chats
 

Quand on apprit que le chat de Babaud Monier avait parlé, ce fut tout un émoi dans le quartier des filatures, où la vieille fille habitait. Babaud vivait là, à l’entrée du bois du Pendu, un peu en retrait de la grande route, dans une vieille cour abandonnée, ancien verger de pommiers à cidre retourné à l’état sauvage et qu’on appelait le Clos muré.

Oui, le chat de Babaud avait la parole, tout comme un homme.

La mère Ledun, la matelassière, l’avait distinctement entendu scander d’une voix sorcière : « Il tombera de l’eau ce soir. » Elle et Babaud étaient à deviser, assises sur le seuil de la Monier ; la porte était grande ouverte puisqu’on était à la fin mai ; une heure venait de sonner, et la vieille fille venait de ranger la table et les restes de son repas. Tout à coup, du fond de la cuisine, une voix bizarre, un peu nasillarde, s’était élevée et, dans le silence de la pièce, la voix, on eût dit de bossu, de nain ou de farfadet, avait clairement prononcé cette phrase : « Il tombera de l’eau ce soir. »

Les deux femmes en étaient restées stupides ; elles s’étaient regardées, le cœur un peu serré, et une même idée leur avait coupé le souffle. Il y avait, bien sûr, quelqu’un de muché (1) dans le grenier, quelque mauvais plaisant qui voulait leur faire peur ; on leur jouait une farce ; mais la Monier, après un petit silence, avait hoché le menton : « C’était point possible, vu qu’elle avait retiré l’échelle du grenier depuis la veille au soir. »

Ce n’était point davantage quelque mauvais gars, attardé sur la route : le Clos muré s’enfonce très en recul de la chaussée départementale, et puis elle l’aurait vu passer ; le Clos muré est en pente, il grimpe à même la colline où commencent les hautes futaies du Pendu, et la masure de Babaud s’adosse dans un angle du mur, tel un vieux nid d’hirondelle. L’étrange prédiction ne venait ni de la route, ni du grenier, et c’est alors que la voix de mystère avait à tout à coup repris, dans le silence : « Il tombera de l’eau ce soir, les prés sont verts, le ciel est noir. »

Et cette fois, Babaud et la Ledun avaient été tellement saisies qu’elles avaient, d’un même geste, laissé choir chacune la tasse de café qu’elles sirotaient au bon soleil.

C’est alors que la Ledun, ayant avancé la tête, avait aperçu, dans la cuisine, Mirou, le chat de la Monier, lequel, assis entre les deux landiers, dans les cendres de l’aire, les regardait d’un drôle d’air, et même que ses grosses prunelles vertes lui avaient paru énormes et flambantes comme les bocaux du pharmacien de la Grand-Rue, et que Mirou lui-même lui avait semblé grandi.

« J’trouve que vot’ chat, mamzelle Monier, a une drôle de physiognomie ; d’où qu’vous t’nez cette bête-là ?

– C’est un chat trouvé sous une porte et que j’ n’aime point non plus. Il est solitaire, ne fraie point avec les autres chats, est froid à la caresse et s’nourrit d’ l’air du temps ; il ne chasse ni les oiseaux, ni les mulots, ni les autres bêtes. Pour un drôle de corps, c’est un drôle de corps de chat.

– Moi, mamzelle Monier, à vot’ place, je ne me soucierais pas d’avoir cette bête-là chez moi ; elle a un air qui n’ me revient point.
– Que voulez-vous, c’est une habitude, y m’tient compagnie, puis Mirou ne m’coûte rien ; mais, j’y tiens guère, car y ne m’dit rien non plus.

– Ah ! vous trouvez, vous, qui ne dit rien ! »

Babaud eut un tremblement nerveux ; les deux femmes s’étaient comprises.

« Alors, vous croyez qu’ c’est lui ? demanda la vieille femme avec un étranglement dans la voix.

– M’est avis que ça ne peut être que lui.

