L’espace équivaut à la durée. On peut lire l’humanité ancienne, et son âme, et ses mœurs, dans une humanité présente, à la condition de remonter le chemin que firent les civilisations lentes, de retourner vers leur source première ; regravir les montagnes que les lointains aïeux ont descendues, c’est gravir à rebours les siècles révolus, et la distance parcourue nous ramène aux temps écoulés.
Sont-ils de deux ou quatre mille ans derrière nous, les Aryens, nos frères, demeurés sur les plateaux d’où vinrent ici les Aryens, nos pères ?
Le paysage n’a pas changé. Immuables abîmes, vertigineuses hauteurs, de grands trous qui sont un berceau, le nôtre.
Nos ancêtres y sont encore. Les voici cheminant en files, car c’est l’heure où la tournée s’achève.
Les hommes du Pays-Haut, vêtus de cuir, la hache battant leur côté, descendent de la montagne : ils portent sur leur dos la lourde charge de bois, abattue aux forêts qui vivent dans les nuages.
Autour d’eux, dans le ciel, se déploie le cirque des Himalaya gigantesques ; à trois mille mètres au-dessus de la vallée, un noir ruban de forêts serpente et se traîne : sapins, chênes épineux, rhododendrons aux troncs énormes, dans lesquels on sculpte la selle des cavaliers ; plus haut encore, d’immenses roches se hérissent, ardues, aiguës, déchiquetées par tous les hivers du globe, qui, pendant des milliers d’années, ont craquelé des blocs, en écailles qui dévalent, cailloux ayant la dimension de nos collines…
Le soir vient ; le soleil se couche, non point au bas de l’horizon, mais dans les hauteurs mêmes du ciel, tant le rempart est haut, qui emprisonne la froide vallée. Le torrent, qui semble venir du firmament, écume, gronde, nimbé de brumes. Une ombre blême sort des trous et s’étale, et la nuit déjà, en plein jour, léchant la terre, rampe vers le village.
Les maisons, pour se protéger l’une l’autre contre l’attaque des brigands, se sont agglomérées dans le coin le plus rocheux du val ; car elle est si rare, la terre cultivable où l’on peut semer un champ d’orge, si rare, que ce serait pêcher contre le Ciel-Bleu, de bâtir la demeure à l’endroit où la graine consent à germer.
Les hommes du Pays-Haut, las du labeur et de la route, s’acheminent dans le crépuscule, vers les maisons ; elles ont l’air de forteresses ou de prisons, avec leurs murs en terre battue, leurs fenêtres étroites où le corps d’un homme ne se glisserait pas, et leurs trois terrasses superposées, qui s’échelonnent l’une au-dessus de l’autre, comme les marches d’un sombre escalier de géant.
Les esclaves, pliant tous sous leur faix de bois, entrent et traversent l’obscur rez-de-chaussée qu’habitent les bêtes domestiques, moutons et chèvres d’un côté, chevaux et mulets dans l’autre moitié. Les bêtes, amicalement, regardent défiler, dans l’allée du milieu, les hommes qui les défendent, la nuit, du haut de la terrasse, contre l’attaque des deux égorgeurs de troupeaux : le bandit et la panthère.
Puis, les serviteurs, débarrassés de leurs fardeaux, gravissent les degrés de l’échelle et, par une trappe, débouchent dans la grand’salle. Elle est vaste, au plafond supporté par des troncs d’arbres équarris à la hache, alignés en deux rangs de colonnes puissantes. Au long des fûts, pendent, accrochés à des clous de bois, les vêtements, et les armes, et les écharpes de félicité, en fine soie transparente, que le visiteur a tendues des deux mains, en pénétrant dans la demeure. À terre, gisent les selles de rhododendron ; au pied du mur, s’étalent les peaux de chèvre, aux longs poils blancs, et, dans le milieu de la salle, l’âtre carré, garni de pierres, encadré de poutres, rougeoie et fume, avec son feu de bouses desséchées ; la fumée du foyer s’enlève vers le trou creusé au plafond, que l’on obstrue, la nuit, avec des planches et des ardoises.
Les hommes entrent. Au bord de la trappe, l’hôte reçoit les convives et les serviteurs. Ils échangent les saluts, attirent autour du foyer les claires toisons de chèvre ; d’un geste prompt, mécanique, uniforme, tous, presque en même temps, rabattent sous eux leur habit de peaux et s’asseyent, les jambes croisées.
