homme sauvage1
 

Cadix, avril 1893.

 

J’aime les légendes. Ce sont les plus belles histoires, les plus troublantes et les plus amusantes, les plus diverses et les plus poétiques. Un bon conte ne me touche pas autant qu’une jolie légende. Le conte est inventé. La légende est vraie. Du moins, je la veux toujours croire telle.

En un rapide voyage, après un séjour même, peut-on parler d’un peuple, décrire son caractère, ses habitudes, ses mœurs ? Non. Rien de burlesque comme l’appréciation d’un « circulaire » sur les pays qu’il traverse et sur leurs habitants. L’opinion de Bædeker ne devrait-elle point lui suffire ?

Seules, les légendes nous renseignent. Elles montrent l’âme de la foule. Elles sont cette âme même, en ses manifestations naïves. Je les aime surtout fantastiques, et fort lointaines aussi, pour ne les pouvoir vérifier. Les autres trop souvent s’écroulent comme des châteaux en Espagne. N’est-ce point une légende que la semaine sainte à Séville ? Oh ! l’amère désillusion ! À des heures d’intervalle, les confréries passent. Quelques figurants travestis en moines, la tenue mauvaise sous leur lustrine où dégouttent les larmes des cierges, précèdent une sainte en robe somptueuse ou un Christ en manteau vénitien, portés sur une châsse par une trentaine d’hommes dont on aperçoit, à chaque repos, entre les draperies qui s’écartent, les haillons et les visages trempés de sueur. Et nulle piété, rien de solennel. Des rires, des cris, comme à un spectacle. Une mascarade.

Consolons-nous avec les légendes. Qu’elles nous viennent de la chronique ou de la tradition, elles ne trompent pas, elles. Elles sont immuables. Ici, j’en ai noté quelques-unes, toutes amoureuses, toutes un peu barbares. Il n’en est pas d’autre sorte. N’est-ce point d’ailleurs les deux traits essentiels de ce pays ?

Ces deux traits, l’histoire de Maria Coronel les réunit au plus haut degré. Son corps est conservé dans l’église de Santa Inès, une de ces innombrables chapelles de Séville, dont aucune n’est indigne d’attention.

Et la légende dit : Don Pedro le Cruel aimait dona Maria. Elle, ne l’aimait pas, mais aimait son mari. Jaloux, le roi fit condamner le mari et promit la grâce du prisonnier à dona Maria si elle consentait à couronner sa flamme. Chose admirable, elle préféra la mort de l’aimé à son propre déshonneur. Et le mari fut exécuté en sa présence. Et le soir, comme don Pedro voulait forcer sa porte, elle versa sur elle l’huile de sa lampe et y mit le feu. Ce qui n’a nullement altéré la beauté de son corps. De quelle émotion respectueuse vous pénètre la vue de ces dépouilles !

Bien triste aussi, mais plus douce, la rêverie que vous offre la fontaine des Amours, à Coïmbre. Au pied des cèdres qui l’abritent, Inès de Castro attendait le fils du roi. Elle avait une démarche si noble qu’on la surnommait « Port de Héron. » Or, quand l’infant ne venait pas, Port de Héron pleurait et écrivait des lettres. Et elle confiait ses larmes et ses missives à la source, pour qu’elle les portât à son amant, au château voisin. Et la source, j’en suis sûr, ne manquait point de les porter. Mais le vieux roi s’inquiétait de cette intrigue. Il fit tuer Port de Héron. Et l’une des pierres de la fontaine est teinte de sang.

Ce sont là de piètres amours, des amours de petites gens auprès de celui qu’éprouva le calife Abd-er-rahman pour sa sultane favorite. Tout ce que les Arabes, d’ailleurs, ont laissé ici, monuments et souvenirs, est grandiose et d’immense envergure. Ce pays ne vaut guère que par eux. Supprimez la mosquée de Cordoue et l’Alhambra de Grenade, ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, et l’Espagne n’existe plus. Leurs légendes sont de même taille.
 
