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Ce jour-là, les membres de l’Académie de médecine de Berlin avaient été convoqués pour une séance extraordinaire.

Le bruit s’était répandu que la Science allemande allait avoir à se prononcer sur un cas spécial et de nature à stupéfier le Monde.

Il s’agissait d’un rapport du Doktor Wissenschaft, dont les travaux concernant les globules du sang et les analyses microbiennes avaient déjà jeté une certaine lumière sur des maladies jugées jusqu’alors inguérissables.

Aussi l’illustre assemblée avait-elle grand’chance de se trouver au complet, d’autant que, d’après le bruit qui courait, les nouvelles communications étaient de nature à bouleverser toute idée reçue.

Un peu avant deux heures, l’appariteur chargé d’introduire les membres de l’Académie et de recueillir leurs signatures sur la feuille de présence, avait vu descendre d’une auto le Professor Wissenschaft avec un homme, la figure soigneusement enveloppée, qu’il entourait d’une surveillance continue et de mille précautions.

Cet homme fut conduit mystérieusement dans un petit salon d’attente, où il fut enfermé à clef.

Après quoi, le savant spécialiste gagna la grande salle, où déjà ses confrères se trouvaient réunis, attendant que la séance fût déclarée solennellement ouverte. L’assemblée, composée des principaux représentants de la Kultur scientifique allemande, était présidée par Herr Professor Schmalztopf.

Il avait les joues rouges et rebondies. Son cou dessinait vers la nuque un bourrelet de chair luisante. Son ventre, qui prenait naissance au milieu de l’estomac s’avançait comme un baril.

Il agita une sonnette, et parla d’une voix grasse comme sa personne :

« Illustres Professors,

Nos relations se trouvant rompues, du fait de la guerre, avec les Académies des nations ennemies, nous cessons enfin d’être influencés par des travaux de moindre valeur que les nôtres.

Et, de cette situation, nous tirerons cet avantage que nous, pourrons ainsi plus facilement imposer notre loi scientifique et établir notre suprématie sur les peuples inférieurs, que, dans les cinq parties du monde, nous sommes, par la force des choses, appelés un jour à gouverner ! »

Un murmure approbateur accueillit ces paroles où l’orgueil teuton s’étalait avec une inconscience presque comique. L’orateur continua :

« Vous vous rappelez, messieurs, que le gouvernement nous avait ordonné de diriger une enquête sur la situation apportée à nos soldats par le développement de la vermine dans les tranchées, c’est-à-dire du pediculus capitis que les Français s’obstinent à désigner sous le nom de « pou, » du pulex irritans qu’ils appellent « puce » et du cimex lectularius qu’ils nomment « punaise. »

Sa Majesté l’Empereur a bien voulu se déclarer satisfait de nos recherches, et il décida qu’il n’y avait pas lieu de supprimer ces insectes qui contribuent à surexciter nos soldats et les tenir en éveil contre les traîtrises de l’ennemi. »

Des applaudissements éclatèrent, soulignant l’importance de cette déclaration.

« Maintenant, reprit le Professor Schmalztopf, permettez-moi de passer la parole à notre éminent confrère Herr Doktor Wissenschaft pour la lecture d’un curieux rapport au sujet duquel je réclame toute votre attention. »

Le Professor Wissenschaft se leva, vérifia ses papiers de sa loupe grossissante superposée à ses grosses lunettes d’écaille noire et, de sa voix aiguë et souffreteuse, il commença :

« Illustres et admirables confrères,

La découverte que je viens vous soumettre n’est point de celles qui doivent apporter un soulagement à l’humanité.

Elle est plutôt la constatation d’un phénomène. Mais cette constatation est de nature… heu !.. à soulever un problème des plus graves et des plus inquiétants. »

Un grand mouvement d’attention accueillit cet exorde inattendu.

Comprenant qu’il avait attaché son auditoire, le savant reprit d’une voix plus assurée :

« L’homme est-il un animal ?…

Cette question a pu se résoudre par l’affirmative, à ne considérer que les individus constituant l’ensemble des nationalités de qualité inférieure… heu !… telles que la France, la Russie, l’Italie et l’Angleterre.

