VIOLÉ
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« Parfaitement, répéta le grand Paul, parfaitement ! Oui, moi, tel que tu me vois, j’ai été violé. Et violé par !… Mais, si je te disais tout de suite par qui, cela ne ferait pas un conte, n’est-ce pas ? Et puisque c’est un conte que tu veux, je vais donc te le conter de fil en aiguille et commencer par le commencement.
Je chassais depuis une semaine au cœur du pays breton, dans les landes qui avoisinent la montagne noire. Désolé, sauvage et giboyeux ! On marche des heures sans rencontrer un être humain ; et, quand on en rencontre, c’est le même prix que si l’on en rencontrait pas, vu que les gens ignorent absolument le français. Le soir, dans les auberges, pour manger et coucher, je devais jouer des pantomimes.
Étant alors, d’ailleurs, en humeur mélancolique, cette solitude me ravissait. La compagnie de mon chien m’était largement suffisante.
Aussi tu peux juger de mon agacement quand, un matin, je m’aperçus que j’étais suivi, positivement suivi, par un chasseur qui semblait vouloir lier conversation avec moi. Déjà, la veille, j’avais remarqué sa présence, m’obstruant l’horizon à plusieurs reprises. J’avais, alors, attribué la chose aux hasards de la chasse, qui nous ramenait tous deux dans les mêmes remises à gibier. Mais aujourd’hui, plus d’illusion à me faire ! Le quidam s’acharnait ostensiblement sur ma piste, allongeait de son mieux son petit compas pour se maintenir à l’allure de mes grandes guiboles, prenait des raccourcis afin de me rattraper au demi-cercle.
Comme il y mettait de l’entêtement, j’en mis aussi, cela va sans dire, et notre journée de chasse se passa toute entière, pour lui à essayer de m’attraper, pour moi à le fuir. Nous avions l’air de jouer à cache-cache.
Conclusion : quand le soir vint, j’étais complètement perdu dans l’endroit le plus désert de la lande. Pas une bicoque en vue, pas même un clocher au lointain ! Pour seul point de repère, là-bas, à un demi-kilomètre, l’ironique silhouette de mon sacré bonhomme.
Pas à dire, il avait gagné la partie ! Il n’y avait qu’à faire contre fortune bon cœur, à me laisser rejoindre, ou plutôt à le rejoindre moi-même, lâchernent, si je ne voulais pas coucher à la belle étoile et le ventre creux. C’est donc ce que je fis, en l’abordant, au reste, d’un air grognon pour lui demander mon chemin.
Il me répondit d’un ton très affable qu’il n’existait point d’auberge aux environs, que le hameau le plus proche était à cinq lieues, mais que, pour arriver chez lui, il fallait au plus une heure de marche et qu’il s’estimait trop heureux de pouvoir m’y offrir l’hospitalité.
J’étais rompu. Comment dire non ? Et nous voilà partis à travers les ajoncs et les bruyères ; moi, ralentissant le pas par lassitude ; lui, toujours tricotant allègrement avec ses jambes de basset qui semblaient infatigables.
Un vieux, pourtant, et gringalet, pas du tout taillé en force, et que j’aurais renversé en soufflant dessus. Mais comme il marchait, l’animal !
Compagnon peu gênant, d’ailleurs, à l’encontre de ce que je m’étais figuré. Lier conversation avec moi, comme je l’avais craint, il n’avait pas l’air d’y tenir le moins du monde. Son invitation faite, mon bref remerciement accepté, il n’avait pas ouvert la bouche. Nous allions silencieux.
Seul, son regard continuait à me persécuter un peu. Je le sentais peser sur moi, entrer en moi, comme s’il voulait forcer l’intimité que refusaient mes lèvres closes. Mais, tout compte fait, ce regard tenace, que j’observais d’un coup d’œil à la dérobée, me paraissait sympathique, même admiratif. Oui, en vérité, admiratif !
Ah ! moi, par exemple, je ne pouvais pas lui rendre la monnaie de sa pièce. Il n’était pas joli, joli, le pèlerin ! Court sur ses pattes et plutôt cagneux. Le buste étroit, maigriot. Une face parcheminée, ravinée, ridée, en pomme cuite, sans un poil de barbe pour en dissimuler les plis peaussus. Une chevelure de vieux frère ignorantin, aux mèches grises traînant sur le collet graisseux. Un nez de fouine. Des yeux de rat.
Enfin, puisqu’il m’offrait la pâtée et la niche, n’est-ce pas ? Il n’avait pas besoin, pour cela, d’être beau.
