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Tant crie-t-on Noël, qu’il vient.

FRANÇOIS VILLON.

 
 

On a beau le représenter très vieux, extrêmement vieux, le bonhomme Noël, sous la figure d’un grand-papa tout en neige, et portant une barbe si longue qu’on se demande comment il fait pour marcher sans se prendre les pieds dedans ; on a beau l’imaginer plus vieux même qu’on ne le représente, le bonhomme Noël ; quelque antiquité qu’on lui attribue, on le rajeunit toujours, et il est encore plus vieux que cela, le bonhomme Noël !

Car il ne faut pas vous laisser tromper par son nom, qui est son nom d’aujourd’hui, son dernier et très nouveau nom, un nom de dix-huit siècles, mettons quasi dix-neuf, pour faire un compte rond ; et il faut bien vous dire qu’avant celui-là, il en a porté d’autres, une ribambelle d’autres, dans un tas de langues disparues ou à peu près, et chez une foule de peuples abolis ou n’en valant guère mieux ; et il faut savoir qu’il n’a pas toujours été vêtu de sa présente robe brune de capucin catholique, et qu’il a vécu en toge romaine, en pèplos grec, le front coiffé du pschent égyptien, le poil tressé à la mode assyrienne, et qu’il a été brahmane au temps des Védas et mage à l’époque zoroastrique, et qu’antérieurement il avait été sorcier dans des tribus sauvages, et qu’antérieurement encore il avait fréquenté les cavernes des troglodytes, et qu’il a même été quaternaire, peut-être tertiaire, et vraisemblablement quadrumane ; toutes choses vous prouvant qu’à l’époque de la première nuit de Noël, le bonhomme Noël était déjà d’une vieillesse extraordinaire, préhistorique, antédiluvienne et immémoriale.

Pareillement sont d’une vieillesse effroyable, presque aussi ancienne que la sienne, les quelques personnages que je vais avoir l’honneur de vous présenter, dialoguant avec le bonhomme Noël, et en qui vous croirez sans doute reconnaître des gens de l’heure actuelle, mais qui sont réellement des gens ayant existé depuis qu’il y a des gens, autant dire depuis toujours ; car, de ce qui se passait sur ce globe terraqué avant que l’homme ou le quadrumane notre ancêtre y eût fait son apparition, ni vous ni moi n’en avons cure, je pense, et nous en laissons sagement le souci aux géologues, paléontologues, cosmologues et autres vénérables logues.

N’empêche que cet antédiluvien bonhomme Noël et ses préhistoriques interlocuteurs, je vous demande la permission de vous les présenter sans toges, ni pèplos, ni pschent, ni poils tressés, ni frusqués de peaux de bêtes, ni défrusqués non plus et in naturalibus comme ils auraient le droit de l’être à titre d’êtres immémoriaux, fabuleux et même allégoriques ; et je vous les montrerai simplement tels qu’ils sont de nos jours, usant en cela de la méthode employée par les naïfs artistes du moyen-âge, lesquels ne se faisaient aucun scrupule de peindre les saints, les apôtres, Notre-Seigneur, Madame la Vierge et le Père Éternel en personne avec ses traits, les allures et les costumes qu’ils voyaient autour d’eux parmi leurs contemporains.

Et donc, le bonhomme Noël sera ici ce bonhomme Noël qu’on donne aux petits enfants en ce jour, un grand-papa tout blanc de neige, de la neige hivernale jointe à celle des ans, froqué dans une robe brune de capucin, et précédé d’une barbe si longue qu’on se demande comment il peut marcher sans se prendre les pieds dedans.

Et les quelques personnages ses interlocuteurs sont tels que je vais dire.

D’abord, un grand sécot, en blouse bleue, au glabre visage couleur de rave jaune, aux cheveux de chaume, au torse noueux et tordu comme un cep de vigne, aux jambes lentes, maigres, plongeant du jarret ainsi que celles des chevaux fourbus, au ventre rentré, à l’échine en voûte, ramenant obstinément vers le sol de lourdes épaules, au bout desquelles pendent des bras trop longs terminés par des mains calleuses toujours en train de fouir la terre.

