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Grâce aux sublimes indiscrétions d’Homère, nous savons tous que le plus spirituel et rusé des Grecs, Ulysse, roi d’Ithaque, fut, pendant au moins une année, l’amant de Circé, fille du Soleil, magicienne et reine de l’île d’Æa. Les compagnons d’Ulysse, redevenus hommes après leur métamorphose en animaux, firent sans doute une heureuse cour aux suivantes, caméristes, brodeuses et même aux simples pastoures de Circé pendant que leur maître trahissait sa chaste épouse Pénélope au profit d’une jeteuse de sorts et verseuse de philtres. Mais on ignore, ou à peu près, qu’un des matelots du roi d’Ithaque conserva jusqu’à sa mort, et cela par sa faute, la forme peu enviable d’un pourceau.

Il se nommait Likopinax – « le lécheur-de-plats » – et remplissait dans une métairie royale l’humble fonction de presseur d’olives, mais son intelligence ne put atteindre aux emplois supérieurs, ceux de bouvier, ou d’aide-échanson. Au moment de s’embarquer pour Troie, Ulysse l’aperçut qui ronflait sous un pin. Le roi tenait à conduire auprès d’Agamemnon un effectif de combattants aussi imposant que possible. D’esprit faible et de peu de valeur militaire, Likopinax n’en fut pas moins inscrit sur les rôles de l’armée. On affecta, d’ailleurs, cette médiocre recrue à la flotte, – entendez par là à la garde des galères, en compagnie des calfats et des vivandières. Pendant que les Grecs se couvraient de gloire autour de Troie et dans la ville, Likopinax buvait du vin au miel, mangeait des figues sèches à bord d’une birème et passait le reste de son temps à dormir.

Ilion prise, Hélène rendue à Ménélas, les comptes réglés, Ulysse repartit pour Ithaque, emmenant tout de même ce fainéant. Le lécheur-de-plats assista donc aux aventures de terre et de mer, Cyclopes par-ci, Lestrygons par-là, et fut l’un des quarante-six survivants qui débarquèrent en l’île où régnait Circé la rayonnante. À son tour, il vit remplacer sa tête et sa peau par un groin et des soies, en conservant le don des larmes et la pensée d’un homme. Mais l’enchantement agit sur lui avec mollesse : frappé le dernier par la fatale baguette, au lieu d’être mué en pourceau adulte, Likopinax débuta comme, cochon de lait. Il pleura sur sa destinée, grogna autant que les autres braves guerriers, partagea leur abjecte nourriture et fut, comme eux, enfermé dans la porcherie.

Mais le jour où le charme cessa, grâce à la salutaire plante moly, cadeau de Mercure à Ulysse ; lorsque les compagnons, le roi en tête, allèrent banqueter, boire le vin délectable en l’éblouissant palais de la nymphe, le stupide Likopinax, ayant mangé double pâtée, dormait encore sur son fumier, au fond de l’immonde repaire ! N’ayant point répondu à l’appel de son nom, il demeura un vulgaire « habillé de soie, » comme dit le peuple des champs.

La nuit venue, l’intendant et le portier éteignirent les lumières du palais royal d’Æa. Quand tout dormit dans l’île, l’ancien presseur d’olives s’éveilla en sursaut, et comprit son malheur. Il quitta la porcherie, dont l’issue était libre, personne n’y soupçonnant la présence d’un traînard. Incapable d’analyse, dépourvu de sens critique, peu porté à la psychologie, l’involontaire pachyderme crut au massacre ou à la fuite d’Ulysse et des quarante-quatre. Vite, il s’éloigna de ces lieux tragiques, et, maudissant son Roi plus encore que Circé, il alla se cacher derrière un rocher, au bord de la mer.
 

*

 

Le glouton soupirait après les figues, l’agneau rôti, les fromages d’Ithaque, tout en regardant se lever, chaque jour, l’Aurore aux doigts de rose. Au loin, sur les flots, Ulysse et sa troupe croyaient mort ou noyé le lécheur-de-plats, cette non-valeur. Heureusement pour Likopinax, le sol de l’île abondait en chênes. Il put donc se gorger de glands, grandir, grossir et finalement devenir pourceau, sans que jamais l’intendant et chef des métairies, homme âgé et dépourvu de zèle, eût l’idée de porter ses pas de ce côté.