– Oh ! la sale bête, si j’étais sûre ! j’ la chasserais de chez moi. »

Mais Mirou, avec l’instinct merveilleux de son espèce, ayant deviné qu’il n’était plus en sûreté dans la maison, avait prudemment déguerpi. À pas de velours, il avait gagné le dehors et maintenant dormait en boule dans un pommier, à la fourche de deux branches dont ses griffes pétrissaient jouisseusement l’écorce.

Et c’est ainsi que s’établit, dans tout le pays, cette légende inouïe et pourtant familière, que le chat de Babaud Monier avait la parole.

Babaud Monier, une sainte fille, avait servi quarante ans de sa vie chez Mme de Chamarande, qui lui avait laissé une petite rente et la jouissance du Clos muré. Babaud Monier avait été le modèle des servantes, probe, sobre, de mœurs insoupçonnables ; elle vivait de six cents francs de viager de son ancienne maîtresse et de quelques fleurs qu’elle cultivait péniblement dans la pierraille de son verger.

La Monier me faisait un peu peur. Elle demeurait, il me semblait, si loin de la ville, et puis ces hautes futaies du Pendu, avec leur nom sinistre, m’impressionnaient ; le nom du Clos muré aussi ne me laissait pas indifférent.

Cette vieille cour à l’abandon, les grands murs qui l’entouraient, cette débandade de grands arbres crevassés, aux troncs tordus, branchus, et quelques-uns vêtus de mousses grisâtres, pareilles à des barbes, et la plupart étayés par des pieux, vieux pommiers à béquilles, évoquant l’idée d’arbres paralytiques, tout cela me pénétrait d’une terreur mystérieuse, et les belles fleurs que la Babaud y cultivait me faisaient l’effet d’un jardin de fée ; un éclairage étrange et plus dur que partout ailleurs, il me le semblait alors, faisait flamboyer toutes ces fleurs et je songeais malgré moi au jardin de la fée Gerbote, dont l’histoire me hantait toujours en entrant au Clos muré. « Elle habitait une masure à toit de chaume, assise en contrebas d’un grand talus planté de hêtres ; ses vingt-cinq sorciers, changés par elle en arbres pour des méfaits anciens, se convulsaient dans l’écorce des vingt-cinq pommiers. Ce verger de justice était gardé par des fleurs. »

Et dans mon imagination d’enfant, je confondais Babaud Monier avec la fée Gerbote. La vieille fille en avait d’ailleurs le profil en casse-noisette, la bouche aux lèvres minces, édentée et rentrante, le nez bulbeux et noirci de tannes…

Et puis, ce vieux petit logis, acagnardé dans l’angle de deux murs, affaissé, on eût dit de fatigue, et échoué là comme quelqu’un qui n’en peut plus, il avait aussi un aspect maléfique, ce jardin de Babaud Monier, où on accédait par un escalier de cinq marches, cinq degrés branlants et moussus où la vieille fille assise apparaissait tapie comme une araignée dans sa toile, parmi l’enchevêtrement des branches de pommiers.

Aussi, quand j’appris avec toute la ville que Mirou, le chat de Babaud Monier, avait parlé, je n’en fus pas autrement effaré ; je fus même étonné qu’on n’eût pas découvert plus tôt chez Mirou l’usage de la parole : ce chat sorcier rentrait bien dans le cadre de Babaud et de son verger. Lors de mes visites avec ma grand-mère au Clos, une autruche géante serait venue, comme dans le conte d’Hoffmann, nous accueillir au seuil et nous introduire avec une révérence dans le taudis de la vieille fille que je n’en eusse pas été trop éberlué ; les contes alors me passionnaient et je vivais, dormeur mal éveillé, dans une espèce d’atmosphère fantastique.

