Il y a maintenant quarante ans exactement que, le 9 janvier 1896, le sublime poète de Sagesse s’éteignait dans un pauvre logement de la rue Descartes, mais le souvenir du Pauvre Lélian est toujours aussi vivace dans l’esprit de ses amis et de ses admirateurs. Comme les autres années, une foule se réunira au pied de sa statue dans le jardin du Luxembourg. D’autres fidèles iront visiter dans le vieux cimetière de Batignolles le tombeau où repose Paul Verlaine, non loin de son ami Léon Dierx.
L’auteur de ces lignes, qui a connu personnellement Verlaine, a eu la pensée de réunir à l’intention des lecteurs du Monde Illustré quelques anecdotes peu connues de la vie du grand poète. Elles mettront en lumière la bonhomie, la malice et aussi la naïveté du vieil enfant génial que fut Verlaine, en même temps qu’elles donneront peut-être une idée de l’atmosphère littéraire de ces époques lointaines.
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Les démêlés du poète et de ses éditeurs fourniraient la matière d’un curieux chapitre. C’était, de part et d’autre, une lutte de ruse et d’astuce, les uns pour payer le moins cher possible, l’autre pour obtenir de perpétuels acomptes. Les discussions de Verlaine et de son principal éditeur, le « bibliopole » Vanier sont demeurées légendaires. La boutique du quai Saint-Michel retentissait parfois des plus terribles invectives.
Quand on lui refusait un acompte le Pauvre Lélian devenait terrible, il élevait la voix en ponctuant de coups de canne sur le plancher ses menaces de procès et de rupture de contrat. Vanier alors se réfugiait dans son arrière-boutique et se bouchait les oreilles pour ne pas entendre les redoutables imprécations du poète. Alors ce dernier, de guerre lasse, saisissait au hasard dans une pile deux ou trois exemplaires de ses propres œuvres et allait fièrement les laver chez le bouquiniste d’à côté. C’était là sa vengeance.
Vanier, heureux d’en être quitte à si bon compte, sortait de sa cachette en se frottant les mains. Quand, au cours de ces discussions orageuses, Verlaine voulait « embêter le bibliopole, » il l’accusait, entre autres griefs plus ou moins fantaisistes, de payer si mal ses commis qu’ils étaient obligés d’aller, lorsque sonnait midi, « manger à la Huchette des portions de cheval rôti à quatre sous et des haricots à la potasse à dix centimes. » Cette accusation de ladrerie avait le don d’exaspérer Vanier, ce qui, pour le poète, était une raison d’insister.
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Verlaine ne dédaignait pas d’aller placer lui-même sa copie dans certains journaux, mais hélas ! le pauvre poète ne sut jamais compter. On en jugera par cette anecdote. Un jour, le Gil Blas avait reproduit un sonnet de Sagesse. Verlaine tout joyeux prit une voiture pour aller toucher ce qui lui revenait. À raison d’un sou la ligne, la somme, en comptant le titre et la signature, se montait à 80 centimes. Verlaine revint furieux.
« Avec un bock que j’ai pris et la course, j’y suis de ma poche ! Désormais je ne lâche plus un seul sonnet à moins de cent francs. »
Une autre fois, il alla porter un poème à la revue Art et Critique. On lui proposa cinq francs qu’il accepta et qui lui furent payés immédiatement. Le lendemain il revenait, la mine courroucée :
« Monsieur, dit-il au secrétaire de la rédaction, vous m’avez donné hier une pièce fausse, ce qui est fort désagréable.
– Cher Maître, qu’à cela ne tienne, en voici une autre, et qui, celle-là, est de bon aloi. Croyez à tous mes regrets pour une erreur certes bien involontaire. »
Verlaine fit passer négligemment la pièce dans la poche de son gilet, puis on causa littérature. Le poète se disposait à prendre congé lorsque le secrétaire de rédaction lui demanda timidement ce qu’il avait fait de la pièce fausse.
« Eh parbleu, répondit Verlaine avec une candeur charmante, je l’ai passée et je vous assure que cela n’a pas été sans peine. »
Et soulevant son feutre avec une dignité hautaine, il gagna la porte et disparut.
Un beau jour, Verlaine, fatigué de luttes quotidiennes avec « des gens » éditeurs parcimonieux et rusés, maîtresses cupides et peu fidèles, amis ingrats, dégoûté aussi de la promiscuité des salles d’hôpital, résolut d’en finir une fois pour toutes avec ses ennuis. Il s’était souvenu qu’il existe en France une retraite à laquelle personne n’aspire, une sinécure que ne postule aucun budgétivore. Sa malice naturelle lui avait inspiré une géniale trouvaille et il s’était dit :
« J’aurai une place de fou ! Le tout est de la mériter. »
Confidents de cette résolution pour le moins étrange, ses amis lui marquèrent leur étonnement. Il eut un clignement d’yeux ironique.
« Une place de fou, déclara-t-il, ce n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Il n’est question, bien entendu, dans mon idée, ni de la douche ni de la camisole de force ! Non, je veux être un fou paisible et bien noté, un fou raisonnable enfin. »
On commençait à comprendre.
