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LE STÉGOSAURE

 

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« En voilà une histoire ! grommela le maire, en examinant, avec un mélange de scepticisme et de perplexité, la femme que le garde champêtre venait de lui amener.

– Il faudrait peut-être prévenir la gendarmerie, monsieur le maire, suggéra le garde.

– Fameuse idée ! Pourquoi ne pas faire sonner le tocsin et ameuter tout le village, pendant que vous y êtes ?… Pour qu’on se moque de moi à la préfecture et qu’on fasse des gorges chaudes de l’aventure si, comme il est possible, tout cela n’est qu’une invention de piquée ! »

D’un geste éloquent, le garde champêtre montra la créature minable, aux vêtements déchirés par les buissons, et dont le visage bouleversé et les yeux hagards proclamaient la violente terreur. Haletante encore de la course qu’elle avait dû fournir pour arriver jusqu’au village, elle continuait de trembler convulsivement.

« Elle n’aurait pas peur comme ça s’il n’y avait rien, émit-il. Moi, je crois ce qu’elle raconte.

– Vous !… Vous !… » grommela le maire.

L’exiguïté de la pièce le gênait. Il avait l’impression d’y être enfermé avec le problème soumis à sa sagacité et de ne pouvoir lui échapper. Il aurait voulu pouvoir s’en détourner et n’avoir pas à prendre une décision immédiate.

Il s’approcha de la fenêtre, puis revint vers la femme.

« Allons, dites la vérité. Vous avez trop bu, hier soir ? La bête fantastique, c’était quelque tronc d’arbre… ou bien l’ombre d’un rocher sous le clair de lune ? »

Mais la femme s’obstinait, répétant d’une voix grelottante :

« J’ai vu un monstre… un monstre… »

La nouvelle qu’une bête extraordinaire gîtait dans l’étang vert, en plein bois, à quelques mètres de la cabane du braconnier Mareux, s’était répandue comme une traînée de poudre. Quinze jours plus tard, après que de nouveaux témoins eurent constaté la réalité du monstre et donné son signalement, sa renommée avait dépassé le cadre local pour atteindre le chef-lieu. Il vint des journalistes et un professeur d’histoire naturelle qui eut, lui aussi, la faveur d’apercevoir la bête et pensa pouvoir l’identifier : c’était un stégosaure, apparemment conforme au type qui devait exister à l’époque mésozoïque. Versé dans l’étude des reptiles et des mammifères de la préhistoire, le professeur se montra affirmatif et l’affaire fit grand bruit. De tous côtés, on accourait pour voir « la bête de l’étang vert. » Et les Mareux, qui en avaient en quelque sorte la garde et le profit, n’étaient pas peu fiers. Ayant transformé leur cabane en buvette, ils donnaient à boire et à manger et fournissaient aux amateurs d’émotion, avides d’assister aux ébats du monstre, un guide informé, en la personne de leur fils Hilaire, gamin éveillé, dont l’instituteur vantait la prometteuse intelligence.

Disparaissant dans les roseaux de l’étang, avec une témérité qui donnait la chair de poule, Hilaire assumait en somme le rôle de rabatteur. Il excellait à troubler le sommeil du stégosaure et à le contraindre à se montrer.

Rentré au logis, où il rapportait d’appréciables pourboires, il se frottait les mains. Le père lui caressait les cheveux et la mère l’embrassait.

« Ça va !… Ça va ! disait Mareux. Mais faudrait voir à empêcher qu’on l’approche de trop près, notre phénomène. Il suffirait d’un coup de fusil et adieu, le monstre ! Je me suis laissé dire qu’il y avait des gens malfaisants qui rêvaient de le chasser et même de le capturer.

– Manquerait plus que ça ! » soupira la mère, consternée.

Le petit Hilaire ricanait.

« Vous en faites donc pas ! Il a le cuir dur et il n’est pas si bête que ça, notre stégosaure !

– Je vais toujours mettre une barrière de barbelés tout autour de l’étang, décida le père et puis, la nuit, je ferai des rondes.

– Tu te donnes une peine inutile, objecta le petit. Il n’obéit qu’à moi et ne se montre qu’à mon commandement, tu sais bien.

– Autant dire que tu l’aurais apprivoisé ! railla Mareux. Méfions-nous tout de même qu’on ne nous l’enlève, un jour que tu ne serais pas là. Ça ferait de la casse.

– Restez là, commanda le petit Hilaire. Il est caché dans ces roseaux. Mais je connais le truc pour le faire sortir. Vous pourrez le photographier, et même le cinématographier à votre aise.

– Comment t’y prends-tu ? demanda curieusement le touriste qu’il pilotait et qui n’était autre que le professeur d’histoire naturelle, venu du chef-lieu pour étudier le stégosaure.

– Je lui chatouille les pattes, » riposta le malicieux gamin.

Il disparut au milieu des roseaux. Le professeur resta seul. Il entendait battre son cœur. Pourtant, dominant son émoi et animé de cet héroïsme passager que peut inspirer l’amour de la science, il installait un petit appareil de prise de vue. En face de lui, les roseaux bougèrent, un dos hérissé de crêtes rugueuses, puis un corps énorme que terminait une tête minuscule en émergèrent et la bête fantastique, se traînant sur de courtes pattes, s’avança en grognant dans la direction du naturaliste-cinéaste.