Pâtée sérieuse, au surplus, et niche confortable ! Un manoir, ma foi, un vrai manoir d’autrefois, très chic ; et, dans la salle à manger, devant la grande cheminée flambante, un dîner, je ne te dis que ça ! Un hochepot, à la mode d’autrefois aussi, cuisant depuis le matin sans doute! Des salmis de bécasses, que les anges en auraient pris les armes ! Des tartelettes de sarrasin dans de la crème aromatisée d’anis ! Un fromage, chose rare et introuvable en Bretagne, un fromage à dévorer un pain de quatre livres rien qu’à en flairer la peau ! Et le tout arrosé de vieux chambertin authentique, puis d’une eau-de-vie de cidre à croire qu’on avalait le bon Dieu en culotte de velours. Sans oublier les cigares, Havanes purs importés en contrebande, énormes, forts, nullement desséchés, mais au contraire encore frais, à la fumée dense et soûlante.
Et ce qu’il bâfrait, le petit vieux, et ce qu’il ingurgitait, et ce qu’il pétunait ! Un ogre, un chantre, un sapeur !
Moi de même, il faut l’avouer.
Aussi, tout ce que nous avons pu dire, en gargantuant, je ne m’en souviens fichtre plus ! Nous avons causé, pourtant, certes ! Mais de quoi ? De chasse sans doute. De femmes itou, probablement.
Dame ! entre hommes, après boire ! Oui, oui, de femmes, j’en suis sûr. Et il en lâchait de raides, le petit vieux ! Notamment à propos d’un portrait, juché au-dessus de la grande cheminée, et qui représentait son aïeule, une marquise de l’ancien régime. En voilà une qui avait fait ses farces ! À soixante-dix ans, paraît-il, elle avait encore la cuisse gaie !
« C’est extraordinaire, fis-je, comme vous ressemblez à ce portrait.
– Oui, » répondit le petit vieux, en souriant.
Et, de sa voix chevrotante, aigrelette, il ajouta :
« Je lui ressemble en tout, à ma grand’mère. Je n’ai que la soixantaine : mais je me sens pour dix bonnes années encore le feu au derrière. »
Puis, soudain, très attendri, me considérant avec son regard admiratif de tantôt, il dit au portrait :
« Hein ! marquise, quel dommage que vous ne l’ayez pas connu, ce beau garçon-là ! »
Ce bout de notre conversation, cette apostrophe, ce regard, cela, je me le rappelai fort bien, quand, une heure plus tard, à peu près ivre, je me couchai dans la chambre blanc et or où m’avait conduit un grand valet de large carrure qui me souhaita bonne nuit en breton.
Bonne nuit, soit ! Mais il fallait pouvoir dormir, et je ne pouvais pas. Le chambertin, l’eau-de-vie de cidre, les cigares, m’avaient bien soûlé, non toutefois jusqu’au point où l’on s’affale assommé comme une bête. Au contraire, j’étais agité, les nerfs à fleur de peau, le sang battant la charge, dans un demi-sommeil où je me sentais très vivant, tout l’être en vibration et en expansion comme si j’avais pris du haschisch.
Allons ! Bon ! Évidemment c’est cela, je rêve tout éveillé. Voilà que je vois, oui, je vois la porte s’ouvrir, et apparaître la marquise descendue de son cadre. Elle a quitté sa robe à falbalas. Elle est en chemise de nuit. Sa haute coiffure a fait place à un simple nœud de ruban qui tient ses cheveux poudrés en un petit chignon mignon. Mais, à la lueur tremblante du bougeoir qu’elle porte, je la reconnais bien, elle ! C’est son minois aux yeux perçants, au nez pointu, à la bouche sensuelle et souriante. Elle me semble moins jeune que sur son portrait. Bah ! Peut-être ! Savoir si cela ne vient pas de la clarté falote qui danse ! Puis, je n’ai pas le temps de me rendre compte, ni de réfléchir à l’étrangeté de cette vision, ni seulement de discuter avec moi-même et de me dire :
« Suis-je soûl perdu, ou bien est-ce un revenant ? »
Non, je n’ai pas le temps, vrai ! car la bougie a été brusquement soufflée, et la marquise est dans mon lit et m’enlace.
Une idée fixe, la seule que j’aie, me hante : c’est que la marquise avait encore, à soixante-dix ans, la cuisse gaie. Et je me moque un peu qu’elle les ait, les soixante-dix ans, et qu’elle soit ou non un fantôme !
