Le cocher sommeillait, parce qu’il avait beaucoup bu, la veille, avec les amis, pour faire honneur à la fête nationale (14 juillet, alors). Mais cela n’avait pas trop d’inconvénients, les chevaux étant habitués à marcher entre les rails.
C’était un terrible cocher, Pantinois, le cocher du tramway de la Villette à l’Étoile. Ami des artistes et des cocotes, lorsqu’il était simple cocher de fiacre, il conduisit deux fois Dinah Samuel, et une fois Victor Hugo. Il avait une longue barbe, une bouche énorme, un nez grandiose, des yeux immenses et de vastes oreilles, avec des boucles d’or.
C’était un beau cocher, tout ce qu’il y a de beau, un bachelier ès lettres.
Derrière lui venait le tramway, qui semblait la continuation et comme le développement bizarre de l’homme. Le cocher était gris, le tramway était jaune, et les deux, qui paraissaient ne faire qu’un, suivaient le boulevard de Courcelles en rêvant. Il était cinq heures du soir.
Par instants, le cocher, relevant ses paupières vers les sourcils bruns très épais, apercevait une cocote blonde qui passait près d’eux, dans une victoria, le torse renversé nonchalamment contre un coussin. Sur chaque portière était peinte, en or, l’initiale du nom de l’ingénue : Q.
Au-dessous, en or aussi, luisait la devise : De là ma fortune.
Le cocher gris lorgnait la cocote blonde, s’endormait, la revoyait en songe ; et le tramway jaune la filait. Peut-être il faudrait porter un pantalon court et des souliers pointus pour avoir l’ingénue. Le cocher l’aura quand même ! Mais, vraiment, il avait juste assez de lucidité pour s’arrêter aux stations et repartir au signal du conducteur.
Telle est son aventure :
Peu à peu la petite dame se trouvait mal à l’aise. Qu’avait donc le cocher à la regarder ? Soudain, comme voulant échapper à une fascination, elle fait fouetter ses chevaux, qui se mettent au galop. On est dans l’avenue de Wagram. Le cocher gris, très simplement, fouette aussi ses bêtes. Le tramway se met à l’allure de la victoria. Elle était jolie la petite dame, et le cocher était gris.
La rue de l’Étoile s’ouvre à droite. La victoria s’y engage. Le tramway ne pouvant quitter la voie, la mignonne blonde est sauvée. Non ! Pantinois s’arc-boute, tire les rênes à lui, fait claquer son fouet, et le tramway, sortant des rails, s’engage aussi dans la rue de l’Étoile. La victoria prend la route des Ternes, la rue de Villiers ; le tramway prend aussi la route des Ternes, la rue de Villiers, franchit la porte.
La victoria fuit épouvantée. Le tramway court derrière avec un bruit de ferraille sonnant sur le pavé. La victoria, de plus en plus épouvantée, tourne à gauche, au coin d’une rue, vers Puteaux.
Les voyageurs ne savent que penser.
Une course échevelée commence. La victoria traverse les villages de la banlieue à toute vitesse, et le tramway suit toujours, allant par heurts et par bonds. Pantinois, impassible, boit des yeux la petite blonde.
Dame ! Un cocher, vous savez.
La petite blonde, pâle et toute tremblante, franchit l’espace dans sa victoria. Pourtant, on n’a pas peur d’un homme, surtout d’un étranger ! Or, le cocher gris est Belge. Les voyageurs sont ahuris.
Fougères, champs de blé, de lin, d’orge, de colza, d’avoine, de maïs, de moutarde, de chanvre, de millet, de pommes de terre, de betteraves, de sarrasin, de seigle, de safran ; cimetières plantés de marronniers et de saules ; carrés de raves, de laitues, de navets, de persil, de choux, de carottes ; rivières bordées de peupliers élancés ; bourgs, villes, collines, plaines, parcs, étangs, les haies d’aubépine, de rosiers ; prés, paysans, paysannes, vaches rousses couchées dans l’herbe, tout défile devant eux avec une rapidité prodigieuse.
Parfois, d’immenses forêts barrent le chemin, mais la victoria et le tramway vont quand même. Ainsi qu’une balle, tirée de près contre une vitre, y fait seulement, parfois, un trou en forme de rond, ainsi la victoria et le tramway traversent les bois en coupant droit les troncs, en cassant nettes les branches, en déchirant les feuilles, en faisant un tunnel. Ils laissent dans la forêt un parallélibipède étrange.
Leur passage est une vision d’une seconde. Ils vont, ils vont, ils vont. Par moments, des cités, préfectures, sous-préfectures, chefs-lieux de canton apparaissent. Effrayées, elles se mettent en arrêt et présentent leurs clochers pointus comme les Suisses leurs hallebardes.
