l’univers ! Moi, Prométhée au cube, que ces requins d’Europe ont été jusqu’à chasser de la plus modeste des chaires !

– Pars, fit Wafad, un avion te déposera cette nuit à Alexandrie. Jette ta pierre à la mer. Mais mon aide de camp t’accompagne. Si tu as menti, tu recevras sur la plante des pieds autant de coups qu’il en faut pour mourir. »

Esterdzis cura le contenu de la cuvette, l’enveloppa de toile huilée, et sa charge sous le bras suivit l’aide de camp.

À l’aube, les cuirassés de la Home Fleet, en ligne de file, passaient à vingt-neuf nœuds par le travers de Malte. En tête, le cap sur Alexandrie, venait le Vigourous battant pavillon de l’amiral Sir Percival Chaucer.

Dans le soleil matinal, le commandant gravissait les degrés de la passerelle.

« Tout est en ordre ?

– Tout va bien, commandant, » répondit l’officier de quart.

Deux sonneries retentirent à ce moment au poste de timonerie. « Terre par bâbord devant », cria le haut-parleur.

« Déjà la côte ? fit le commandant.

– Impossible ! » jeta le chef de quart en prenant ses jumelles.

Pourtant, une bande grise, presque noire sous les rayons obliques du soleil, s’étendait à l’horizon.

« Mr. Antony, fit l’officier de quart au midship, refaites le point immédiatement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Nous devons être à trois cents milles de la terre. Qu’on alerte la catapulte de l’hydravion de reconnaissance ! »

À l’horizon, la bande grise gagnait rapidement en étendue.

« Ma parole, fit le second lieutenant, l’œil rivé à la lunette, la terre se rapproche. Commandant, je ne comprends plus, cette terre est la forêt de Macbeth, elle grandit d’instant en instant.

– Branle-bas de combat, » ordonna le commandant.

Le monstre d’acier vibra d’appels et de sonneries. Les tourelles pivotèrent, les gueules des canons de douze pouces pointèrent vers le ciel. La masse grise envahissante n’était plus qu’à quelques encablures, un léger sifflement se faisait entendre, et une buée translucide, semblable à celle qui s’élève au-dessus des prés chauffés par le soleil, montait de la frange écumeuse qui dévorait la mer.

« Stop ! cria le commandant. Voulez-vous que nous allions nous éventrer à la côte ? En arrière, toute !

– En arrière, toute ! » répéta le timonier.

Toute la coque du navire vibra et le bouillonnement des hélices couvrit le sifflement de la masse grise. En avant, à droite, à gauche, la frange dévorante passa, laissant derrière elle une masse d’un gris mat. Il semblait que le Vigourous fût soudain entré en cale sèche.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’écria le commandant. En avant, toute ! À trente-trois nœuds !

– En avant, toute, à trente-trois nœuds ! » répéta le timonier.

Le cuirassé fut agité d’un frémissement d’agonie. Une explosion se fit entendre. Des entrailles du navire, la voix du chef mécanicien s’éleva par le tube acoustique :

« Les quatre arbres de couche viennent d’éclater, commandant.

– Communiquez avec les bâtiments de la file, » ordonna le commandant.

« Plus de mer, » répondit le Vivacious. « Plus de mer, » répondit le Velocious. « Plus de mer, » répondit le Victorious. Calés dans la masse grise, tous les bâtiments de la Home Fleet laissaient mélancoliquement fumer leurs cheminées comme autant de cottages perdus dans la campagne.

Éveillé par le bruit, l’amiral sir Percival Chaucer arrivait à son tour sur la passerelle. Le commandant s’avança et d’une voix étranglée :

« Amiral, la Méditerranée a disparu.

– Réellement ? » fit l’amiral.

Il toussa dans le creux de sa main et ordonna :

« Qu’on signale à tous les bâtiments de la flotte : Ordre numéro 144. A partir d’aujourd’hui, huit heures, les équipages ne toucheront plus que la solde à terre. »

Et, tourné vers le commandant, l’amiral ajouta :

« Archie, rassemblez la musique de la flotte, et qu’on joue le God save the King. »
 
 

*

 
 

À Marseille couraient des rumeurs étranges. On disait que, de Grèce, d’Italie, d’Algérie, des dépêches annonçaient une mue inexplicable de la Méditerranée. La Canebière et le Vieux Port grouillaient d’une foule anxieuse. De la Comices à la Croisette, l’embouteillage des autos était indescriptible. On attendait, sans savoir quoi.

L’événement se produisit un peu avant midi. Un léger sifflement monta du large, puis une masse grise, semblable à la coque d’un monstrueux sous-marin, parut émerger des flots bleus. Elle passa sous le pont transbordeur, et, en un clin d’œil, vint affleurer les quais du Vieux Port. Une exclamation de feu d’artifice s’éleva des rangs de la foule un instant stupéfaite. Mais, bientôt, les groupes s’animèrent.