« Hilaire !… Hilaire !… À moi, petit ! » cria malgré lui le professeur, d’une pauvre voix étranglée.

Mais Hilaire ne reparut point. Peut-être avait-il été victime de sa témérité et de la férocité du monstre ? Les cheveux hérissés et tremblant de tous ses membres, le professeur, essayant de se remémorer les mœurs probables des stégosaures, se cachait derrière son appareil et sortait de sa poche un revolver.

Coïncidence ? Ou instinct ? Brusquement et maladroitement, car il paraissait manquer de souplesse et ses mouvements étaient empreints de raideur, le stégosaure fit demi-tour et manifesta le désir de s’enfoncer dans les roseaux.

Courageusement, le professeur tira. Ce devait être un geste inutile, la balle ayant les plus grandes chances de s’aplatir sur l’épaisse cuirasse du monstre. Or, il vit voler en éclats l’une des crêtes. Grognant de fureur, sinon d’effroi, le stégosaure plongeait dans l’étang et devenait invisible.

Le naturaliste se précipita, ramassa les éclats de crête et découvrit avec stupeur, sur l’un d’eux, un fragment d’étiquette portant ces mots : « Bazar de… »

Alors, d’une voix que la colère et l’indignation rendirent éclatante, il cria :

« Hilaire !…Viens ici, petit monstre !… »
 

*

 

« Eh bien ! oui, confessa le gamin penaud, la bête, c’était une tarasque que j’ai confectionnée et articulée, d’après des dessins de mes livres de classe. Je m’enfermais dedans et je la faisais marcher… Dites, m’sieu ! Pas la peine de raconter ça. Si vous y consentez, je vous promets qu’on ne le reverra plus, le stégosaure… que vous avez reconnu !… »
 
 
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(H.-J. Magog, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-deuxième année, n° 18652, lundi 15 avril 1935)

 
 
 
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L’AUTOMATE

 

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Quand son mari vint lui annoncer que l’homme mécanique, auquel il travaillait fiévreusement depuis des années, avait enfin atteint le degré de perfection voulu et qu’il éclipserait tous les automates créés jusqu’à ce jour, Mme Charras haussa les épaules.

« Faribole ! répliqua-t-elle. N’aurais-tu pas mieux fait de t’atteler à quelque invention susceptible de nous enrichir ? J’ai été bien sotte de m’encombrer d’un mari assez niais pour fabriquer des pantins. »

La foi animait M. Charras. Il sourit sans se fâcher.

« Je te le présenterai ce soir, annonça-t-il. Tu le verras marcher et agir. Tu l’entendras parler. Il faudra bien que tu reconnaisses mon génie. J’ai créé un homme.

– N’as-tu pas peur qu’il t’assomme, comme cela est arrivé à un de tes confrères ? demanda railleusement Mme Charras.

– Attends d’avoir vu, » répondit M. Charras, qui retourna s’enfermer dans son laboratoire, tandis que sa femme s’apprêtait à rejoindre quelque compagnie plus réjouissante.
 

*

 

Ce fut par les journaux du lendemain que la capitale apprit le drame fantastique. Au cours de la soirée, l’ingénieur était apparu sur la porte du salon, dans lequel Mme Charras offrait le thé à quelques amies.

Il exultait.

« Venez ! tout est prêt, annonça-t-il. Venez contempler ma merveille… »

En dépit de la résistance de Mme Charras, qui persistait à douter et suppliait son mari de lui épargner le spectacle humiliant d’un échec, toute la compagnie avait suivi l’ingénieur.

Mais alors que celui-ci, d’un geste théâtral, soulevait la tapisserie qui dissimulait la porte de son laboratoire, un cri de stupeur lui échappa. Cette porte était fermée et résistait à ses efforts.

« Ton automate fait déjà des siennes ! » railla alors Mme Charras.

Les sourcils soudain froncés et en proie à une visible préoccupation, l’ingénieur devait être de cet avis. Courant à la cuisine, il en rapporta une hachette avec laquelle il s’escrima contre la serrure. Disloqué, un des battants céda et, par l’ouverture, les assistants épouvantés entrevirent une bizarre silhouette métallique, massive, rappelant confusément un chevalier bardé de fer, mais dépoétisé, modernisé. Marchant pesamment, par saccades, comme une machine, la masse s’avançait vers eux. Ce fut une panique.

Un cri atroce, qui leur glaça le sang dans les veines, arrêta les fuyards à l’extrémité de la pièce la plus reculée. Ils s’aperçurent alors que l’ingénieur ne les avait pas suivis. Et quand ils eurent recouvré assez de sang-froid pour revenir, prudemment, vers le laboratoire, ce fut pour y découvrir le cadavre de Charras, le crâne atrocement broyé. Sur lui gisait, pareillement inerte, « l’homme mécanique, » dont les poings métalliques étaient ensanglantés. Un tronçon de fil, dont l’autre fragment pendait encore à une prise de courant, fournit une explication plausible de son effondrement. Il devint évident qu’au cours de la lutte qu’il avait dû soutenir contre son créateur, le fil qui lui apportait l’électricité animatrice avait dû se rompre. Redevenu une masse de matière inerte, l’automate s’était abattu sur sa victime.

