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On ne l’appelait pas autrement que « Le Bouc, » pour la belle raison qu’il était vraiment un bouc et le premier bouc du pays. Voici son histoire :

Sur les bords de cette fameuse Casamance que fréquentaient autrefois les négriers, un gardien de nuit vivait en paix. Sa fonction consistait à surveiller, entre la fermeture des magasins et le café du matin, un vaste terrain sur lequel étaient édifiées les bâtisses d’une puissante compagnie commerciale. Il devait protéger des voleurs et du feu la grande boutique ouverte le jour sur le fleuve, les magasins de réserves, et la maison d’habitation où dormaient comme ils le pouvaient le directeur et ses employés.

Ce comptoir était semblable à tous les comptoirs de la grande compagnie, et son veilleur, Makouman Kouyaté, apparaissait à première vue comme le type de tous les gardiens de nuit de la côte d’Afrique, que le manque de sommeil amaigrit et que la solitude rend philosophes.

Pour Makouman, qui allait vers sa soixantième année, grisonnant et ridé, cette place était une retraite. Il avait gardé de son métier de guerrier les habitudes d’un cavalier de roi nègre, portant d’un air martial, suspendu à l’épaule à la façon des Assyriens, un sabre courbe capable de repousser l’attaque d’une bête et de châtier les voleurs. Sa poitrine était couverte d’amulettes, car il m’est pas que les hommes pour tourmenter, la nuit, l’âme et même le corps d’un ancien guerrier chargé d’ans de souvenirs.

Le soir venu, dès que les gonds et les verrous des boutiques et des magasins grinçaient dans l’air rafraîchi, Mekouman Kouyaté se présentait au directeur, saluait militairement et répondait à la question habituelle :

« J’ai bien dormi aujourd’hui, patron. Mon œil sera clair toute la nuit. »

Il étendait sa natte sous un coin de la véranda, s’adossait au pilier de maçonnerie, les jambes croisées, attendant le sommeil des Blancs pour commencer sa tournée. Alors, il inspectait les portes, reniflait l’air pour déceler la moindre odeur d’incendie.

Et puis, la revue des clôtures terminée, notre gardien de nuit revenait s’installer sur sa natte, posait son sabre à côté de lui et se mettait à égrener un chapelet de marabout – car il est indispensable d’invoquer la puissance de Dieu et du Prophète pour que les Esprits ne viennent pas fatiguer le pauvre gardien de nuit, ces Esprits qui vagabondent, allant de la forêt voisine au fleuve tout proche, soulevant les toitures et les voiles qui recouvrent les hommes.

Le matin venu, après des nuits noires alternant avec des nuits où la lune recréait uu jour simplement affaibli, Makouman se présentait au directeur, toutes ses fournitures et son sabre sous le bras, se mettait au garde à vous et disait d’une voix égale :

« Darra Diotoul darra ! Rien n’est arrivé à rien ! »

Et il s’en allait rejoindre sa petite case, où l’attendait une femme simple et vieille et une calebasse de mil délavé avec de l’eau sucrée.

Makouman avait une retraite heureuse. Il commandait en chef, pendant la nuit, dans une concession des hommes blancs, écartant les ombres et les voleurs ; il était devenu le protecteur nocturne des maîtres du pays. Lorsque un alkati, un agent de police, faisait sa ronde, il appelait :

« Oh ! Makouman ! »

Et les deux autorités de la nuit serraient la main par-dessus la palissade, échangeaient du tabac et des noix de kola, mutuellement confiants dans leur surveillance.

À la fin du mois, le gardien de nuit payait au bureau de la Compagnie, où le caissier lui remettait une paye juste et régulière.

Tout allait bien pour cet homme engagé sur les chemins de la vieillesse.
 

*

 

Tout allait bien jusqu’au jour où le directeur, qui était jeune, peu friand des plaisirs locaux et qui s’ennuyait, fit venir de France sa femme et sa fille âgée de six ans.

Dès le bateau grec qui les avait transportées, la fillette, habituée au lait riche du Bourbonnais, avait pris en dégoût le liquide en boîtes qui, sur toutes ces lignes, remplace nos bonnes vaches d’Europe. Et c’est ce même lait, qui sentait l’eau de vaisselle et le fer blanc, qu’elle avait retrouvé au comptoir.

