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Le lieutenant posa son bock vide sur le guéridon de marbre, et but la bière de sa moustache.

« J’ai failli vous l’apporter, moi, le clou de l’Exposition, et je vous promets qu’on se fût pressé autour de mon gourbi ! Il aurait fallu, cependant, qu’on ne payât point à la porte, car si nous avions seulement réclamé dix centimes par visiteur, va-t-en au diable, la foule aurait passé en haussant les épaules, et les rares payants se seraient crus volés par un banquiste. Non… J’aurais tout simplement présenté mon article dans une section scientifique ou industrielle, et vous auriez vu le succès. Imaginez, à l’Alimentation, entre le riz d’Asie et le cacao d’Amérique, une petite case africaine, bambous et feuilles de palmier, avec cette coquette inscription : « Homme comestible. »

Parfaitement : un homme comestible, engraissé tout exprès pour la table, superbe, appétissant et joyeux ! J’ai eu cet article-là, moi, et l’Exposition ne l’a pas eu. Il a manqué. Quand une exposition se vante d’être universelle, son rôle est de nous montrer tous les produits, que diable ! Puisque le commerce de la chair humaine se pratique tranquillement chez nous, pourquoi ne pas montrer au moins un spécimen de la culture ? On trompe le monde, en lui cachant des choses, et vous croyez naïvement, vous autres, que l’anthropophagie tend à disparaître du monde, qu’elle se pratique en temps de guerre, peut-être, entre des peuplades perdues, et que cette coutume barbare s’évanouit à l’ombre de nos drapeaux, dès qu’on les plante quelque part ! Vous croyez qu’on mange de l’homme quand on est privé de mouton, qu’on mange des ennemis, qu’on mange de vieux parents devenus inutiles, ou des enfants qu’on ne veut pas nourrir ? Vous croyez que les victimes ont du chagrin, qu’elles supplient, demandent grâce, tendent les bras ? Balivernes ! On mange de l’homme parce que c’est bon, et ceux qu’on mange ne mettent pas tant de façons à monter sur le gril.

Et voici la preuve ! Car je vous garantis l’authenticité de mon histoire.

Nous avions, pendant six semaines, remonté le fleuve, et nous devions, au confluent, attendre la baleinière du commandant. Dans le village, on nous reçut avec des marques de respect et de sympathie parfaitement simulées, comme les plus faibles en prodiguent aux plus forts : on nous procura des bananes, du poisson frais, et des cabris. Nous dressâmes notre tente, et, devant, on planta le drapeau tricolore. Les nègres l’entouraient de révérences, comme le fétiche d’un ami, et l’on fit palabre alentour. Même, on nous offrit le foutou, arrosé de vin de palmes, et de gin : les chefs avaient mis, pour nous faire honneur, leurs habits de cérémonie, composés d’un pagne aux couleurs vives, et les guerriers portaient pacifiquement à leur ceinture, dans un fourreau de cuir enrichi de clous dorés, leur machette dont la garde est ornée de nacre. Les jeunes gens nous donnèrent le simulacre d’un combat, et, quand la fête fut terminée, on nous laissa tranquilles.

Nous n’avions plus qu’à attendre patiemment l’arrivée de la baleinière, que les Congolais, de leur côté, attendaient avec plus d’impatience : de tout ce que nous pouvons leur offrir, la chose que les Noirs désirent entre toutes, c’est le départ des Blancs.

Donc, nous voilà installés, et mêlés à la vie de ces pauvres diables ; elle est bien simple : ils font grève. Ils sont en grève depuis des milliers d’années. C’est le pays idéal, où le patron doit travailler tout seul, et produire pour tout le monde : le patron, bon enfant, se résigne, car le patron, c’est la nature ; elle trime, et mes gars vont dormir à l’ombre.

Quand je dis qu’ils ne font rien, j’exagère : il faut pourtant ramasser, la récolte. Mais on se bouge le moins possible, et toutes les excuses sont bonnes.

Un grand bélître de vingt ans rôdait pendant des heures autour de notre tente.

« Paresseux, tu ne fais donc rien ?

– Moi pas travail. »

Il riait, très fier, comme si l’oisiveté professionnelle eût été, chez lui, comme en France, un privilège d’aristocrate ou de fonctionnaire.

Il était beau, solide, sain, et toujours content. Lorsque par hasard un de ses compatriotes passait en portant un fardeau, il zézayait de petites phrases pour narguer le travailleur, et personne ne se fâchait. Quand une femme rentrait au village, portant un panier de bananes, ou une cruche d’eau, il s’approchait en riant, choisissait deux fruits, trois fruits, les plus beaux de la corbeille, buvait à la cruche, et la femelle disait : « Lagbé. » Il répondait : « Lagbéo. »

« Va-t-en dormir.

– Je vais dormir. »

L’interprète lui cria de ma part : « Tu n’as pas honte ! Ne peux-tu aller toi-même chercher ton repas, au lieu de dépouiller les autres, fainéant. »

Il rit, et dit : « Moi pas travail. »

J’imaginai qu’il était sans doute prêtre ou sorcier, et qu’il exploitait la crédulité des gens. Dans ce cas-là, rien à dire : il faut respecter la religion, toujours et partout ; c’est mon principe.

« Veux-tu gagner un baïssa ? Porte cette malle au bateau. »

Il se récria : « Co ! co ! co ! »

Ce qui signifie : « C’est loin, très loin, trop loin ! »

« Tu te moques de moi ! Deux cents mètres ! Tu auras un verre de gin.