Ainsi apparut l’horrible vérité, dont nul ne douta : l’homme mécanique avait assassiné son constructeur.

Deux inspecteurs de police étalent venus procéder à une brève enquête. Il était tard. Remettant au lendemain l’étude de ce mystère, dont la solution devait nécessiter la collaboration de personnalités du monde savant, ils enfermèrent sous clé la monstrueuse mécanique, apposèrent les scellés et s’en furent.

Quand ils revinrent le lendemain, les scellés étaient brisés et la machine avait disparu.

« Que penses-tu de ce nouveau coup de théâtre ? demanda l’un des inspecteurs à son camarade, qui se nommait Cormières.

– Je pense que nous allons sous peu assister à une série de crimes fantastiques, répondit celui-ci.

– Tu crois que « l’homme mécanique »…

– Servira encore ? Oui, mon vieux. On ne peut pas l’avoir volé dans un autre dessein. »

Mais contrairement à ce pronostic, il ne devait plus être question de l’automate et les mois qui suivirent furent parfaitement paisibles. Il arriva seulement qu’à l’expiration de son veuvage, Mme Charras, s’étant consolée, épousa le jeune Jacques Fabrègues, dont chacun pensa qu’il faisait un beau mariage.

Et nul ne pensa plus à l’automate fabriqué par l’infortuné Charras – sauf, peut-être, les deux inspecteurs.
 

*

 

L’inspecteur Cormières arrivait triomphant.

« Eh bien, je l’ai retrouvé ! cria-t-il. C’est bien ce que nous pensions.

– Et alors ? demanda son collègue, sans s’émouvoir.

– Alors, je pense que tu ferais bien d’aller mettre en garde qui tu sais.

– Tu dois avoir raison, Auguste. »

Et le collègue alla sonner à la porte de Mme Fabrègues, veuve en premières noces de l’imprudent Charras.

« Excusez, monsieur et madame. J’ai une nouvelle assez désagréable à vous communiquer. Mais il vaut mieux que vous le sachiez. On a revu l’automate assassin.

– Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? » grogna Jacques Fabrègues, pâlissant légèrement.

L’inspecteur haussa les épaules.

« Je sais bien que ça a l’air d’une blague, reconnut-il, et que, pour des personnes raisonnables, il est difficile de croire à une histoire pareille. Moi, monsieur et madame, je ne crois ni aux fantômes, ni aux hommes artificiels qui se baladent tout seuls et font les gestes des vivants. Mais, jusqu’à preuve du contraire, le fait est là. Où se cachait l’automate ? Ou plutôt, en quel endroit le cachait-on ? Nous n’en savons rien. Ce que nous savons, c’est que, cette nuit, un être bizarre, que ceux qui l’ont aperçu déclarent être l’automate, a brisé les portes d’une certaine maison et s’est élancé dans la rue, brutalisant et renversant ceux qui tentaient de l’arrêter. Cormières est sur sa piste et moi je suis accouru ici, à tout hasard.

– Pourquoi ? bégaya Mme Charras.

– Pour vous protéger, en cas qu’il vienne.

– Vous avez pris une peine bien inutile, ricana Fabrègues. Ne savez-vous pas que l’automate de Charras ne marchait qu’à la condition d’être relié à un courant électrique ?… Alors… »

Il n’acheva pas. Un tumulte éclatait dans l’antichambre et les interlocuteurs, soudain sidérés virent tout à coup apparaître la monstrueuse silhouette de « l’homme mécanique. »

Les poings levés, il se dirigeait vers Fabrègues.

Vert de terreur, celui-ci tomba à genoux.

« Grâce ! gémit-il. Pardon !… J’aime mieux tout avouer… Mais protégez-moi !

– Avouer quoi ? questionna l’inspecteur, s’interposant entre l’automate et le second mari de Mme Charras.

– Mon crime… C’est moi… C’est moi qui ai tué Charras… Depuis longtemps, nous surveillions en cachette son invention et nous avions eu l’idée, madame et moi, de l’utiliser pour nous débarrasser de lui. Je me suis caché dans l’armature métallique. C’était possible, l’automate étant creux et se démontant pièce à pièce… Et j’ai joué son rôle. Puis j’ai profité de la confusion générale pour en sortir et disparaître. Au cours de la nuit, je l’ai emporté pour qu’on ne puisse étudier le mécanisme et soupçonner mon stratagème.

– On l’a soupçonné tout de même, triompha l’inspecteur. Et on a su retrouver « l’homme. » Allons, Cormières, sors de là-dedans et explique à monsieur que tu as eu la même idée que lui… pour l’obliger à avouer ! »
 
 

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(H.-J. Magog, in Le Matin, « Les Mille et un matins, » quarante-neuvième année, n° 17701, lundi 5 septembre 1932 ; illustration de Virgil Finlay pour Beside Still Waters de Robert Scheckley, 1953)