Et Mirou continuait à faire des siennes ; ses oracles sur la pluie et le beau temps défrayaient les entretiens de tout le pays. C’était un gros chat jaune aux yeux magnifiques, deux émeraudes taillées en amande, à la fois indolent et farouche, qui regardait les gens de haut et ne se dérangeait pour personne d’un coin par lui adopté. Il semblait dédaigner les visites, parlait à sa fantaisie, en présence ou en l’absence des curieux, et parfois, au milieu d’une belle assemblée, se levait de sa place et, la queue, droite, gagnait à pas majestueux la porte, et plantait là les visiteurs. Sa malice était diabolique ; un jour, le premier adjoint au maire, M. Rabue, qui s’occupait de métempsycose et croyait à l’âme des bêtes, avait eu la curiosité de cet animal et était venu au Clos muré. Mirou était alors juché sur le chéneau du mur où il ronronnait au soleil : ni les prières de Babaud, ni ses mains jointes, ni ses menaces, ni la présence de M. Rabue n’avaient pu décider Mirou à descendre… et pourtant sa vogue augmentait.

On avait beau en rire et en clabauder, chez les francs-maçons et les libres-penseurs, les pèlerinages au Clos muré se précipitaient ; des dames de la société avaient appris le chemin du Clos ; on se retrouvait là, maintenant, en compagnie choisie ; le temps était loin de la mère Ledun, la matelassière, et des ravaudeuses du quartier ; on y amenait les enfants comme aux marionnettes : Babaud avait doublé le prix de ses fleurs.

La Monier eût gagné de l’or, si Mirou eût consenti à parler sur les injonctions de sa maîtresse ; mais c’était une bête fantasque, qui n’opérait qu’à ses heures ; il y avait des semaines où Mirou demeurait muet pendant des jours entiers, d’autres où il parlait à tort et à travers, comme un perroquet ivre. Il tombera de l’eau, ce soir, les prés sont verts, le ciel est noir. La taupe aux champs, épi penchant. Il faut semer sous la lune. Aimez à la Chandeleur la rose et la neige en fleur ; des aphorismes et une obscurité mirlitonesque ajoutaient au prestige de Mirou. Mirou parlait dans la langue des dieux et en vers d’almanach.

Une chose étrange achevait d’impressionner et de convaincre : jamais Mirou n’ouvrait sa gueule quand il énonçait les mystérieuses sentences sur le blé, la taupe et la neige en fleur ; ses babines demeuraient immobiles ; Mirou gardait sa jolie frimousse énigmatique et inquiétante d’animal sacré ; la voix flottait par la cuisine, venue on aurait dit d’en haut, nichée dans le creux des solives, entre les gerbes de maïs, les carrés de lard et les chapelets d’oignons ; Mirou était ventriloque ; pis ou mieux, il y avait des jours où il se faisait invisible, la voix parlait et Mirou n’était pas là… et Babaud Monier vivait pénétrée de respect, de gratitude et d’épouvante.

« As-tu bien déjeuné, Babaud ? »

Ce jour-là, ce fut trop. Quand la vieille fille entendit son chat la tutoyer, elle prit du même coup la fièvre et le lit ; les voisines, inquiètes de ne pas la voir vaquer par le Clos autour de ses fleurs, la trouvèrent grelottante, suante et transie ; ses trois vieilles dents claquaient de terreur :

« Y m’a tutoyée, y m’a tutoyée, m’a appelée par mon nom, j’vas mourir !

– As-tu bien déjeuné, Babaud ? » ricanait la voix.

Les voisines se signèrent, il y avait encore plus de diablerie qu’à l’ordinaire ; la Ledun parla de noyer ce maudit animal. Une coïncidence voulut que Mirou disparût le même jour, on ne le revit plus. Lassé de tant de visites, rebuté de tant de sottise et revenu du succès, peut-être avait-il gagné les futaies hospitalières du Pendu, ravi de retourner à l’état sauvage après avoir vu de près la malfaisante ineptie des hommes – Mirou était un chat paisible – ou bien peut-être, averti par son instinct des mauvais projets mûris à son égard, avait-il prudemment cherché un autre gîte.