Puis, une façon de nègre blanc, en salopette de toile sale, nègre par la noirceur qui barbouille son pauvre visage souffreteux, blanc par sa peau qu’on voit paraître en plaques pâles entre les écailles de noirceur, sa triste peau d’un blanc malade comme le blanc des chicorées poussées en cave et qui ne sont jamais baisées du soleil.

Ensuite, une grosse fille, qui n’a pas une mine de famine ainsi que les deux précédents, et qui a, au contraire, une face de prospérité, haute en couleur, sous un bonnet garni de rubans, et qui est, comme disent les petites gens, avantagée des estomacs, car elle en exhibe deux vraiment appétissants, mais qui, tout de même, ne semble pas heureuse, car ces estomacs appétissants servent à repaître les appétits gloutons d’enfants qui ne sont pas les siens.

Après, un travailleur aux besognes moins définissables que celles des deux premiers, et l’air un peu plus faraud aussi, avec son pantalon de velours à côtes, son bourgeron que recouvre une veste de cotonnade, sa casquette sur l’oreille et sa cigarette au bec ; mais pas un richard, bien sûr, néanmoins, malgré tous les métiers qu’il sait faire, façonnant le bois, le fer, le cuivre, tout ce qu’on veut, et n’y gagnant cependant que juste de quoi loger en garni, manger à la gargote, et crever finalement à l’hôpital.

Auprès de lui, sa sœur, en robe défraîchie, à prétention de toilette, le chignon piqué d’un peigne en toc, les joues plâtrées, les yeux grossièrement allongés de noir, la bouche saignante de rouge trop cru ; tout le corps en tordions lascifs et la trompette trompettant la gaieté, mais la voix rauque d’alcool et de sanglots, le regard pareil à celui d’une chienne battue, et l’être entier suant la misère, l’esclavage, la maladie secrète, la prison au gros numéro, et vraiment, pauvre créature, la sœur de l’homme voué à la crevaison d’hôpital, la triste sœur de l’homme de peine, cette fille de joie.

Et encore un couple, le mâle et la femelle, cette fois ; le mâle en suroît ciré, botté de pesants sabots à tige de cuir, la gueule tannée par les vents du large et salée par les embruns, les yeux couleur des vagues qui seront son tombeau mouvant ; et la femelle portant dans ses bras et traînant à ses jupes des friclées de marmaille ; et tous les deux ayant l’air inquiet d’affamés qui mangent quand la mer le veut bien, en attendant que la mer les mange.

« Ah ! ah ! te voilà donc revenu encore un coup, bonhomme Noël ? »

Ainsi parlent les éternels pauvres bougres à l’éternel bonhomme Noël, et il leur répond en souriant :

« Mais oui, me voici revenu encore un coup.

– Et, disent-ils, qu’est-ce que tu nous apportes, cette année-ci, bonhomme Noël ?

– Mais, réplique-t-il, ce que je vous apporte tous les ans, depuis que le monde est monde. »

Et tous de s’écrier, joyeux :

« Quoi donc ? Quoi donc ?

– Vous le savez bien, fait-il en souriant de plus en plus.

– Dis quand même, clament-ils tous. Cela fait toujours plaisir à entendre.

– Eh bien ! murmure tout bas le bonhomme Noël, je vous apporte l’espérance que je reviendrai encore l’année prochaine vous apporter la même chose que cette année-ci et que l’année dernière.

– Quoi ? quoi ? » hurlent-ils tous, maintenant furieux, et voyant bien que son sourire est un mauvais sourire de vieux farceur.

Et le bonhomme Noël, vieux farceur en effet, leur crie d’une voix d’abord généreuse :

« Je vous apporte, je vous apporte… »

Puis il se sauve, en ajoutant d’une voix qui ricane :

« Peau de balle ! »
 
 

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(Jean Richepin, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 1915, samedi 25 décembre 1897 ; illustration d’Arthur Rackham. Ce conte n’a, semble-t-il, jamais été repris en volume)