« La chose ira toute seule, poursuivit-il avec un sourire bonhomme. Grâce à mes relations, l’affaire ne traînera pas. J’aurai bientôt en poche ma nomination. Et après quelques fallacieuses manifestations bien réussies du dérangement cérébral, avant-coureur du coup de marteau final et fatal, je serai assez vite promu locataire d’un joli cabanon bien aéré, donnant sur les parterres fleuris entretenus par les déments officiels préposés au jardinage d’iceux. »
Et il détailla complaisamment les nombreux avantages de l’emploi rêvé : repos absolu, soins éclairés, hydrothérapie confortable, éditeurs mal payants et maîtresses irascibles consignés rigoureusement à la porte. Et quelle facilité pour le travail ! Sans compter la conversation avec certains hôtes de marque : Napoléon, Louis XIV, Jésus-Christ et autres fous amusants et baroques.
Cet original projet aurait pu réussir, mais la patience et la dissimulation nécessaires firent défaut à Verlaine. Il se lassa de jouer une comédie dont les résultats se faisaient trop attendre.
« Je suis décidément, déclara-t-il un jour, un fou méconnu. J’ai beau divaguer à perte de vue dans les cafés et laisser impayées soucoupes sur soucoupes, on ne veut pas me prendre au sérieux ! »
Il ajouta avec une nuance de regret :
« C’eût été charmant, pourtant, et quel beau titre à faire graver sur mes cartes de visite : PAUL VERLAINE, Fou, Asile Sainte-Anne, Paris. Mais je n’ai jamais eu de chance, je suis un poète maudit. »
Quelques jours plus tard, harcelé par la maladie et le dénuement, il retournait à l’hôpital Broussais.
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Verlaine détestait au fond cette vie de café qu’on lui a si amèrement reprochée. Il eût préféré une existence calme, heureuse, ignorée et surtout bien ordonnée. Il a fait lui-même comprendre sa pensée à l’aide d’une amusante comparaison. À Londres, le Pauvre Lélian avait fait emplette d’une paire de bretelles perfectionnées et qu’il montrait orgueilleusement.
« On ne le croirait pas, s’écriait-il, eh bien ! c’est excellent pour le corps et pour l’âme. On se sent là-dedans tenu, retenu, maintenu. Autrefois, j’attachais mon pantalon avec une ceinture – signe de désordre moral. »
Faut-il ou non déplorer que le Pauvre Lélian n’ait pas toujours eu ces merveilleuses bretelles perfectionnées qui l’auraient tenu, retenu et maintenu dans les sentiers d’une existence plus sage ?
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D’ailleurs, le poète ne manquait pas d’amis sérieux et bien intentionnés qui adressaient parfois des réprimandes dont il se fût fort bien passé, mais qu’il acceptait cependant avec sa bonne humeur habituelle et toute la contrition dont il était capable.
C’est ainsi qu’un jour François Coppée, le plus terrible de ces faiseurs de morale, lui avait donné rendez-vous au café des Vosges qui existe encore, presque à l’angle de la rue de Sèvres et du boulevard Montparnasse. Sitôt qu’ils furent ensemble, Coppée fit les gros yeux et infligea au Pauvre Lélian une verte semonce.
« Nous ne sommes plus jeunes, mon cher ami, lui dit-il. Est-ce que cela te serait si difficile de mener une existence un peu plus. régulière ? »
Verlaine baissait le nez et approuvait en hochant la tête.
« Parbleu oui, mon cher François, murmurait-il, tu as mille fois raison. Mais c’est que c’est diablement difficile de devenir aussi sérieux que ça ! »
Cependant, Verlaine promit d’amender sa conduite. Coppée parut croire à ses promesses et les deux poètes, après avoir vidé un modeste bock, se disposèrent à se retirer. Ils étaient arrivés près de la porte lorsque Verlaine s’aperçut qu’il avait oublié son parapluie ; ce détail banal eut le don de réveiller les fureurs endormies du poète académicien.
« C’est par les menus faits qu’on juge un homme, s’écria-t-il avec véhémence. Vois combien tu es mal ordonné et peu méthodique ! Il pleut à verse et tu oublies ton parapluie : c’est bien toi tout entier ! »
Verlaine ne répondit à cette admonestation que par un vaste éclat de rire. Il venait de s’apercevoir que, dans le feu de son éloquence comminatoire, le poète du Reliquaire avait laissé son chapeau accroché à la patère. Coppée en resta là de sa semonce et les deux amis se séparèrent avec une poignée de main plus cordiale.
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Il est certes, comme beaucoup l’ont fait, très facile de critiquer la vie privée de Paul Verlaine, comme il a été le premier à le faire d’ailleurs, mais, au bout de quarante années, quand tant de gloires officielles ont disparu dans l’oubli, nous constatons que l’œuvre du poète de Sagesse et des Fêtes galantes reste toujours aussi jeune, aussi fraîche et comme rayonnante d’une immortelle auréole.
GUSTAVE LE ROUGE
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(in Le Monde illustré, quatre-vingtième année, n° 4074, samedi 18 janvier 1936 ; les illustrations sont celles de l’article original)