« Va donc voir si ça porte, Ferdinand. »

Ferdinand sauta dans le Vieux Port. Il enfonça rapidement, absorbé par la boue grise comme par des sables mouvants. Le loueur de canots automobiles le rattrapa à temps avec un bout de gaffe.

« Eh bien, vieux frère, dit Ferdinand en se secouant, tu peux toujours essayer d’y aller maintenant, au château d’If.

– Je ne le croirai que quand je l’aurai lu sur le journal, » déclara Mme Pitalugue.

Or, déjà paraissait le Petit Marseillais, édition spéciale :
 
 

RÉVOLUTION DANS L’EMPIRE DES MERS

CATACLYSME SANS PRÉCÉDENT

 
 

« Le trône de Neptune n’est-il pas plus stable que les trônes terrestres, et les dieux deviennent-ils aussi fous que les hommes ? On serait tenté de le croire. La Méditerranée, la mer dont les flots portèrent Ulysse et Énée, la mer des trirèmes, des flottes de Venise et de la compagnie Paquet, la mer de Salamine, de Lépante et de Trafalgar, atteinte d’une épidémie qui se propage plus rapidement que le doryphore sur les pommes de terre ou le phylloxéra sur les vignes, tourne, comme en un jour d’orage, le vulgaire lait d’une quelconque ménagère, et n’offre plus aux yeux des Marseillais qu’une boue visqueuse, désolante aux regards, hostile à la navigation, inconnue à la chimie.

À l’heure où nous mettons sous presse, nous ne connaissons pas encore l’étendue des dégâts, mais nous sommes pleins d’inquiétude sur le sort de notre distingué directeur et ami Marinetti, qui était parti, hier soir, pêcher la rascasse dans les calanques de Sanary. »
 
 

*

 
 

Le même jour, à quatre heures de l’après-midi, le gouverneur de Gibraltar recevait de l’amirauté britannique cet étrange radiogramme : « Par tous les moyens, obstruez le détroit de Gibraltar. » Il convoqua aussitôt les membres du conseil de défense. Pendant ce temps, le Nez-de-Cléopâtre, la pierre d’Esterdzis, gigantesquement développée à la taille du bassin méditerranéen, passait avec l’aisance d’un dauphin entre les colonnes d’Hercule et s’élançait à l’assaut de l’Atlantique. Progressant dans toutes les directions à cent kilomètres à l’heure, elle ne fit qu’une bouchée du golfe de Gascogne. La Bretagne, contournée dans la nuit, Paimpol et sa falaise furent atteints au soleil levant. Vint le tour du Havre, vers midi. Et, tandis que, remontant la Seine, il mettait fin pour toujours aux ambitions de Paris port de mer, le Nez-de-Cléopâtre cernait les îles britanniques, ne faisant bientôt plus de ce nid de cygnes au milieu des eaux qu’une oasis d’horreur dans un désert de mélasse sèche.

Et la vague desséchante avançait toujours, silencieuse et rapide, dans les solitudes de l’Atlantique. Rien ne semblait pouvoir empêcher l’eau de mer d’aller vers la nouvelle forme d’équilibre chimique qui mettait fin à l’agitation perpétuelle de sa vie de fluide. Rien, ni la tempête, ni le typhon, ni l’orage, ni la banquise, ne pouvaient sauver l’eau vivante de la corruption par la pierre d’Esterdzis. On eût dit qu’une immense soif de repos et de paix éternelle se fût emparée du vieil océan dont les lames se figeaient pour jamais dans la forme où elles étaient surprises.

Toute la nuit, les rotatives de la presse Hearst eurent le temps d’imprimer l’article vengeur que lurent les États-Unis à l’heure du « breakfast » :
 
 

LA PESTE LATINE

 
 

« Nous avions déjà la mouche méditerranéenne, le poil noir des fils de Sem, la logique d’Aristote et l’ail infect des côtes de Provence, bref, toute la pourriture que dégageait la Méditerranée croupissant dans ses trois mille ans de pseudo-civilisation, voici qu’elle veut encore faire un nouveau cadeau au Nouveau Monde.

Ce réservoir à purin dégorge présentement une drogue qui semble détruire sans recours le bel empire des mers, rude et tonique berceau de la race anglo-saxonne. La vague dévorante s’avance vers nous à travers l’Atlantique. Elle ne passera pas ! Qu’on barre sans tarder l’embouchure du Mississippi, qu’on barricade le Saint-Laurent et le collier de perles de nos grands lacs ! Que les écluses de Panama soient fermées pour toujours ! Ils n’auront pas le Pacifique ! Le glorieux profil de la Californie sauvée nous consolera de voir la pure joue de la Floride souffletée par la peste latine ! »
 

Rien n’y fit : ni articles ni barrages. Quand le soleil eut fait quatre fois le tour du globe, il ne restait plus, sur toute l’étendue de la planète, que l’eau de la mer Caspienne.