Mais elles sont lentes et restent sur la défensive. La victoria et le tramway ne pénétrant pas dans leurs murs, les cités, préfectures, sous-préfectures, chefs-lieux de canton, redressent leurs clochers et en piquent l’azur. Ainsi défilent l’Île-de-France et la Touraine. Hop ! hop ! laissez passer, bonnes gens, laissez passer !
En même temps que la victoria et le tramway, le jour s’en allait. Maintenant, le soleil se couchait, tout là-bas, vers la mer, dans un grand linceul rouge. Petit à petit, la nuit descendait, allongeant sur le sol l’ombre des poteaux télégraphiques.
Le soleil se mourait, et les choses, une à une, s’estompaient dans un crépuscule vague. Le cocher, sans interrompre sa course vertigineuse, allume à l’avant du tramway ses lanternes aux verres rouges.
Et le tramway maintenant regardait la victoria.
Hop ! hop ! Plus vite ! Hop ! hop ! Le tramway va atteindre la victoria ! Pas encore. Ils sont arrivés en Bretagne, dans une morne plaine. Au loin, vers l’horizon, un bruit sourd et lugubre monte dans le ciel, sur qui se dessinent des formes frustes et gigantesques.
La victoria vient de disparaître derrière une de ces formes hautes et sévères. Il y en a, par la plaine, des milliers. La lune, à demi-cachée par un nuage, jette sur tous ces monstres une lueur blafarde. Au milieu d’eux, s’est perdue la victoria.
Le cocher du tramway sonne de la trompe, et, bientôt, aussi loin que peut s’étendre la vue, dolmens, menhirs, pierres branlantes, allées couvertes, cromlechs, se mettent sur plusieurs lignes et font place. Revoici le tramway derrière la victoria ! La lune les éclaire.
Hop ! hop ! les morts vont vite. Hop ! hop ! hop ! L’Océan derrière une falaise, se dresse et beugle. Hop ! hop ! c’est la fin, la fin dans la mer écumeuse. Hop ! hop ! la victoria ne s’est pas arrêtée. Elle se précipite, et, après elle, le tramway fait un saut. Ils vont, ils vont, on effleurant la crête blanche des vagues. La vitesse a mangé le poids !
Et ils roulent de la sorte pendant des nuits, des jours, des nuits, des jours, des nuits, des mois, des années, des siècles. Le cocher du tramway est toujours calme et placide, et regarde sans cesse en clignant des yeux. Il est l’ange du tramway. La petite cocote est encore blonde et belle ; mais sa robe n’est plus à la mode.
Hop ! hop ! Darwin a dit que les plantes, les animaux et les choses se transforment suivant les milieux où ils vivent : les roues de la victoria et du tramway se transforment en nageoires. C’est une simple question de temps, Darwin le sait bien.
À présent le ciel.
Ils ont franchi les mers et les terres, des milliards de fois. Enfin, la victoria et le tramway, vainqueurs de la force centripète, s’échappent par la tangente et partent, dans l’espace, à travers l’éther illimité.
Les années s’écoulent innombrables, et la victoria et le tramway vont sans cesse. Ils rencontrent la lune. Le cocher, gris, sonne encore, comme il le faisait de la Villette à l’Étoile, et la lune accélère sa révolution pour laisser passer.
Un voyageur est frappé d’une aphasie ; une voyageuse, qui s’est mariée en route, met au monde, sans douleur, un petit garçon. On le baptise, et, lorsqu’il a trois ans, le conducteur marque la place en pressant le timbre. Ding !
Plus loin surgissent des astéroïdes, des planètes, d’autres lunes encore. Tout s’écarte. Le tramway, dont les nageoires sont devenues des ailes, n’est plus qu’à quelques lieues de la victoria. La petite épinglée sent, sur les fins cheveux de sa nuque, le fouet du cocher du tramway.
Elle retourne la tête, et, pour la première fois, le tramway se trouble.
Le cocher ne voit pas un astre qui passe devant eux, en accomplissant sa rotation autour du soleil, et il oublie de sonner de la corne. Le tramway était lancé, comme la victoria, à une vitesse de quinze cents mètres par seconde, quand il s’arrêta soudain.
Un choc épouvantable ! Le tramway s’empêtrait dans les anneaux de Saturne.
Alors, Pantinois, n’étant plus bercé par le mouvement de la voiture, s’éveilla complètement et murmura, tout en se secouant :
« C’est la place de l’Étoile… La petite cocote doit être au moins à la Porte-Maillot… Tout de même, j’ai trop bu hier, en l’honneur de la fête… et je crois que j’ai mal aux cheveux. »
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(Félicien Champsaur, Entrée de clowns, dessins de Bac, Beauquesne, Blass, Chéret, etc., Paris : Jules Lévy, 1885)