Mais la prédominance intellectuelle de l’Allemagne, dont le cerveau est le volcan d’où jaillissent toutes les pensées génératrices destinées à asservir l’humanité, a fait écarter… heu !.. cette hypothèse.

L’homme est donc avant tout un homme… et l’animal reste un animal. »

Applaudissement prolongés. L’orateur poursuivit :

« Or si, par la suite des temps, la structure du corps humain a pu se modifier, les éléments primordiaux, constitutifs des organes, sont restés les mêmes.

Ceci posé, vous admettrez avec moi, illustres Professors, que les globules du sang de l’homme se différencient des globules du sang de l’animal… Pas plus d’ailleurs que le sang d’un ours ne ressemble à celui d’un cheval, ou mon sang, à moi, à celui d’un chameau. »

Approbations sur divers bancs.

« Cependant, reprit avec autorité Wissenschaft, la Providence a mis sur mon passage un être exceptionnel, un soldat wurtembergeois, un Allemand, un homme par conséquent, qui déroge à ces principes fondamentaux et indiscutables.

Le sang qui coule dans les veines de cet homme, de cet Allemand, n’est pas du sang humain. C’est du sang de porc ! »
 
 
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Sensation sans précédent… Un tumulte indescriptible envahit la salle de l’Académie dont les membres s’agitent, affolés… Des voix s’élèvent :

« Précisez !… Des détails !… Expliquez-vous ! »

La sonnette du président Schmalztopf ramène enfin le calme dans les esprits surexcités… Wissenschaft peut continuer son rapport.

Il raconte à la suite de quelles circonstances il fut amené à constater l’existence d’un tel phénomène, l’hémorragie du soldat Friedrich au camp de Weingarten, le résultat de ses analyses et observations. Puis, s’efforçant d’enfler sa voix pointue :

« Ici, messieurs, j’arrive au principal :

Cet homme… heu !… est-il un homme ?… Est-il un porc ?

La question est posée… À vous de la résoudre !

Vous me répondrez que vous ne l’avez pas vu… D’accord ! Rassurez-vous : je vous le présenterai… Il est ici ! Je n’ai pas voulu me contenter d’une photographie : vous auriez pu m’accuser de l’avoir truquée !

Je vous le montrerai donc… heu !… en chair et en os !…

Quand vous le verrez, vous vous écrierez sans doute : « C’est un porc ! » Il a, en effet, une tête de cochon, des oreilles de cochon, un groin de cochon.

Et pourtant, il parle, il raisonne… Il a été déclaré bon pour le service de l’armée !

Je vous le montrerai donc en chair et en os !…

Mais dans ce cas, comment se ferait-il que cet homme soit arrivé à dégénérer en animal, à devenir peu à peu, disons le mot, un cochon ?

– Montrez-le ! Montrez-le !… » cria-t-on de toutes parts.

Wissenschaft fit un signe. Un huissier sortit de la salle des séances, et revint aussitôt ramenant Friedrich ahuri, qu’il fit asseoir sur un tabouret au centre de l’assemblée.

« Voici le sujet, proclama triomphalement l’orateur. La question est de savoir… heu !… si cette créature bizarre doit être rangée parmi les hommes ou parmi les bêtes.

La science attend votre décision. »
 
 
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Le Professor Bierfasz s’avança. Il avait la taille carrée et les jambes courtes. Sa poitrine disparaissait sous une barbe fluviale et jaunâtre. Ses cheveux longs retombaient sur le col de sa redingote en boucles graisseuses.

« Évidemment, dit-il, après avoir tourné plusieurs fois autour du patient dont les oreilles se soulevaient et se rabaissaient en signe d’inquiétude… nous nous trouvons en face d’un phénomène pourvu de particularités qui nous feraient pencher vers la race porcine… »

Mais le Professor Wursthaut intervint. Celui-là était grand et sec et marchait le cou en avant. À chaque pas, il hochait la tête, ainsi qu’à chaque mot qu’il prononçait, offrant ainsi l’aspect d’un balancier de pendule.