On déplora ce départ ; mais cette fuite mystérieuse comme le reste ne délivra pas la malade. Mirou avait beau s’être éclipsé, son âme maléfique était demeurée dans le Clos, et, dans les solives du plafond, l’insidieuse voix nasillait toujours : « As-tu bien déjeuné, Babaud ? Il tombera de l’eau ce soir, » et la pauvre Monier, butée dans son idée qu’on lui avait jeté un sort, râlait et délirait en appelant à son aide Jésus, Marie, saint Ambroise et saint Pancrace, et son état devint si grave que le pharmacien lui-même cessa d’en plaisanter et de ricaner sa facétie coutumière :

« Cette Babaud Monier !… il n’y a que les vieilles filles dont le chat parle ! »

C’est alors que la situation s’aggrava d’un fait étrange qui prouve à quel point il y avait de la sorcellerie là-dedans. Il y avait une quinzaine de jours que Babaud était au lit, agitée et fiévreuse, et la mère Ledun, la matelassière, et Lisa Henriot, la fileuse, la veillaient. Un matin, vers quatre heures, on était en août, Lisa Henriot entendit comme un bruit au-dessus de sa tête : comme un bruit de pas clopinant et mou ; quelqu’un marchait dans le grenier ; elle en avisa la Ledun assoupie auprès d’elle, et, s’étant consultées, les deux femmes décidèrent qu’on irait voir. On applique l’échelle à la trappe ; Élisa, qui était la plus brave, se hasarde : une chose voletante et à moitié rampante cherche à fuir devant son approche ; cela boitille et cela sautèle ; c’est quelques chose de noirâtre et d’informe et qui luit par places comme phosphorescent ; cela se réfugie dans la paille, deux yeux jaunes la regardent, et, dans le grenier baigné de clair-obscur, Lisa Henriot défaillante avance une main ; un formidable coup de bec lui entame le pouce, un effroi d’aile lui soufflette la joue, et, plus morte que vive, la Henriot dégringole l’échelle, la main endolorie et saignante.

« Jésus, Marie, qu’est-ce qu’il y a ?

– Y a, qu’y a une bête affreuse dans le grenier, quéque chose qui mord et qui pince et dont les yeux brillent comme braise ; pour moi, c’est d’ça que meurt cette pauvre Monier ; c’est une bête ensorcelée, ça clapote et ça volette comme un hibou.

– C’est-y possible ! elle vous a ben arrangée, c’te bête !

– Pour moi, c’est ça qui jabote et qui dit des mauvaises paroles pour endêver le monde ; c’est peut-être l’âme de Mirou. »

Dès six heures, les voisins étaient prévenus ; Malroux, le forgeron, et un garçon de ferme prenaient sur eux de monter dans le grenier ; on les entendit donner la chasse à la bête ; ils en redescendirent tenant par le bout des ailes une espèce de chouette piaulante et sanguinolente, un gros oiseau, on eût dit roussi par la flamme, noirci par la suie, quelque bête rôtie par un incendie ou échappée de l’enfer ; cela ouvrait un gros bec noir d’où pendait une lourde langue grisâtre, et cela dardait de larges prunelles jaunes en poussant des cris plaintifs ; sous le ventre, quand les plumes s’écartaient, la bête apparaissait bleu clair et rose vif, et le dessous des ailes s’attendrissait de jaune pâle.

Des femmes crurent s’évanouir : « C’est ce sacré Mirou qui s’est changé en chouette ; il a jeté un sort à sa pauv’ maîtresse, » et comme il sied de punir les sorciers et que le ressentiment populaire n’admet pas l’inexplicable, on tordit le cou à la bête d’abord ; puis on la cloua à la porte du logis, deux clous dans les ailes et un clou au cœur, – ce qui n’empêcha pas Babaud Monier de trépasser la nuit suivante, en entendant toujours son chat Mirou la tutoyer et l’appeler par son nom.
 
 

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(1) Muché, patois normand : caché.
 

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(Jean Lorrain, « Du Temps que les bêtes parlaient, » in Le Journal, douzième année, n° 3899, jeudi 4 juin 1903 ; reproduction partielle dans Le Journal du dimanche, revue hebdomadaire de la famille, cinquante-neuvième année, n° 3344, dimanche 2 juillet 1905. Repris en volume dans Des Belles et des bêtes, Paris : La Renaissance du Livre, 1908, puis dans Du Temps que les bêtes parlaient, portraits littéraires et mondains, Paris : Éditions du Courrier français, 1911)