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La Bretagne, et la France tout entière, il faut l’espérer, se préparent à célébrer le cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, et c’est justice. Celui-là, vraiment, fut un grand homme, et si quelques-uns de ses ouvrages, avant d’entrer dans le temple du classique, traversent en ce moment la période intermédiaire et obligatoire du « démodé, » ses Mémoires d’outre- tombe ont ceci de commun avec tous les chefs-d’œuvre, c’est que, accueillis d’abord assez froidement, ils n’ont fait que grandir et sont maintenant classés parmi les livres qui vivront toujours.

Au printemps dernier, presque à pareille époque, j’étais à Combourg, ce fier manoir qui abrita l’enfance de Chateaubriand et dont le souvenir attendri resta toujours dans son cœur à l’état de plaie douloureuse. C’est là qu’il faut lire les premiers chapitres d’Outre-tombe : devant ces nobles tours qui n’ont point changé d’aspect, les pages mélancoliques de l’auteur d’Atala semblent encore gagner du relief et de la poésie. Vous souvenez-vous du récit de ces soirées, de ces mornes soirées, dont le frisson hantait encore, plus de trente ans plus tard, Chateaubriand, lorsqu’il y rêvait dans ses palais d’ambassade à Berlin ou à Londres ? Le souper fini, la famille venait se grouper autour de la cheminée de la grande salle des gardes qui formait à la fois le salon et la salle à manger de Combourg. La mère se jetait en soupirant sur un vieux lit de siamoise flambée ; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Le jeune René s’asseyait auprès du feu avec sa sœur Lucile ; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Le père commençait alors une promenade qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau bizarre qui le faisait ressembler à un fantôme. Sa tête, demi-chauve, était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu’en se promenant il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus ; on l’entendait alors seulement marcher dans les ténèbres ; puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et René échangeaient quelques mots à voix basse quand il était à l’autre bout de la salle ; ils se taisaient lorsqu’il se rapprochait d’eux. Il leur disait en passant : « De quoi parliez-vous ? »

Saisis de terreur, les enfants ne répondaient rien ; le père continuait sa marche.

Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de Mme de Chateaubriand et du murmure du vent.

Dix heures sonnaient à l’horloge du château ; le sévère vieillard s’arrêtait ; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la réglait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie et s’avançait vers sa chambre à coucher, située dans l’une des petits tours. Lucile et René se tenaient sur son passage et l’embrassaient en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers eux sa joue sèche et creuse sans répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour dont on entendait les portes se refermer sur lui.

Alors, René conduisait sa sœur et sa mère à leur appartement. Avant qu’il se retirât, elles le faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu’un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu’on l’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle ; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule en compagnie d’un chat noir.
 
 
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Ah ! ce chat fantôme, quelle terreur n’inspirait-il pas ! René couchait seul, au haut du donjon, dans une partie déserte du château. Son imagination peuplait d’apparitions et de bruits sinistres les galeries et les couloirs de l’antique manoir. Mais son père fut inflexible et, loin de raisonner ses craintes, il le forçait à les braver. Lorsqu’il disait à son fils avec un sourire ironique : « Monsieur le chevalier aurait-il peur ? » l’enfant s’en serait allé, par bravade, coucher avec un mort. L’excellente Mme de Chateaubriand se servait d’arguments plus tendres : « Mon enfant, disait-elle, tout n’arrive qu’avec la permission de Dieu ; vous n’avez rien à craindre des mauvais esprits tant que vous serez bon chrétien. »

N’empêche que lorsqu’il se trouvait seul dans sa cellule, René éprouvait d’étranges sensations ; par son étroite fenêtre à vitres losangées, il n’apercevait qu’un petit morceau du ciel. Des chouettes, voletant d’une tour à l’autre, passant et repassant entre la lune et lui, dessinaient sur ses rideaux l’ombre mobile de leurs ailes ; quelquefois, le vent semblait courir à pas légers dans les galeries ; quelquefois, il laissait échapper des plaintes ; tout à coup, la porte était ébranlée avec violence… puis ces bruits expiraient pour recommencer encore ; et l’enfant, assis sur son lit, guettait dans l’angoisse, terrifié à la pensée d’entendre soudain, dans le couloir, contre sa porte, le rauque miaulement du chat dont parlait la légende de Combourg.

Plus tard, devenu homme, il souriait de ses appréhensions imaginatives ; la vie lui avait appris que les fantômes sont moins redoutables que les hommes, et il était persuadé, d’ailleurs, que le Chat noir n’avait jamais existé.

Eh bien, sur ce dernier point, il se trompait et c’est tout récemment que le hasard est venu confirmer, d’une bien étrange façon, la réalité, sinon de la légende, du moins du point de départ de cette tradition, aujourd’hui vieille de plus de quatre siècles. Au cours de ces dernières années, on avait entrepris quelques travaux de réparation au château de Combourg ; pour percer une porte de communication entre la salle des gardes et la petite tour de l’Ouest, les ouvriers s’attaquèrent à l’un de ces murs énormes, épais de trois mètres, comme il s’en rencontre dans les constructions féodales. En plein milieu de cette maçonnerie, ils rencontrèrent une cavité dans laquelle était déposé le squelette, entièrement desséché, d’un gros chat, qui avait été muré là vivant, attendu que les os blanchis de ses pattes étaient restés étendus dans la position où on les avait liés. Cette singulière découverte établit que, bien certainement, à une époque qu’il est impossible de préciser, se passa à Combourg un drame dans lequel un chat sorcier jouait un rôle ; pour punir la méchante bête de quelque maléfice, on l’ensevelit vivante dans le mortier d’une muraille. Les gens de la région perdirent peu à peu le souvenir du fait véritable ; le côté légendaire avait seul survécu, et voilà comment, au temps de Chateaubriand, la tradition d’un chat-fantôme subsistait encore à Combourg.

Mme la comtesse de Chateaubriand, propriétaire actuelle du château, n’a pas permis que ce témoin inattendu de la véracité des Mémoires d’outre-tombe fût jeté à la voirie. Le squelette du chat est déposé dans la bibliothèque du château de Combourg. Si Chateaubriand – qui n’y a jamais cru sans doute – le voyait là, étendu sous le globe qui le recouvre, il se trouverait vengé des terreurs que le satanique animal lui causait dans son enfance : la petite tour de l’Ouest, dans le mur de laquelle les ossements furent trouvés, aujourd’hui désensorcelée, a reçu le nom de Tour du chat.
 
 
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(G. Lenotre, « Variété, » in Le Monde illustré, journal hebdomadaire, quarante-deuxième année, n° 2141, 9 avril 1898. « Le Chat noir et la jambe de bois du comte de Combourg, » gravure illustrant la légende citée dans Les Chats de Champfleury [1870] ; cartes postales et photographie du chat momifié du château de Combourg)

 
 
 
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