Après avoir tourné, lui aussi, autour de Friedrich, il déclara :

« Veuillez cependant remarquer, mon cher collègue, que la partie inférieure du corps n’a pas encore été suffisamment modifiée pour nous autoriser à le classer parmi les animaux !…

Ainsi, il se tient encore debout comme un homme… et ses bras sont pourvus de véritables mains.

– Qu’en concluez-vous ? demanda Bierfasz.

– Qu’il est moitié homme, moitié porc.

– Pardon ! intervint Wissenschaft… J’affirme que, dans le sang que j’ai soumis à mes analyses, il n’existe pas un seul globule humain.

– Il y aurait peut-être moyen de nous mettre d’accord, déclara Wursthaut, ce serait de procéder à un examen anatomique. Je réclame donc le sujet pour mon laboratoire de chirurgie. »

Et il saisit par le bras Friedrich, dont les petits yeux se renfonçaient de crainte sous ses sourcils épais, blancs et rudes.

« Je l’avais réclamé avant vous ! s’exclama Bierfasz qui s’empara de l’autre bras de la victime.

– Je vous dis qu’il m’appartient !

– Je vous dis qu’il est à moi ! »

Friedrich, tiraillé violemment de droite et de gauche, se mit à pousser des cris aigus. Des voix s’élevaient parmi les académiciens :

« Écoutez-le !… Il crie comme un cochon ! »

Le président Schmalztopf agita sa sonnette.

« Messieurs, intervint-il, calmez-vous ! Le mieux, dans le domaine de la Science, est de se faire des concessions mutuelles.

L’objet du litige sera coupé en deux.

Vous, Professor Wursthaut, vous pourrez disséquer à loisir le côté homme, et vous, Professor Bierfasz, le côté porc.

– Parfaitement ! » acquiescèrent en même temps les deux savants, qui lâchèrent le malheureux Friedrich, lequel roula à terre.

Des bravos prolongés accueillirent la solution du président, pendant que la victime de Hans Kœln murmurait, épouvantée :

« Je suis perdu !… Ils vont me couper en morceaux ! »
 
 
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Au même instant, il s’aperçut que la porte par laquelle il était entré était restée entrouverte. L’idée lui vint de profiter du brouhaha formé par les discussions qui s’étaient engagées de toutes parts, pour essayer de prendre la fuite…

Et, évitant de se relever, dans la crainte d’attirer l’attention, il se traîna en hâte sur les mains et les genoux.

Il allait atteindre la porte de salut, quand une clameur s’éleva :

« Regardez !… Il court à quatre pattes ! Il court à quatre pattes ! »

La sonnette du président retentit de nouveau.

« Messieurs, déclara Schmalztopf, la preuve que nous cherchions vient de nous être révélée, grâce à Dieu ! Toute nouvelle enquête est désormais superflue. Passons au vote… »

À l’unanimité, les représentants de la Kultur médicale allemande, membres de l’Académie de Berlin, décidèrent que le soldat wurtembergeois Friedrich, du 109e régiment du Landsturm, était un porc !

L’affaire, racontée le lendemain dans tous les journaux de l’empire, fit grand bruit. Le gouvernement en profita habilement pour publier dans le Berliner Tageblatt, sous la signature autorisée du Professor Wissenschaft, un article tendant à prémunir le peuple allemand contre l’abus de la charcuterie, espérant ainsi parer en même temps, dans une certaine mesure, à l’effet du blocus.

« Prenez garde, écrivait le grand savant, qu’à l’exemple du phénomène qu’il m’a été donné d’étudier, une consommation excessive de lard et de saucisses n’assimile lentement votre chair à la viande de porc et ne vous donne peu à peu, non seulement l’aspect physique, mais l’instinct et les habitudes de cet animal.

Il faut éviter que le peuple allemand subisse de telles déformations, – non pas que nous cesserions d’être supérieurs aux autres nations…

Mais le jour où, comme le soldat Friedrich, du 109e régiment du Landsturm, nous en arriverions à marcher à quatre pattes, nous serions les premiers à regretter que, au cours des revues militaires passées devant Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne, nous soyons obligés de remplacer le pas de l’oie par le pas du cochon. »

En présence de l’émotion causée par cet incident national, il arriva que l’autorité militaire jugea utile d’intervenir, car nombre de journalistes, se basant sur le vote de l’Académie de médecine, réclamaient la radiation immédiate du soldat Friedrich des cadres de l’armée.