 
Homme sauvage2
 

Sur un désir de sa maîtresse, le calife bâtit en quelques mois un palais, une ville même, aux environs de Cordoue. Il fit venir les marbres les plus précieux, appela les architectes de Bagdad, les sculpteurs de la Grèce, les orfèvres de Lusitanie, les tisseurs de Lisbonne. Des flottes ramenèrent de Syrie les cèdres et les bois odorants. On employa dix mille artisans, deux mille quatre cents bêtes de somme, quatre cents chameaux. Le pavillon central était couvert en tuiles alternées d’or et d’argent. Des émeraudes, des perles et des rubis furent incrustés dans les colonnes de jaspe et d’albâtre. Du vif argent remplissait des bassins de porphyre soutenus par des pieds de cristal. Au milieu d’une vasque où se jouaient des poissons de toutes couleurs, se dressait une statue d’or de la favorite. Cette ruineuse folie absorba les trésors et les revenus du califat.

On estime les dépenses à 825 millions. (1)

Cinquante ans après, des bandes de barbares ravagèrent les environs de Cordoue, incendièrent les palais, et il n’en resta pas pierre sur pierre. Aujourd’hui, c’est une lande inculte. À tout moment, le pied s’y heurte à quelque mouvement de terrain formé de cendres, de débris informes recouverts par la poussière des siècles.

La vieille Espagne aussi a ses souvenirs, l’Espagne des premiers temps catholiques, l’Espagne superstitieuse et féroce, où devait surgir plus tard l’Inquisition.

Aux environs de Barcelone s’étalent des montagnes isolées, le Montserrat. C’est un chaos de cônes gigantesques entassés les uns sur les autres, de crêtes découpées en dents de scie, de rocs sévères et nus. Tout en haut s’élève un monastère, dédié à la Vierge du Montserrat. L’image sacrée fut sculptée par Saint-Luc, apportée en Espagne par Saint-Pierre, et retrouvée par l’ermite Jean Garin.

Et la légende dit, au sujet de cet ermite :

Riquilda, fille de Vifredo le Velu, comte de Barcelone, devint tout à coup possédée du démon. Une sorcière consultée déclara que Jean Garin, seul, pouvait délivrer la malheureuse. Le comte partit vers la montagne, accompagné de sa fille, la confia au saint homme, et eut l’imprudence de s’en aller. Poussé par le diable, l’ermite abusa de la jeune fille. Puis, pour cacher son crime, il lui coupa la tête et l’enterra.

Un si grand forfait fut suivi de remords atroces. Jean se mit en chemin vers Rome, afin de se confesser au pape. La pénitence imposée fut effroyable. Le Saint-Père interdit au coupable de jamais regarder le ciel, et lui enjoignit de s’en retourner à sa montagne en marchant sur les pieds et sur les mains, comme une bête brute. Il ne se redresserait point, ne mangerait que de l’herbe et ne prononcerait une parole qu’au jour où Dieu lui-même le préviendrait de son pardon.

Et Jean retourna sur les pieds et sur les mains jusqu’au Montserrat. Ses vêtements tombèrent en lambeaux. Son corps devint plus poilu que celui d’une bête fauve. Et il vécut de racines et de plantes.

Au bout de quelques années, le comte Vifredo vint chasser le sanglier dans les montagnes. Ses traqueurs rencontrèrent Jean Garin, qu’ils prirent pour un animal sauvage d’étrange espèce. Ils s’en emparèrent. Le comte l’enferma sous l’escalier de son palais, une chaîne au cou. Toute la population s’empressait autour de lui.

Mais un jour, sur la demande des convives, on l’amena dans la salle du festin. Et, au moment même, un enfant de cinq mois, fils du comte, prononça ces paroles qui stupéfièrent les assistants :

« Lève-toi, Jean Garin, Dieu t’a pardonné ! »

Et la bête se leva, et dit son histoire, et implora sa grâce. Et, à l’exemple de Dieu, le comte pardonna.

Il en fut récompensé. Voulant savoir où reposait sa fille, il fit ouvrir la fosse. Et, du fond de son tombeau, Riquilda se dressa, vivante, ayant seulement autour du cou une trace rose aussi fine qu’un fil de soie.
 
 
Homme sauvage3
 

_____

 

(1) ces détails sont empruntés au livre de M. Germond de Lavigne.
 

_____

 
 

(Maurice Leblanc, in Gil Blas, quinzième année, n° 4990, lundi 17 juillet 1893. Estampes de Martin Schongauer : Homme sauvage portant un écu au lévrier ; Homme sauvage tenant un écu au cerf ; Homme sauvage tenant deux écus, l’un au lapin, l’autre à la tête de Maure. Source : Gallica)