lathrop
 

Le colonel allemand Langheld, qui fut, il y a quelques années, chargé de commander une station à l’intérieur de la colonie allemande de l’est-africain, raconte dans Die Uebersinnliche Welt un étrange incident où il a été lui-même un des acteurs.

Le seul civil de race blanche qui fût près de lui à ce moment était le fils d’un grand négociant de Hambourg qui faisait un voyage d’études afin de développer le rayon d’action de sa maison. C’était une nature ardente et puissante. Il était devenu l’ami du colonel, et celui-ci, au moment du départ du jeune homme pour le Victoria Nyanza, éprouva comme un fâcheux pressentiment et lui recommanda d’être prudent.

Le jeune voyageur lui répondit :

« Soyez sans crainte ; s’il m’arrive quelque accident, vous le saurez immédiatement. Je vous ferai signe où que vous soyez. »

Deux mois après, pendant une nuit, des pigeons qui se trouvaient dans une cabane au milieu de la cour s’agitèrent, comme s’ils étaient menacés par un animal étranger. Le planton du colonel l’éveilla ; il sortit armé d’un fusil et aperçut comme deux charbons ardents qui brillaient au dessus du pigeonnier.

Il fit feu et vit alors un animal ressemblant à un chimpanzé, avec de longs poils rouge-brun, qui tomba sur le sol, se releva aussitôt et disparut, prompt comme l’éclair, en poussant un cri terrible, derrière la maison.

Un vieux sergent soudanais déclara que c’était un « diable » et que les armes européennes étaient impuissantes contre lui. Il ajouta que l’apparition de cet être fantastique annonçait toujours la mort violente d’un Européen, et que, pour sa part, c’était la troisième fois qu’il le voyait.

Le colonel fit faire des recherches qui ne révélèrent aucune trace de sang, bien que le coup de fusil ait été tiré à quatre mètres à peine. Le chien du colonel s’était caché, grelottant de terreur, et rien ne put le décider à passer le coin de la maison par où le monstre s’était enfui.

Un peu plus tard, dans la même nuit, le colonel, que cet étrange incident avait tenu éveillé, entendit des pas légers sous la véranda où il prenait habituellement ses repas. En même temps, lui parvint un bruit de vaisselle et de verres remués sur une table. Il se leva pour voir qui était là, et fut surpris d’apercevoir un Européen assis à sa table sur laquelle était dressé le couvert comme pour un repas.

L’Européen ayant relevé la tête, sa figure apparut dans la clarté de la pleine lune, et il reconnut son ami, le jeune négociant de Hambourg ; ses yeux étaient enfoncés, ses joues creuses, il paraissait souffrir. Le colonel sentit une impression de froid glacial ; puis, se remettant, il s’apprêtait à parler, quand brusquement l’apparition s’évanouit, et la table apparut nue et sans aucune vaisselle, comme c’était le cas après chaque repas. Il prit une lumière et revint, mais ne trouva rien de suspect.

Six semaines après, il apprit que le jour même où ces phénomènes se passaient à sa station, son jeune ami s’était égaré pendant une chasse, et avait été à moitié dévoré par des fauves. Quand ses restes furent retrouvés, le malheureux ne put être reconnu que par un portrait que le colonel lui avait donné.
 

H. R.

 
 

_____

 
 

(in L’Écho du merveilleux, revue bi-mensuelle, neuvième année, n° 204, 1er juillet 1905 ; illustration de Dorothy Lathrop pour The Three Mulla-Mulgars de Walter de La Mare, 1919)