La nuit est venue. L’hôtesse, accroupie, casse et fend, de sa minuscule hachette, les petites bûches de bois résineux qu’elle brûle sur une ardoise, pour éclairer la salle ; à leur flamme tremblotante, les ombres et les clartés dansent sur les visages et sur les murs. On attend. La marmite, portée par un trépied de fer, chante au-dessus des bouses qui brûlent ; depuis une heure, le bloc de glace est fondu, et la galette de thé, faite avec les tailles d’arbustes ramassées aux fumiers de la Chine, bout en noircissant le breuvage ; la femme cherche sous les cendres une pierre rougie à blanc et la jette dans l’eau bouillante. Le thé est prêt ; elle le verse dans la baratte, y précipite une poignée de sel, un quartier de beurre ; et les faces sourient, car voici la première joie après la journée de fatigues. Le chœur des voix, en mesure, psalmodie les nombres, de un à cent, pendant que l’esclave, à grands coups rythmés, bat le thé dans la baratte familiale.
« Kig-la-kig ! Un et un, le battoir monte et redescend. Gni-la-gni ! Deux et deux, il remonte et redescend encore. Som-la-som ! Jié-la-jié ! Nga-la-nga ! Tchrou-la-tchrou ! Deng-la-deng ! Guié-la-guié ! Gou-la-gou ! Kiou-la-kiou ! Qui fait dix !
– Kiou-tam-ba-la, mesure parfaite ! Et toujours ainsi jusqu’à cent.
– Guia-tam-ba-la ! Cent, mesure parfaite ! »
Les convives et les serviteurs, ensemble, saluent l’hôte, qui salue à son tour.
Alors, chacun, d’une pochette de cuir pendue à sa ceinture, tire l’écuelle de bois, inséparable de l’homme. L’hôte, à la ronde, verse le thé. En silence, on vide une première écuelle, puis une autre, et la troisième, sans manger ; au fond de la dernière, un peu de l’âcre liquide reste encore, quand circule le sac de cuir qui contient le tsam-pa, présent du Ciel-Bleu, unique nourriture : c’est la farine d’orge grillé, dont le convive prend sa poignée, qu’il mêle au thé pour en faire une pâte ; il la pétrit au fond de l’écuelle avec deux doigts agiles, la roule en boulette, y mord à pleines dents ou la rompt de l’autre main. Le repas est terminé.
L’homme du Haut-Pays ne souhaite rien de plus.
Déjà, autour de l’âtre, on devise ; les riches tirent de leur pochette la tabatière en corne de yack, et versent sur leur ongle la prise de tabac mêlé de cendre ; la femme file ; l’homme coud et raccommode les vêtements, les bottes, ou tanne au beurre les cuirs de mouton.
Quelqu’un a murmuré : « Na-Tam… »
Alors, tous, mis en joie, le visage radieux, répètent : « Na-Tam ! » Ils demandent un conte, et quelque beau parleur commence lentement une histoire redite, mot par mot, depuis des siècles, et que tous rediraient par cœur, et qui toujours débute ainsi : « Na-gna-mo, très autrefois… »
*
« Très autrefois, de l’embouchure du Grand-Fleuve, on vit arriver une grande barque. Tous les habitants de la vallée se réunirent pour observer, car il était très rare de voir arriver une grande barque. Quand elle fut arrivée, elle jeta l’ancre, et, pour montrer que les hommes de la barque étaient de grands marchands, on donna de la conque marine et de la grande trompette de cuivre. C’était l’annonce que les grands marchands désiraient relation avec le peuple. Alors, ils étalèrent des pièces d’étoffe, toiles, draps, fils de soie, fils de coton, accrochés aux mâts du navire, pour faire tentation aux acheteurs. Puis ils établirent un pont de planches jusqu’à la rive, et les acheteurs purent monter sur le bateau, mais deux par deux seulement. Chacun ayant fait ses achats et payé, en argent, en fourrures, en garance ou autres produits du pays, ils s’en retournaient, laissant la place à d’autres.
Parmi les acheteurs vint une femme jeune, qui demanda du fil de soie bleue, une once, pour sa tresse de cheveux. Le maître marchand lui dit :
« Que veux-tu faire d’une once de fil de soie bleue ? Ce n’est pas suffisant pour la tresse d’une femme jeune, belle comme toi. Il te faudrait au moins six onces de fil de soie bleue, et du fil d’argent aussi, pour lier les deux glands de soie bleue, ornement de la chevelure pour une belle femme ! »
Elle répondit :
« Je n’ai pas assez d’argent ; je n’ai que pour acheter une once de fil de soie bleue.