Je ne pense qu’à ceci :
« L’a-t-elle réellement, la cuisse gaie ? »
Ah ! mâtin, oui ! Et plus que gaie ! Folle ! Enragée ! Endiablée ! Elle ne dit rien. Elle agit. Ah ! marquise ! marquise !
Et tout à coup, malgré moi, pour me convaincre que je ne suis pas en plein fantastique, je m’écrie :
« Mais, nom de Dieu ! pourtant, je ne rêve pas.
– Non, non, tu ne rêves pas, » me répond une bouche qui cherche à se poser sur la mienne.
Horreur ! cette bouche pue le cigare et l’eau-de-vie ! Cette voix est celle du petit vieux !
D’un bond, je l’envoie rouler par terre et je saute en bas du lit, en gueulant :
« Cochon ! Bougre de cochon ! »
J’entends claquer la porte, et derrière, dans l’escalier, clapoter des pieds nus qui se sauvent.
À tâtons, je m’habille, puis je descends, toujours gueulant.
En bas, dans le vestibule où pointait le petit jour, se tenait le grand valet à large carrure. Il avait au poing une trique énorme. En breton il gueulait aussi, et du doigt me montrait la porte ouverte, devant laquelle m’attendait mon chien.
Quoi dire au sauvage qui ne parlait pas français ? Fallait-il affronter sa trique ? Pourquoi ? Puis j’étais plus honteux encore que furieux. Vivement je ramassai mon fusil et mon carnier, posés dehors sur les marches, et je pris la fuite sans me retourner.
Dégoûté de la chasse dans ce pays, je rentrai à Brest le jour même, où timidement, avec d’infinies précautions, je tachai de me procurer quelques renseignements sur le personnage qui…
« Ah ! oui, je sais, me dit enfin un des questionnés, vous parlez du manoir de Kervénidozec, où habite la vieille comtesse qui s’habille en homme et qui couche avec son cocher. »
Et c’est avec un profond soupir de soulagement que je répondis, au grand ahurissement de mon interlocuteur :
« Ah ! tant mieux ! »
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(Jean Richepin, in Gil Blas, onzième année, n° 3675, mardi 10 décembre 1889 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, n° 419, 18 septembre 1890, et en volume dans Cauchemars, Paris : « Bibliothèque-Charpentier, » G. Charpentier & E. Fasquelle, 1892. Francisco de Goya, « Dos viejos comiendo sopa » [Deux vieillards mangeant de la soupe], 1819-23)
L’OCTOGÉNAIRE
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Cette nuit-là, mon ami Gallouëdec et moi, nous étions abominablement ivres. Gallouëdec était Breton ; nous nous trouvions à Londres pour la première fois, un samedi soir de décembre ; il faisait un brouillard lugubre et glacial ; mais, à vrai dire, nous n’en ressentions aucun malaise. Tout au contraire, nous nagions dans une très douce béatitude. Nous ne parlions pas : à quoi bon ? Nous lisions si facilement dans les yeux l’un de l’autre toutes nos pensées ! Et toutes nos pensées consistaient en l’unique et suave conscience de ne penser absolument à rien.
Ce n’était pas, cependant, pour arriver à cet état de délicieux néant intellectuel, que nous nous étions mis en campagne à travers le Whitechapel mystérieux. Nous étions entrés dans la première taverne avec la ferme intention d’y faire des études de mœurs, en curieux, en artistes, en philosophes. Mais, dès la seconde, nous étions devenus, nous-mêmes, pareils aux objets de notre étude, c’est-à-dire des éponges imbibées d’alcool.
Aussi, depuis longtemps déjà, bonsoir les études de mœurs ! Elles se réduisaient maintenant à ces deux seules impressions : des zigzags dans les ténèbres extérieures et un coup de poing de lumière devant le comptoir des tavernes. Quant à l’ingurgitation des brandies, whiskies et gins, elle se faisait machinalement, et à peine si l’estomac lui-même s’en apercevait.
Brusquement, nous fûmes arrachés à notre somnolence limbique, réveillés comme par un heurt en pleine poitrine, forcés impérieusement à fixer notre attention. C’était à la porte ouverte d’une taverne. Au milieu de l’opaque brouillard, un jet de clarté fusait par cette porte dans la rue, et l’illumination brutale frappait en plein sur le spectre qui venait de surgir là, immobile et muet.
Un spectre, en vérité, un lamentable et effroyable spectre, et qu’on ne pouvait pas, celui-là, confondre avec les autres, tellement il était plus lamentable et plus effroyable, et surtout plus réel, se détachant ainsi en vigueur sur le fond noir de la rue qu’il rendait plus noire derrière lui !