Le solitaire, lui, écumait de rage. La patrie ne sortait plus de sa pensée, tant la terre natale exerce son prestige, même sur les plus minces intellects ! Cet exil entre la roche et la mer lui devint à la longue insupportable. Dans les premiers jours du mois bœdromion, c’est-à-dire en septembre, il rôdait aux environs du palais, au risque d’être capturé par les cuisiniers de la déesse… Il entendit de nouveau chanter à pleine voix l’enchanteresse, pendant qu’assise sur un trône d’or clouté d’argent, elle tissait, sa grande toile à prendre les hommes ; il s’extasia de la merveilleuse habitation en pierres polies, regarda les servantes aller et venir, le vénérable intendant à barbe blanche et fluviale donner des ordres en agitant son bâton… Tout ce monde était heureux, certes, mais rien ne valait le royaume d’Ulysse !

Likopinax sanglotait, grognait plus fort qu’à l’ordinaire, si bien qu’il attira l’attention d’un jeune esclave passant par là, porteur d’une amphore. L’éphèbe, étonné de voir un tel animal vagabonder auprès de l’auguste demeure, courut en avertir l’intendant. Et peu après, sur l’ordre de Circé, l’imprudent pourceau, dûment nettoyé, décrassé, parfumé de verveine, comparaissait devant elle.

Depuis longtemps, Ulysse était parti, abandonnant pour toujours la charmeresse d’Æa, parti pour de nouvelles aventures, parti pour recevoir de Pénélope, et les lui rendre, ses baisers conjugaux… Et cette idée torturait le cœur de Circé ! Ah ! si l’ordre des dieux n’avait pas été absolu, comme elle aurait gardé auprès d’elle son Ulysse, car il savait aimer, celui-là ! Nul des naufragés que touchait sa baguette n’égala jamais, aux heures d’amour, le robuste guerrier revenu de Troie. Elle ne cessait de penser à lui, évoquant ses moindres mots et attitudes, soupirant après les délices dont il l’avait rassasiée, les ardentes caresses qu’il lui prodigua… À l’aspect de Likopinax, Circé reconnut en ce pourceau un compagnon de son ancien amant, hoplite ou rameur, échappé par hasard à la réincarnation humaine.

« Celui-ci me parlera de l’absent ! » songea l’immortelle enfant du Soleil.

Elle congédia d’un regard serviteurs et suivantes, puis, la magique baguette ayant effleuré le groin de l’infortuné, Circé prononça ces paroles :

« Je te rends ta voix et ton langage d’homme. Pour le reste, je ne promets rien. Tout dépend de toi.

– Grâces vous soient offertes, ô déesse ! s’exclama l’errant. Mais ne laissez point inachevée votre œuvre. Accordez au pauvre Likopinax de reprendre sa première forme ; faites équiper une galère pour le ramener en Ithaque, et vous restituerez ainsi à la Grèce un de ses plus illustres soldats.

– Soldat, dis-tu ? Et quel était ton rang, ta dignité, dans l’armée du vaillant Ulysse et, sur le navire qui le conduisit en ma douce Æa ?

– Ce que je fus devant Ilion, princesse ? Je fus l’hipparque de mon roi, le commandant de sa cavalerie, et même son plus intime confident ! »

Circé sourit de pitié. Ulysse au grand cœur n’aurait jamais quitté l’île en y oubliant, un ami intime. Il était évident que le lécheur-de-plats se vautrait en plein dans l’hyperbole.