Ils s’indignaient de voir figurer par erreur, parmi les hommes du 109e régiment du Landsturm, un animal qui aurait dû être relégué d’office dans une cour de ferme.

Et Friedrich, victime lamentable du sinistre farceur Hans Kœln, fut immédiatement cité devant un conseil de réforme. Quand celui qu’on n’appelait plus que l’homme à la tête de cochon, se présenta tout nu devant la commission d’examen, les trois médecins qui la composaient poussèrent un cri de surprise, car ils se trouvaient en face d’un corps couvert dans sa totalité de poils rudes et luisants.

Il y en avait sur la poitrine, sur le ventre, sur les mollets : à peine, de temps en temps apparaissait un coin de chair rose. Un médecin constata :

« Mais il n’y a pas de doute !… Ce sont de véritables soies !

– Ainsi donc… réformé… conclut le deuxième médecin.

– Pardon ! objecta le troisième… Dans la nomenclature des cas de réforme, celui-ci n’a jamais été prévu. Nous ne pouvons rien décider sans l’assentiment du ministre de la Guerre.

– Voulez-vous vous charger de cette démarche ?

– Avec plaisir… Je dois précisément le voir tantôt… Il m’a fait convoquer à propos d’une question d’hygiène. »

… Quand le ministre reçut des mains de son huissier la carte du médecin délégué à la commission de réforme de l’armée, il était en conversation avec un important personnage, un officier supérieur, septuagénaire, de force redoutable et d’ossature imposante.

Sa face, bien qu’arrondie par d’épais favoris, restait carrée… De sa mâchoire puissante, il semblait toujours prêt à broyer quelque chose ou quelqu’un.

C’était le maréchal allemand Hindenburg.
 
 
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Le ministre lui tendit la carte de visite.

« Faites-le entrer, commanda le maréchal… J’ai précisément à lui parler au sujet de « l’homme à la tête de cochon. »

Friedrich était décidément devenu une célébrité, ayant même attiré l’attention du premier maréchal de l’empire.

Le médecin avait à peine fini d’exposer au ministre de la guerre ses scrupules sur la limitation des cas de réformes que Hindenburg l’interrompit :

« Si je vous comprends bien, Herr Doktor, vous voulez faire réformer ce phénomène ?

– Oui, Herr Maréchal.

– Pourquoi faire ?

– Pour dégager l’armée allemande d’un élément indigne de son intelligence.

– L’intelligence n’a rien à voir avec mes soldats ! interrompit violemment le maréchal. Pas de pensée ! Surtout pas de pensée !

Ce qu’il faut à diriger pour nos officiers, c’est des automates… Plus nous aurons de brutes à encadrer, plus nous serons forts ! »

Il marchait à travers le salon à grandes enjambées. Chacun de ses pas faisait trembler les meubles. Il grommelait :

« Non, mais voyez-vous qu’on se mette réformer tous ceux qui ne sont pas comme les autres ?… On n’en finirait pas !

L’Académie prétend que le soldat Friedrich est un homme dégénéré ?

Je préfère croire que c’est un animal amélioré !

J’ordonne donc qu’il soit envoyé au front le plus tôt possible… et en première ligne.

Pour lutter contre la coalition qui la menace, bêtes ou gens, l’Allemagne n’aura jamais trop de chair à canon ! »

Le lendemain matin, à la première heure, le soldat Friedrich était dirigé sur le front occidental.

On l’avait embarqué dans un wagon à bestiaux !
 
 
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(Aristide Bruant, Captive ! grand roman inédit, in Le Petit Parisien, troisième partie : « La Terre de France, » quarante-deuxième année, n° 14621 & 14623, dimanche 18 et mardi 20 février 1917 ; livraisons n° 131 & 132, illustrées de cartes postales anti-boches)