– Comment ? Tu n’as pas assez d’argent pour acheter six onces de fil de soie bleue ? Tu n’es donc pas mariée ?
– Je suis mariée.
– Tu es mariée ? Que fait donc ton époux, s’il ne peut te donner ce qu’il faut pour orner une belle tête comme la tienne ? Ou il est idiot, ou il te méprise. Tiens ! j’ai un bon conseil à te donner, car tu me fais compassion. Je vais te rendre riche. Tu vois mon bateau : il est grand, tu vois, il est rempli de marchandises ! Une véritable richesse ! J’ai de l’or, j’ai de l’argent ; je partagerai tous ces trésors avec toi, si tu veux me suivre et devenir ma femme.
– Mais, dit la femme, j’ai un mari…
– Grand embarras ! Un mari qui est idiot, ou qui, s’il n’est pas idiot, te néglige ! Voilà ce que tu dois faire. La nuit va être. Quand tu arriveras chez toi, ce sera noir. Ton mari dormira, certainement. Entre sans bruit, tue-le, et reviens me trouver avant l’aurore. Nous partirons et nous vivrons heureux ensemble. »
La femme fit ce que le riche marchand lui conseillait ; puis elle revint vite à la rive, appela le maître marchand et lui dit :
« Mets vite le pont, que je puisse monter sur ton bateau. J’ai fait ce que tu m’as dit : j’ai tué mon époux. Maintenant, je suis à toi. »
Le maître marchand, du bord du bateau, lui répondit :
« Vraiment non, je ne mettrai pas le pont, car tu me fais peur. Tu es une femme qui a tué son mari pendant qu’il dormait. Tu pourrais aussi me tuer pendant que je dormirai. »
Ensuite, il leva l’ancre, remonta le fleuve, laissa la femme sur la rive.
La femme suivit des yeux le bateau, tant qu’elle put le voir. Quand elle ne le vit plus, elle s’assit désolée sur la rive, s’arrachant les cheveux, poussant des cris de désespoir.
Alors, le Ciel -Bleu fit descendre un os, un corbeau et un chien. L’os tomba près de la femme, le chien pas loin de l’os, le corbeau volant sur l’os et le chien. Le chien saisit l’os et se mit à le ronger ; la femme le regardait, trêve au chagrin. Pendant que le chien rongeait l’os, il vit un poisson qui sautillait hors de l’eau, aux premiers rayons du soleil. Il quitta son os et se précipita sur le poisson ; mais le poisson, très agile dans son eau, trompa le chien qui nageait : il rentra dans l’eau, et le chien revint à la rive, sans avoir pu prendre le poisson. Il retourna vers son os, mais il ne le trouva plus. Pendant que, pour avoir une nourriture meilleure, il allait à la chasse du poisson, le corbeau planant descendit et emporta l’os. C’est ainsi que le chien, pour avoir souhaité une plus belle part, quitta ce qu’il avait et n’eut rien.
La femme, qui avait suivi ces aventures, se tournant vers le chien, cracha sec de mépris et fit :
« Pfeuh ! Imbécile chien ! Tu avais un os, il ne t’a pas suffi ; tu as voulu manger le poisson, et voilà que tu n’as rien du tout. C’est bien fait. »
Le chien souffla de mépris et répondit :
« Pfeuh ! Imbécile femme! Tu avais un mari, il ne t’a pas suffi ; tu l’as tué pour avoir un plus riche qui a fui dans l’eau comme le poisson. C’est bien fait. »
La femme, comprenant que le Ciel-Bleu lui avait donné une sévère leçon, désespérée, se jeta dans l’eau et se noya. »
*
Le conteur a fini ; l’auditoire se tait un moment, comme pour attendre une suite, sachant bien, cependant, qu’elle est finie, l’histoire sue d’eux tous. Brusquement, un rire général éclate, des hommes et des femmes. Ils disent : « C’est bien fait. »
Puis une lente mélopée commence à bruire, imperceptiblement fredonnée d’abord, et qui grossit. Hommes et femmes se lèvent. En deux chœurs qui se répondent, sur un mode grave et langoureux, ils dansent en chantant, les hommes vers un bout de la salle. les femmes à l’autre bout, séparés par l’âtre qui fume.
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(Edmond Haraucourt, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, hutième année, n° 2554, lundi 25 septembre 1899)