Jeune, oui, à coup sûr, cette femme était jeune. Comment en douter, devant cette peau sans rides, cette bouche souriante qui laissait voir des dents enfantines, cette gorge ferme devinée sans peine sous le tissu si mince du tartan ?
– Mais, alors, comment expliquer cette chevelure toute blanche, non pas grise ni grisonnante, absolument blanche, d’une blancheur d’octogénaire ?
Et ces yeux aussi, ces yeux sous un front sans rides, ces yeux près de cette bouche aux dents enfantines, n’était-ce donc pas des yeux de vieille ? Oh ! certes, certes, et d’une vieille combien vieille !
Car il avait fallu des années, de douloureuses années, et des larmes, et des veilles, et toute une très longue existence, pour ternir de la sorte, pour effacer, pour user, pour dépolir ces vitreuses prunelles.
Vitreuses ? Non, pas même. Car le verre dépoli garde encore un éclat trouble et laiteux, comme un souvenir de transparence. Mais ses yeux, à elle, semblaient plutôt avoir été en métal, en un métal désormais rouillé. Positivement, si l’étain se rouillait, je les comparerais volontiers à de l’étain sous de la rouille. Ils avaient de l’étain la pâleur morte, et, en même temps, ils émettaient un regard couleur d’eau rousse.
C’est, d’ailleurs, par un travail d’analyse rétrospective que je tentai plus tard de les définir ainsi approximativement. Alors, tout à fait incapable d’un tel effort, je pus constater seulement l’idée d’extrême décrépitude, d’épouvantable vieillesse, qu’ils évoquèrent en mon imagination.
Ai-je dit qu’ils étaient enchâssés dans des paupières très peaussues et complètement dépourvues de cils ? Ai-je dit aussi que, sur son front sans rides, il n’y avait pas non plus trace de sourcils ? Cela connu, et avec leur regard éteint, et sous cette blanche chevelure d’octogénaire, il ne faut pas s’étonner si Gallouëdec et moi, nous nous prîmes à murmurer devant cette femme évidemment jeune :
« Ah ! la pauvre, pauvre vieille ! »
Son grand âge, au surplus était encore accentué par l’atroce misère que révélait son costume. Mieux vêtue, peut-être sa tournure de jeunesse nous eût-elle frappés davantage. Mais son mince tartan, drapé à même sur la chemise, son unique jupe toute trouée, en haillons flottants, effilochée sur ses pieds nus, son chapeau de paille aux plumes sans barbes et aux rubans sans couleur déterminable, tout cela semblait si antique, si prodigieusement mathusalémien !
De quelle époque lointaine, abolie, surannée, venaient ces frusques ? On n’osait le supposer. Et, par une association d’idées toute naturelle, on attribuait à la malheureuse la vétusté de ses habits. Par on, j’entends Gallouëdec et moi, c’est-à-dire des gens abominablement ivres, et raisonnant avec la logique spéciale à l’ivresse.
C’est aussi dans l’attendrissement de l’alcool que nous considérions le vague sourire de cette bouche aux dents enfantines, sans nous arrêter à réfléchir sur la fraîcheur de ces quenottes, et ne voyant que la tristesse de ce sourire figé, presque idiot. À le contempler tel, il ne faisait plus contraste avec la morte expression des regards, mais la corroborait, au contraire. Lui-même, malgré les dents enfantines, il n’était qu’un sourire de vieille, pour nos imaginations tournées de la sorte. Quant à moi, je me délectais réellement dans la pensée d’être très perspicace en supposant que cette aïeule, aux lèvres si blêmes, possédait un râtelier de fillette. Toujours grâce à l’attendrissement alcoolique, je ne lui en voulais point de cet artifice. Je le trouvais même singulièrement louable, puisqu’en somme la misérable créature exerçait ainsi en toute conscience son métier, qui était de nous séduire. Car, il n’y avait pas le moindre doute à conserver là-dessus, cette grand’mère était bel et bien une prostituée.
Oh ! soûle, par exemple, sinistrement soûle, plus soûle encore que nous n’étions soûls, Gallouëdec et moi. Et cela nous inspira encore plus de pitié, de douce et absolue pitié, qu’elle fût plus à fond d’ivresse que nous n’étions nous-mêmes. Sans nous concerter, d’un identique mouvement spontané chez tous deux, nous la prîmes chacun par un bras pour la faire entrer avec nous dans la taverne.
