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Fac-similé d’une planche du Tombeau des délices du monde, 1630

 
 

Au temps de Louis XIV, vivait un certain écrivailleur nommé Jean Puget de la Serre, qui d’abord ecclésiastique, puis défroqué et marié, inonda le monde littéraire des produits de sa plume. Le clan des réformateurs du goût le prit maintes fois, cela va sans dire, comme sujet de satire. Dans la fameuse parodie d’une scène du Cid intitulée Chapelain décoiffé, que Boileau et ses amis rimèrent un jour le verre à la main, c’est ce même La Serre qui se trouve mis en antagonisme avec Chapelain, comme dans la pièce de Corneille le père de Rodrigue et le père de Chimène, et c’est lui qui, après une altercation analogue sur l’obtention des faveurs royales, manifeste sa fureur en arrachant au vieux poète, sa perruque – qui n’a plus de cheveux.

Ce La Serre – arrivé, ma foi, aux fonctions grassement pensionnées d’historiographe de France – avait, assure-t-on, conscience de sa valeur. Il se vantait ordinairement d’un avantage inconnu aux autres écrivains. « J’ai su, disait-il, tirer de l’argent de mes ouvrages, si mauvais qu’ils puissent être, tandis que les autres meurent de faim avec d’excellentes productions. »

Tout sujet lui était bon, pourvu qu’on le payât bien pour le traiter. Ce fut ainsi qu’un jour, prenant le ton du plus austère moraliste chrétien, il écrivit pour un libraire de Bruxelles un livre ascétique, intitulé le Tombeau des délices du monde, dont il fut fait une magnifique édition, avec estampes dessinées et gravées par les meilleurs artistes du temps. Dans l’une de ces estampes, que nous reproduisons, la scène principale, quoique figurée en costumes du XVIIe siècle, est censée représenter un festin chez les anciens Égyptiens, qui « avaient cette louable coutume de faire servir dans leurs banquets un squelette, où l’on voyait les vers acharnés au reste de la proie… portrait animé de notre condition périssable, de sorte que cet objet effroyable prêchait la continence aux plus dissolus… lesquels, voyant le mangeant mangé, en pouvaient retirer de salutaires réflexions… D’ailleurs, dans les plus superbes festins l’on ne se repaît d’ordinaire, comme nouveaux anthropophages, que de la plus pure substance de son prochain, voire de soi-même. » Il est évident que, par là, le prétentieux auteur entendait faire allusion au tort moral qui, chrétiennement parlant, résulte pour le prochain et pour les convives eux-mêmes des propos ordinairement échangés au cours des festins.

En s’exprimant ainsi au figuré, il ne croyait certes pas si bien dire au positif ; car la métaphore, dont il tâchait de faire un terrifiant argument contre la dangereuse vanité des jouissances mondaines, est devenue aujourd’hui un véritable axiome scientifique – qui, à ce titre même, ne peut manquer de nous inspirer de très humbles réflexions sur notre prétendue importance ici-bas.
 
 

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Autre temps, autre argumentation. Oui, mesdames, oui, messieurs, ne vous en déplaise, nous sommes tous – vous entendez bien, tous – anthropophages, c’est-à-dire mangeant de l’homme, voire autophages, c’est-à-dire nous mangeant nous-mêmes. Pour que nous en cherchions ensemble la preuve, permettez-moi de rappeler tout d’abord un fait assez curieux dont nous tirerons ensuite les déductions.

Avant qu’on eût découvert le moyen d’extraire, des résidus de la distillation des houilles, presque toutes les couleurs employées à teindre les fils et les étoffes, on cultivait beaucoup une petite plante scientifiquement nommée rubia (la rouge), parce que sa racine contient un principe tinctorial rouge, et dont le nom vulgaire, garance, est devenu populaire, comme servant à teindre les draps dont on fait les pantalons de militaires.

Dans les pays où cette culture était pratiquée en grand, l’on avait de longue date remarqué, en mangeant des moutons qui avaient brouté dans les champs de garance, que les os de ces animaux étaient colorés en rouge.

Cette circonstance suggéra l’idée d’une expérience spéciale à des savants, qui avaient de plausibles raisons pour vouloir la faire.

Ayant mis des moutons adultes au régime de la garance pendant quelque temps, ils les en privèrent rigoureusement ensuite ; puis, après une certaine période, leur en donnèrent de nouveau, et ainsi à diverses reprises. Quand on tua l’un de ces moutons, on constata que la substance de ses os, au lieu d’être entièrement colorée en rouge comme elle semblait devoir l’être, présentait une succession de zones colorées ou blanches correspondant au nombre de périodes d’alimentation de l’animal, avec ou sans garance.