Le directeur ne redoutait rien tant que l’humeur de sa femme et le maigrissement de sa fille. Comme le pays manquait de vaches laitières, il s’avisa qu’un de ses agents, qui était Corse, avait un fameux troupeau de chèvres dont il avait rapporté le premier couple de sa montagne natale.

L’agent corse demeurait très haut dans la rivière, en amont de la ville. Sur le désir, à peine exprimé, de son patron, il envoya, par un chaland qui descendait vers la mer, deux belles chèvres, dont une avec un chevreau à la mamelle, et un bouc en pleine force de jeunesse.

« Ne vous faites plus de souci pour le lait, écrivit-il. L’autre femelle est pleine, et bientôt vous aurez un tel peuplement que vous ne saurez que faire des bêtes. »

Le soir même, le directeur appela Makoumon Kouyaté :

« Voici, dit-il, mon bouc et ses deux chèvres. Veille à ce que rien ne leur arrive au cours de la nuit…

– Je connais les boucs et les chèvres, répondit le vieux, et les histoires de boucs et de chèvres… Ni la hyène, ni la panthère ne viendront les chercher ici devant mes yeux !… »

Le bouc était magnifique. Court sur pattes, râblé, cornu à souhait, mais sans exagération, il avait une barbe drue et une crinière qui rejoignait presque la queue et qui doublait sa silhouette lorsqu’il la hérissait. Il était brun foncé, presque noir, et son œil, fendu et impertinent, avec un peu d’or dans les reflets, regardait tout avec vivacité, mais sans étonnement.

La première nuit, il éternua souvent, bêla par saccades. Il avertissait ainsi les chèvres du pays, ridiculement maigres et courtes, qu’il était là, lui, fils des boucs de la Corse, et que l’on allait voir ce que l’on allait voir…

À la lumière du jour, il se révéla magnifique et infatigable.

À peine brouta-t-il, de-ci, de-là, une touffe d’herbe oubliée au pied des palissades : tout juste pour faire comprendre qu’il savait choisir sa nourriture en tout lieu et qu’il savait également en laisser pour les chèvres qui l’accompagnaient en fidèles servantes.

Le reste de la journée se passa à visiter la maison, à grimper sur les caisses, les tonneaux, les balles de tissus et les sacs, tel un mouflon qui fait de l’alpinisme, bébeyant par-ci, reniflant par-là, frappant le sol de ses sabots fendus, impatient qu’il était de montrer à tous ce qu’était et ce que pouvait être un jeune bouc bien constitué parmi les boucs que Dieu a répandus sur la terre.

Ainsi, de jour en jour, sous le soleil ardent, l’ombre des magasins et des vérandas, notre bouc fit connaissance des poules et des coqs, des deux chiens de garde – qui ne gardaient que parce qu’ils étaient secoués de terreurs nocturnes  –et les canards énormes et lourds dont le pays est tellement pourvu que les noirs payaient leurs impôts à M. le Résident rien qu’en vendant leurs canards à un franc pièce. Il ne s’en étonna pas davantage : tous les boucs de la terre ne sont-ils pas habitués, depuis la nuit des temps, à fréquenter des canards, des chiens et des poules ?…

On l’appela « le Bouc, » car personne, dans cette grande compagnie, n’avait de temps à perdre pour lui trouver un nom. Et, de fait, il était le seul bouc, le vrai bouc, et ne prêtait pas à confusion avec toute autre bête cornue de la ville.

Dès le soir, vers six heures, lorsque la brise de mer arrivait sur l’escale et que les boutiques fermaient leurs portes en bois plein, le Bouc allait au-devant de son maître, accompagné de la petite fille dont le lait de chèvre favorisait la bonne mine. La fillette tendait la main, le Bouc tendait son museau, et tous deux recevaient régulièrement un biscuit.

Mais ce n’étaient là que jeux trop tranquilles. Le reste du jour, le Bouc passait tout le temps qu’il ne dormait pas à bouleverser le service des boys, qui se croyaient beaux et indispensables, comme tous les boys de la terre, se paraient des pantalons de leurs maîtres et y faisaient des taches. Il accablait de farces et de sarcasmes la cuisine tout entière, installée, comme toujours en Afrique, dans un petit bâtiment séparé, au pied de l’habitation. Quant aux nuits du Bouc, c’était autre chose !