À notre grand étonnement, elle résista, se rejeta en arrière, et du coup se retrouva dans l’ombre, hors du jet de clarté qui fusait par la porte. En même temps, elle se mit à marcher dans cette ombre, nous entraînant, car elle s’était cramponnée à nos bras. Nous suivions, sans rien dire, ni savoir où nous allions, ni en être le moins du monde inquiets. Seulement, comme tout à coup, en marchant, elle creva de sanglots, Gallouëdec et moi nous sanglotâmes à l’unisson. Le froid du brouillard, du reste, nous avait subitement recongestionnés, et de nouveau nous avions perdu toute conscience précise de nos actes ; nos sanglots n’avaient rien de douloureux ; ainsi que tout à l’heure, nous nagions dans une très douce béatitude, douce et morne.
À partir d’alors, plus rien ne subsiste en ma mémoire, jusqu’à ceci, qui m’y produit l’effet d’un coup de foudre : Gallouëdec est debout devant moi, la face convulsée d’horreur, les cheveux dressés, les yeux ouverts tout grands, et il me crie :
« Sauvons-nous ! Sauvons-nous ! »
À mon tour, j’ouvre les yeux, tout grands aussi. Je me trouve couché par terre dans une chambre où il fait jour.
D’un regard, je vois autour de moi des loques pendues au mur, deux chaises, un pot à eau égueulé qui est mon voisin sur le parquet, et dans un coin un grabat où la femme sans doute est morte, car sa tête pend et sa longue chevelure blanche traîne presque jusqu’à moi.
« Qu’est-ce qu’elle a ? Elle est malade. Soignons-la. »
Et je m’approche du grabat pour lui remettre la tête sur le traversin. Je constate alors qu’elle n’est ni morte, ni malade, mais endormie profondément.
Je constate aussi qu’en réalité, malgré sa chevelure d’octogénaire, elle est toute jeune. Son sourire d’idiote persiste ; mais ses dents sont bien à elle, et d’une fillette. Sa peau sans rides, sa gorge ferme, n’ont certainement pas seize ans. Peut-être ont-elles moins encore.
« Tu vois, tu vois, reprit Gallouëdec. Sauvons-nous ! »
Il veut m’entraîner au dehors.
« J’ai couché avec la vieille. Elle n’est pas vieille. Regarde. Et, pourtant, comme elle est vieille ! »
Et il soulève à poignée les longues mèches de cheveux, pareils à des écheveaux de soie toute blanche.
« Quand je pense que je lui ai fait des enfants, trois, quatre enfants ! Oui, un tas, en une nuit ! Et qui sont nés tout de suite, et qui ont grandi déjà ! Sauvons-nous ! »
Je le prends dans mes bras et tente de le calmer. Mais il me repousse en trébuchant, et me crie avec des larmes dans la voix :
« Si tu ne me crois pas, regarde sous le lit. Ils y sont, les enfants. Ils y sont, je te dis. Tiens, tiens, vois plutôt ! »
Il s’est mis à plat ventre et tire, en effet, à lui, un, deux, trois, quatre enfants qui étaient blottis sous le grabat. Des garçons, des filles, je ne sais pas trop, mais tous pareils à la femme endormie, tous avec une chevelure blanche, des chevelures d’octogénaire. Ils ont tous la face dans leurs mains. Ils pleurent, ils braillent.
Soudain, l’un d’eux saute sur le lit. Les autres font comme lui. La femme s’éveille.
Et voilà que nous sommes contemplés fixement par ces cinq paires d’yeux sans cils, sans sourcils, par ces yeux dont les prunelles ont la pâleur morte de l’étain, et dont les regards ont une mystérieuse couleur d’eau rousse.
« Sauvons-nous ! sauvons-nous ! » répète Gallouëdec en m’abandonnant.
Et, cette fois, je l’écoute, et, après avoir jeté un peu de monnaie par terre, je le rejoins pour lui faire comprendre, quand il sera dessoûlé, qu’il a couché avec une pauvre prostituée albinos ayant frères et sœurs.
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(Jean Richepin, « Contes modernes, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 1742, lundi 5 juillet 1897 ; repris sous le titre « Le Gin, » dans Les Annales politiques et littéraires, revue populaire paraissant le dimanche, dix-septième année, n° 825, 16 avril 1899 – à l’occasion du septième Congrès anti-alcoolique de Paris ; paru initialement en volume, sous le titre : « Ivres-morts, » dans Cauchemars, Paris : « Bibliothèque-Charpentier, » G. Charpentier & E. Fasquelle, 1892. Quentin Metsys, « La Vieille tirant ses cheveux, » 1520)