L’U. R. S. S. n’en tira pas longtemps d’orgueil. Parti secrètement de Tempelhoi, l’aviateur fasciste von Fritz laissa tomber dans la Volga un fragment de Nez-de-Cléopâtre, recueilli le matin même à Hambourg. Sous les yeux des bateliers éberlués, la mue mystérieuse s’accomplit, et la Caspienne fut de pierre à son tour.
 
 

*

 
 

En peu de temps, une bouteille d’Évian atteignit le prix d’un tonneau de fine Napoléon.

« Qu’à cela ne tienne, on boira du vin, » déclara le Français philosophe.

Mais d’autres citoyens tenaient à se laver. Or, remontant par les fleuves, l’épidémie atteignit les systèmes du tout-à-l’égout, et tous les lavabos se trouvèrent bientôt bouchés. Il fallut vivre avec sa crasse. Cependant, une à une, fermaient les poissonneries, le canard devenait un mets de roi, et le pape Clément modifiait les commandements de l’Église pour autoriser la chrétienté à ne plus faire maigre le vendredi. Elle ne faisait déjà plus bien gras les autres jours de la semaine.

En effet, l’industrie, particulièrement l’industrie électrique, était frappée à mort : les centrales demeuraient muettes au pied des chutes solidifiées, et, au sommet des monts, les neiges éternelles avaient pris la teinte grise du Nez-de-Cléopâtre. Le métro ne marchait plus ; la T. S. F. déclinait.

Mers et fleuves solidifiés, les transports et, avec eux, le commerce devenaient impossibles. Pour comble de malheur, les poètes, privés avec la mer de caravelles, de flots bleus, de murmure des eaux, de voile blanche qui frémit et qui penche, voyaient le Nez-de-Cléopâtre tarir jusqu’aux sources de la divine poésie. Mercure et Apollon faisaient à la fois défaut à l’humanité !

Ce ne fut pas tout. La nouvelle boue s’évaporait tout autant que l’ancienne eau des mers sous l’action des rayons solaires, et le ciel continuait à rouler comme par le passé les lourdes masses des nuages. Mais les fleuves n’étaient plus là pour ramener à la mer l’eau des pluies. Un gros orage devenait, au contact du sol, une véritable avalanche.

Peu à peu, les campagnes furent menacées d’être enfouies sous une couche de boue chaque jour plus épaisse. On fit appel aux pompiers, à la troupe, aux volontaires nationaux, aux faucons rouges, pour charger des convois qui transportaient, dans les fondrières du sol, les quantités en excès de Nez-de-Cléopâtre. Ce fut en vain. En dépit des efforts humains, la couche de boue s’élevait toujours sur la terre.

Mais ce fut le calcul des probabilités qui porta le coup final à l’avenir de l’humanité.

Le célèbre professeur Zweisteine expliqua, dans un mémoire prophétique : « Tant que l’eau était liquide, elle se rassemblait automatiquement dans les bas-fonds de l’écorce terrestre. Mais, l’eau devenant solide et continuant à être transportée par le système de l’évaporation solaire et des pluies, toute l’eau solidifiée du globe doit, tôt ou tard, se répartir uniformément comme une neige grise sur toute la surface de la planète. Ainsi, les mers se creuseront, les montagnes s’élèveront. Quant à espérer que le travail humain puisse nous délivrer de cette croûte, il n’y faut pas songer. C’est l’énergie solaire qui assure l’équi-répartition de la boue ; c’est l’énergie humaine qui devrait faire le travail inverse. Entre les deux, la lutte est inégale, la seconde n’est pas la dix-millionième partie de la première. »
 
 

*

 
 

Il advint que tout ce qui avait fait la beauté du monde et l’orgueil des hommes fut enfoui sous le Nez-de-Cléopâtre. Réfugié dans une haute caverne du Caucase, un homme regardait tomber la pluie : c’était Esterdzis, le Prométhée au cube, l’apprenti sorcier qui avait détraqué la mécanique des choses. Il n’y avait plus de vautour, plus de gloire, plus rien. Anarchiste impénitent, il ne se dit pas : « J’aurais mieux fait de me tenir tranquille, » mais il se coucha pour mourir.

Il était le dernier homme, la face du monde était changée.
 
 

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(Jacques Spitz, in Marianne, grand hebdomadaire politique et littéraire illustré, sixième année, n° 292, mercredi 25 mai 1938 ; cette nouvelle a été recueillie en volume dans Joyeuses apocalypses, postface de Joseph Altairac, collection « Les Trésors de la SF, » n° 5, Bragelonne, avril 2009)