Ce furent les nuits du Bouc, vraiment mystérieuses et sabbatiques, qui détraquèrent l’âme et le corps du vieux guerrier Makouman Kouyaté, gardien de la concession. On aurait pu croire qu’il criait : « Le jour est aux tyrans ! » Mais notre bouc n’était pas séditieux : il pensait plutôt que le sommeil des hommes était favorable à ses desseins. Comme, pendant le jour, il dormait à l’ombre, dès qu’il avait mangé et bien bu, voilà qu’au clair de lune le Bouc se mettait à galoper et à danser à travers les espaces libres…

Le vieux gardien suivait ses ébats fantastiques, ses courses éperdues à ras des palissades. Il le voyait dressé, la corne en bataille, contre des adversaires invisibles, déchirant le silence par de longs cris tremblottants qui parcouraient l’escale.

Et le vieil homme redoublait ses prières, pour écarter les maléfices possibles d’ure bête venue du pays des Blancs, et qui luttait avec les génies de la nuit.

L’escale avait fait sa place entre la rivière et la forêt ; et le village indigène s’était glissé entre les bois et les maisons à étage. Le Bouc s’inquiétait de ces espaces inconnus et trouvait la concession trop étroite.

Un soir, après avoir pourchassé Makouman et troué une palissade, il disparut dans la nuit.

Quelques instants après, on entendit, dans le lointain, bêler les chèvres indigènes dans leur enclos.

Le lendemain, les Noirs du village vinrent se plaindre au directeur, à cause des frayeurs nocturnes et des bris de clôture. Le directeur se mit à rire et distribua de menus cadeaux qui calmèrent les indigènes. Son Bouc était sacré. Des chevreaux et des chevrettes s’ébattaient déjà dans la cour et en faisaient espérer beaucoup d’autres ; sa petite fille s’amusait des facéties de la bête, et surtout elle mangeait du couscous de mil au lait frais, chose qu’elle aimait entre toutes.

Bientôt, dans l’escale, on parla du Bouc, et ses frasques animèrent les conversations autour de l’apéritif, au Cercle, où se réunissaient le Résident, le commissaire de police, les chefs de comptoir, le docteur, le douanier et les rares dames de l’escale.

Le directeur de la grande compagnie tirait fierté de son Bouc, car il ne chassait pas et n’avait pas encore d’automobile. Cependant, il fit appeler Makouman, le plaisantant dans sa langue, disant « qu’il n’avait jamais entendu dire qu’un vieux guerrier authentique n’ait pu maintenir dans la voie des bêtes familières un bouc qui était de l’espèce des autres boucs de la terre. »

« Ô maître de la maison ! répondit le vieux, c’est que… ce bouc qui est devant vos yeux n’est pas comme tous les boucs que Dieu a faits !… »

Et il promit de mieux veiller et d’empêcher de sortir cette bête, qu’il commençait à prendre pour le diable.

Il l’attacha, il le renferma dans la cuisine après le départ des boys. Peine perdue. Le Bouc se lançait à corps perdu et cassait sa corde, sautait par la fenêtre de la cuisine et, au moment où le gardien de nuit commençait à s’endormir, filait devant lui comme un vent de tornade.

Bientôt après, les chiens hurlaient, les chèvres bêlaient de plaisir ou d’angoisse, et l’on entendait jurer les femmes de tirailleurs qui logeaient dans des cases alignées non loin de la concession.

À l’ordinaire, le Bouc revenait tous les matins pour le café, heure à laquelle le directeur et ses employés lui donnaient une part de leur pain. Un matin, il ne revint pas et ne rentra à la concession que le surlendemain. Retour glorieux : son poil était tout mêlé d’épines, son cuir écorché, mais il avait l’air faraud et l’œil en feu.

Les sauvages qui bordaient la forêt se plaignaient au commissaire ; Makouman, le gardien de nuit, vieillissait, car le souci de cette bête dépassait sa pauvre cervelle, et le commissaire, à l’heure des cocktails, plaisantait le directeur, qui, plus que jamais, se rengorgeait en écoutant les exploits de son Bouc racontés par le représentant de l’autorité.

Le directeur fut un peu moins fier lorsque la bête resta quatre jours sans rentrer. Il interrogea le gardien de nuit, qui s’excusa, prétextant qu’il n’avait plus de corde pour attacher le Bouc.