Au bout d’un certain temps, avec privation de garance, mise à mort d’un autre mouton, dans les os duquel on trouva les zones colorées plus éloignées du centre que dans ceux du premier. Après une autre période, examen des os d’un troisième mouton, où l’éloignement central des zones colorées est encore plus sensible. Et ainsi par périodes successives jusqu’à ce que toute coloration ait disparu… Alors, retour des moutons restants à l’alimentation par la garance, et alors constatation sur les os d’une nouvelle zone de coloration dans les couches les plus internes.

Que conclure de là, sinon que chez les animaux appartenant au groupe dont l’espèce humaine fait partie, la substance du système osseux, loin de garder de façon permanente, une fois formée, son identité primitive, est au contraire soumise à un mouvement incessant de renouvellement général, agissant du centre à la surface – ce qui implique naturellement, forcément, l’idée d’élimination, de déperdition des anciens éléments constitutifs du système ?
 
 

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Or, si cette expérience ravit d’aise les savants qui la firent, c’est qu’elle venait confirmer de la façon la plus significative une théorie qu’ils avaient, au préalable, basée sur un ensemble d’observations et d’hypothèses, et que d’ailleurs ils n’appliquaient pas seulement au système osseux, mais qu’ils étendaient à tous les organes, à toutes les parties du corps.

Et comme, depuis cette mémorable démonstration par la coloration des os, l’étude minutieuse et prolongée de cette originale question a été l’objet de travaux remarquables, l’on peut aujourd’hui donner comme propositions indiscutables les divers faits se rapportant à la rénovation constante de tout ce qui constitue notre individu.

Il y a une trentaine d’années qu’un savant physiologiste anglais, M. F. Johnston, membre de la Société royale de Londres, dans une très curieuse étude intitulée La Chimie de la vie commune, traduite en partie par la Revue Britannique, formulait ainsi ces affirmations, qui semblent être, dans le domaine des choses positives, comme un fidèle écho des métaphores alambiquées du vieil écrivain français, et comme une légende technique de la scène macabre que nous reproduisons d’après son livre.

« Manger est l’opération par laquelle la plus noble des créatures terrestres se répare constamment. Tous nos membres, tous nos organes ont été ramassés sur nos assiettes. Nous ayons été certainement servis sur la table, mainte et mainte fois. Chaque individu est littéralement une masse de viandes revivifiées. C’est un résumé d’innombrables mets ; et chacun de nous a dîné, soupé de sa propre chair, et, quelque paradoxal que cela paraisse, chacun de nous, pour peu qu’il compte une certaine somme d’ans, a dû s’avaler plusieurs fois par son propre gosier. »

Comment il a pu se faire que nous puissions être en même temps mangeurs et mangés ?

C’est ce que nous déduirons tout à l’heure des faits avérés que le savant enregistre.

« Il y a vraiment, dit-il, peu de prodiges aussi merveilleux que les changements qui se passent perpétuellement dans le corps humain. Il tend constamment à la dissolution ; chaque minute, chaque seconde voit mourir quelques-unes de ses parties. L’édifice tout entier est détruit probablement dans un petit nombre de semaines, et certainement dans un petit nombre d’années. Dans le cours d’une vie plus ou moins longue, chaque individu use plusieurs séries de corps, comme il use plusieurs séries de vêtements. »

On cite souvent le couteau de Jeannot ; mais qu’est-ce que ces lames et manches successifs en regard des successions dont il s’agit ici ?

Les enveloppes que nous avons habitées ont pu porter le même nom et revêtir le même aspect extérieur – qui toutefois varie avec les âges – mais, considérés au point de vue anatomique, nos corps actuels ne ressemblent pas plus aux corps de nos jeunes ans, que nous ne ressemblons à nos ancêtres des siècles oubliés. Par quelle subtile opération mécanique notre nourriture est-elle, en quelque sorte, si habilement déposée sur un certain moule intérieur et invisible, qu’elle arrive à reproduire une individualité donnée avec toutes les particularités qui lui sont propres ? C’est là un mystère que la science n’approfondira peut-être jamais.

Les maisons de chair que nous habitons sont pour ainsi dire démolies pierre à pierre, et rebâties aussi vite au fur et à mesure de leur destruction ; tout leur mobilier est en même temps enlevé et remplacé pièce à pièce. L’édifice entier est renouvelé totalement dans le cours d’une année peut-être ; et cependant il est impossible à l’œil de suivre l’opération, ou de découvrir le moindre changement organique dans l’architecture de la construction. Bien que les ouvriers soient toujours à l’œuvre, leur travail s’exécute sans qu’on s’en doute ; et nous sommes aussi étrangers à la séparation de chaque molécule qu’à son remplacement par des molécules nouvelles.

Les maçons et les charpentiers ne se reposent jamais une heure ; et nous n’entendons ni le choc du marteau ni le grincement des scies.