– Moi pas travail. »

Qu’un nègre refuse de l’alcool, cela passe les bornes, et la religion seule pouvait opérer ce miracle. Je n’insistai donc plus et laissai mon homme en repos.

Il continuait son manège, prélevant la dîme à l’entrée du village, et quand cette prébende ne lui suffisait pas, il pénétrait naïvement dans les cases, mangeait le foutou, et s’en allait en riant, lesté à souhait pour dormir. Jamais un coup de bâton ne l’accueillit, et le doute ne restait plus possible : « C’est un sorcier. »

Je ne m’en occupais d’ailleurs que pour en rire, et ce gaillard m’amusait par son aisance à exploiter la sottise humaine, en dépit de l’égoïsme humain ; il m’amusait aussi par sa bonne humeur perpétuelle : il ne demandait qu’à rire, et tout prétexte lui suffisait ; il riait de voir les gens, il riait d’être seul, il riait de cueillir un fruit, ou d’avoir bu sa gorgée d’eau, il riait de marcher et de s’asseoir, il riait du soleil levant et du soleil couchant, de la brise et de la lune : il nous donnait l’image de l’homme parfaitement heureux.

Un jour, nous vîmes autour de lui, sur la place du village, un gros rassemblement : il était debout au milieu du cercle, tout nu, et les Noirs s’approchaient de lui tour à tour, lui traçaient des lignes sur le corps, avec une craie rouge : on illustrait sa peau de carrés, de losanges, de cercles, de rectangles ; on lui dessinait des anneaux rouges autour des cuisses, des mollets ou des bras, autour du cou.

Puis, les gens lui mettaient une pièce de monnaie dans la main, et il riait.

Je m’enquis du sens que pouvait avoir cette cérémonie, et l’interprète me traduisit le renseignement : « On va manger l’homme ; chacun choisit et achète son morceau. »

Alors, vous pensez si je m’indignai ! Au fond, je m’en moquais, et l’affaire était drôle ; il me tardait même de rencontrer des camarades, à qui je la raconterais ; mais quoi ? Je devais empêcher qu’une pareille chose se produisît à l’ombre du drapeau ! Je tempêtai, je fis venir ce veau, et je l’admonestai de la belle façon.

À tout, il répondait en riant : « Brafoué, moi content… Moi pas travail… Moi bon manger… » Et il riait plus fort, touchant du bout du doigt sa fesse ou ses côtelettes : « Bon, bon, ça bon ! » Il allongeait sa lippe avec un air de gourmandise, et, les yeux arrondis par l’imagination, il gloussait, se gargarisait de salive, mâchonnait et se délectait des excellents morceaux qu’il continuait à désigner du doigt :

« Ouah, bon… Fon, bon… Bon, bon… Cahin, bon…

– Tu n’as pas honte, malheureux ? »

Je lui parlai de la dignité humaine et je sentis que j’avais tort.

« Tu es un homme libre, depuis que la France…

– Moi pas travail. Moi bien soigné… Moi content… Moi bon…

– C’est une honte, de se vendre, et tu devrais rougir…

– Toi pas savoir, toi pas goûté… Bon, bon, bon… Toi pas bon manger, blanc ! Pouah ! Blanc mauvais, blanc sucré. Nègre bon. »

À ma place, qu’est-ce que vous auriez répondu ? Des bêtises. J’en ai dit. Les grands mots de lâcheté, d’infamie, c’est des opinions, et ce n’est pas des arguments. Pensez de moi ce que vous voudrez : je ne trouvais rien à répondre pour convaincre cet homme qu’il n’était pas content, ou qu’il avait tort d’être content.

Il retourna sur la place, recommençant à appeler, avec de petits cris gutturaux, la clientèle.

Je ne pouvais cependant pas souffrir qu’on se moquât ainsi de mon prestige et de mes remontrances : je fis empoigner le nègre. Je crois bien que j’eus tort, car nos amis de la veille entouraient la tente avec des grognements de menace, et je dus faire prendre les armes. Le chef vint parlementer. Je prétendais que le veau rendît l’argent aux acheteurs, mais il s’y refusait. On le lui prit de force, et, pour la première fois, je le vis triste. Le chef emporta les pièces de monnaie, et les restitua aux clients ; mais sans doute chacun d’eux réclamait plus qu’il n’avait donné, une bagarre s’ensuivit. Les clameurs devenaient inquiétantes ; les femmes nous jetaient des pierres, et je ne sais comment l’affaire eût tourné, si la baleinière du commandant n’était arrivée pour nous sortir de peine.

Le canon est un orateur admirable : il n’a pas besoin de parler pour qu’on l’approuve ; il n’a qu’à se montrer. Grâce à lui, nous pûmes transporter à bord notre bétail humain, auquel on dit : « Tu resteras avec nous : tu travailleras à la manœuvre ; tu gagneras ta vie ; tu es un homme libre. » Il écoutait et ne riait plus.

Les deux baleinières partirent de conserve, mais, à la tombée de la nuit, le nègre se laissa glisser dans la rivière, sans qu’on s’en aperçût, et retourna vers ses clients, qui le soignaient si bien.

Il aimait être mangé. C’était sa vocation. »
 
 

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(Edmond Haraucourt, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, neuvième année, n° 3001, mardi 18 décembre 1900 ; « Préparation d’un repas de Cannibales au Brésil [détail], » gravure sur acier dessinée par Demoraine, gravée par Prot, 1859)