« Au surplus, ajoutait-il, les cordes ne serviraient pas à grand’chose. À coup sûr, Makouman croyait que la bête était aidée par le diable. »

Cependant, le vieil homme se réjouit, à part soi, et son visage reprit de la sérénité. Ses prières avaient porté leur fruit, les monotones et patientes prières qu’il adressait au Ciel et au Prophète, afin que la « Bête » s’égarât dans la forêt et fût dévorée par un des seigneurs nocturnes de la brousse, hyène ou panthère.

Hélas ! le repos de son esprit et sa joie ne durèrent pas plus que le silence d’une épouse de tirailleur. Vers neuf heures, en pleine activité du comptoir, on vit, sur la place du marché, apparaître le Bouc, non pas un Bouc triomphant, mais un Bouc penaud, encadré de deux miliciens noirs, l’arme à l’épaule.

Quand il entra dams la concession, par le grand portail, tout le monde et le vieux Makouman purent voir que ce n’était plus le Bouc de tous les jours : ses cornes étaient peintes aux trois couleurs du drapeau de la Résidence, un faux-col était fixé à son cou par une cravate aux couleurs claires, et ses pattes de devant étaient ornées de manchettes en papier, toutes pareilles aux papillottes dont on pare les manches de gigots.

On eut bientôt l’explication de cette mascarade : le Bouc avait passé les deux dernières nuits en fourrière, et le Résident avait voulu dissiper un « coup de cafard. »

Makouman, le gardien de nuit, aurait dû se réjouir de l’abaissement de celui qu’il considérait comme son ennemi.

Peut-être prit-il le faux-col pour une marque d’élévation, ainsi que le pensent les jeunes noirs qui sortent des écoles ? Le fait est qu’il fut pris d’une terreur maléfique. La bête était revenue ! Et il partit, la tête basse, les bras abandonnés, la savate lourde.

Le Bouc se tint tranquille pendant quelques nuits. La fourrière l’avait assagi. Cependant, le vieux paraissait chaque jour plus inquiet. Un matin, à l’heure du café, le gardien de nuit se présenta, muet, la figure toute déviée par une paralysie faciale. Il se tenait droit et buté, les yeux à terre.

Lorsque les employés furent partis au travail, seul en face de son patron, il se décida à parler. Péniblement, car sa bouche était tordue.

« Bien sûr, la bête était le diable, le cheïtane en personne, et il le savait depuis longtemps. Mais, cette nuit, comme la lune était basse et touchait les arbres de la forêt, il avait vu la bête se grandir et se grandir encore, et bondir et courir… Il avait vu ses yeux de feu passer devant lui, si vite que cela avait fait frrrou, comme un grand vent de tornade. Ça lui avait glacé la face, qui était restée tordue d’un côté !… »

Le directeur dépensa du temps et des paroles pour lui expliquer que ce n’était qu’une paralysie, que le docteur allait le soigner et le guérir. Makouman demeura buté et demanda à être réglé : il quittait la maison et son service. « Il ne voulait pas rester une heure de plus dans la maison du diable ! »

Le caissier lui compta l’argent de sa paye et le directeur y ajouta une gratification. Et puis, on le laissa partir, la tête basse et la figure de travers. Makouman s’en alla très vite, vers le Nord, du côté de son village, en brousse.

Le soir même, le Bouc délaissa la cour, et les chèvres, et les chevreaux, les jeunes boucs qui commençaient à s’ébattre, à se montrer plus astucieux que leur père, et fit une fugue du côté de la forêt et du village.

D’impatience ou d’angoisse, les chèvres jetèrent leurs cris déchirants. Puis, la nuit se renferma dans un silence plus inquiétant que tous les bruits qui peuvent naître du ciel et du sol, des arbres et des herbes. Où était le Bouc ? Que faisait-il de sa nuit, si tourmentée à l’ordinaire ? Trottait-il ? Courait-il ? Et pourquoi, s’il avait quitté la maison des hommes, ne craignait-il pas la panthère, qui promenait un peu partout son humeur rageuse ?

Le lendemain, le Bouc rentra au petit jour, modeste et ponctuel. Il accepta un biscuit et alla se coucher à l’ombre, dans un coin de bâtisse…

Dans la journée, des indigènes rapportèrent dans la cour de l’importante compagnie le corps de son vieux gardien de nuit, trouvé sur le chemin, hors du village, le visage redressé, mais les yeux restés grands ouverts, encore pleins d’une terreur indicible.
 
 

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(André Demaison, in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, douzième année, n° 540, samedi 18 février 1933)

 
 
 
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