« Quelque chose de plus étrange encore, c’est que les organes même, qui sont maintenus dans un constant état d’activité, se renouvellent silencieusement, sans interrompre un seul instant leurs fonctions. Le cœur se reproduit par la nourriture que nous absorbons sans perdre un seul de ses battements, sans répandre une seule goutte du sang qu’il distille. L’œil s’en va morceau par morceau, et de nouvelles vitres viennent regarnir les fenêtres de la vision, sans que notre vue en ait été troublée un seul jour. De nouveaux estomacs se succèdent dans nos poitrines sans qu’il nous faille clore l’ouverture de l’appareil alimentaire et nous abstenir de digérer jusqu’à ce que l’appareil soit replacé, réparé convenablement.

Penser qu’une maison puisse ainsi succéder au même endroit à une autre maison, de la même forme et avec le même mobilier, est aussi étrange assurément que d’imaginer la cathédrale de Saint-Paul renouvelée, rebâtie tous les ans de fond en en comble sans attirer l’attention, et ses orgues, son horloge, ses cloches, remises à neuf sans avoir cessé de jouer, de marcher, de sonner… »
 
 

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Voilà la multiple opération de réédification très bien indiquée dans ses principaux détails – indiquée, dis-je, mais non expliquée ; car qui nous expliquera jamais le phénomène initial de la vie, qui nous dira par exemple comment germe le grain de blé, comment se transforme en poussin le germe de l’œuf, comment se découpe la feuille, et se peint la fleur ? – Et si nous concevons jusqu’à un certain point le remplacement, la substitution des matériaux apportés jour à jour par la voie des aliments, beaucoup moins lucide est pour nous la disparition de ceux qui font place aux nouveaux… Où sont, où se tiennent, comment s’éliminent ces substances que nous pourrions appeler les gravats de notre permanente démolition ?

Que, par exemple, un os se reconstitue par sa partie centrale en poussant à sa surface ses vieux éléments. Soit ; mais, la surface normale atteinte, par quel artifice disparaît, se disperse cette substance mise hors d’usage ?…

N’oublions pas, je vous prie, que le terme de molécule a été prononcé ; que c’est là travail essentiellement moléculaire et plus généralement par transformation gazeuse ou liquide – double forme du même état. N’oublions pas que les principaux matériaux constitutifs de notre corps sont particulièrement ramenables à ces formes élémentaires… Et c’est en l’admettant ainsi que nous nous expliquons le retour des parties de nous-mêmes en nous-mêmes, par reconstitution en d’autres êtres, en d’autres corps alimentaires, qui reviennent se faire absorber par nous. N’oublions pas– pour nous faciliter la compréhension de la dissémination des molécules hors d’usage, réformées, qui s’en vont, sans que nous nous en apercevions, au réservoir commun des éléments vitaux, reconstitutifs, – que chez nous la principale substance, au point de vue de la quantité, n’est autre que de l’eau. Si nous pesons, par exemple, soixante-quinze kilos, ne soyons pas trop surpris d’apprendre que les quatre cinquièmes de la masse de notre corps sont d’une nature absolument identique au liquide que nous versent les nuages, ou que nous puisons aux fontaines ; et que dans les quinze kilos de matière sèche qui resteraient de nous après dessiccation absolue, la majeure partie a encore pour élément des gaz, qui, pour être à l’état de combinaison avec d’autres éléments, ne sont pas moins volatilisables sous l’influence de telles ou telles conditions chimiques ou physiques.
 
 

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Si donc nous voulons nous rendre compte de la disparition du vieux nous-mêmes, qui à chaque instant se démolit pour se reconstruire, disons, et nous serons dans la vérité, qu’il se vaporise et se volatilise.

Quand nous faisons du feu dans une cheminée, que faisons-nous, sinon procéder à une opération chimique ?

Eh bien ! voyez le peu qui reste dans l’âtre quand nous avons brûlé des milliers de kilos de bois. Vienne ensuite un chimiste, qui traitera ce résidu pour en répartir les éléments véritables. À combien tout cela sera-t-il réduit ?

Et où trouver, je vous le demande, un laboratoire plus actif, plus parfait que celui qui, sans personnel visible, fonctionne en nous-mêmes ?

Ainsi, me semble-t-il, se trouve expliqué, autant que notre entendement peut le concevoir, le mécanisme du grand, du singulier phénomène de destruction et de réparation constantes de la maison de chair servant de logis à ce que nous appelons âme.

Or, étant donné les permanentes vicissitudes de cette demeure, nous semblera-t-il normal qu’il n’en revienne rien à l’habitante, passant par étapes insensibles du logis de l’enfant au logis du vieillard ?

Cherchons la réponse…
 
 

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(Louis Balthazard, in Le Musée des familles, lectures du soir, soixante-deuxième année, tome 74, n° 10, 1er mars 1895)