« Tu mens, tu m’étourdis de fables, dit-elle. Tu ne serais point Grec sans cela ! Mais tu as eu l’honneur de servir sous mon cher Ulysse ; à ce titre, tu m’es presque sacré… Conte-moi, oh ! conte-moi vite, Likopinax, ce que tu sais de ce héros ! Comment vivait-il dans Ithaque ? Ses sujets l’adoraient, n’est-ce pas ? Et d’abord, parle-moi de son royaume. Quels fleuves l’arrosent ? Combien de vaisseaux dans ses ports ? Dans ses villes, combien de palais ? »

Likopinax leva la patte dans le fallacieux espoir de se gratter l’oreille droite, – ce qui représentait pour lui le comble de l’embarras, aux temps à jamais envolés où il cueillait l’olive et voguait sur les vastes mers, – mais il ne put, hélas ! y parvenir… La déesse éclata de rire. Au fond, comme toutes les magiciennes, – je veux dire toutes les femmes, – elle possédait son côté faible. N’ayant plus sous la main qu’un seul compagnon d’Ulysse, elle voulut le ménager.

« Je vois ce dont il s’agit : tu crains d’affliger mon esprit du peu d’éclat de tes paroles. Peut-être ignores-tu, captif, le rythme, la splendeur, la musique, l’éloquence des mots achéens ? Parle quand même ! La fille des dieux comprend tout. »
 

*

 

Le pourceau, subitement rassuré, obéit non sans bravoure ; et ce jour-là, durant trois longues heures, il entretint Circé des olives, de l’huile, des campagnes, de la cité et du port d’Ithaque, patrie des guerriers aux belles knémides, mêlant à tout cela l’histoire de ses querelles personnelles avec le vieil Eumée, berger en chef du domaine royal, et le chien Argos, « qui le mordait toujours aux jambes, » affirmait-il. Un copieux repas, composé de cornouilles et de glands exquis, récompense la verve chaotique du narrateur. Le second jour, il raconta le siège de Troie… vu du fond d’une barque. La reine condescendit jusqu’à frissonner. Le troisième jour, il parlai d’Ulysse, mais sans nul enthousiasme. Pourtant, Circé but ses paroles jusqu’au bout. Le quatrième jour, dès que les gardes eurent introduit l’animal auprès de la déesse, Circé, un peu nerveuse, lui jeta ces rapides paroles :

« Je suis presque décidée à te rendre la forme humaine. Mais tu me dois encore une confidence, Likopinax. »

Elle ajouta, avec infiniment de câlinerie et de grâce :

« Parle-moi un peu de Pénélope, la femme d’Ulysse. Veux-tu ?

– De la reine d’Ithaque, princesse ?

– D’elle-même. Tu répètes mes questions comme la bavarde nymphe Écho… Dis-moi tout librement, mon ami, je te le permets… Voyons, Pénélope est-elle vraiment jolie ? De quelle couleur sont ses yeux ? S’habille-t-telle avec goût ? Marche-t-elle avec noblesse ? Ses cheveux sont-ils comparables aux miens ? »

Et disant cela, Circé secouait la blonde toison qui couvrait ses divines épaules… Likopinax se souvint que, maintes fois, Pénélope lui évita des reproches, des coups de bâton, aussi clama-t-il avec enthousiasme et allégresse :

« Pénélope est d’une beauté incomparable ! Je n’ai rien vu de semblable sous le soleil. C’est elle, et non cette mijaurée d’Hélène, que Pâris aurait dû enlever ! Et je m’étonne que le roi Ulysse, son époux, ait préféré n’importe quelle autre femme à cette splendide statue vivante !

– Imbécile ! s’écria la déesse, courroucée et bondissant sous l’outrage. N’importe quelle autre femme, misérable avorton, poussière de quai ! Tu ne m’as donc pas regardée ? »

Et, frappant un disque d’or de sa baguette, Circé appela :

« À moi, Myélodès, Karabos, Euryalès, à moi, venez tous ! Voici un pourceau lourd de graisse et de lard, qu’il faut tout de suite égorger, écorcher, démembrer, pour vous en faire des grillades… »

Ainsi mourut, d’une mort sans gloire, Likopinax, compagnon d’Ulysse, pour avoir trop aimé son ventre, trop dormi à l’heure du suprême appel et méconnu l’orgueil et l’amour-propre des cœurs féminins. Les dieux se vengent !
 
 

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(Tancrède Martel, in Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 284, samedi 13 novembre 1924. Franz von Stuck, « Tilla Durieux dans le rôle de Circé, » huile sur toile, c. 1913 ; Briton Rivière, « Circé et les compagnons d’Ulysse, » 1896 )

 
 
 
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