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LES CORBEAUX

D’après un tableau de Schenck

 

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La scène est étrange, imprévue, funèbre. Un coin de nature, au fond des montagnes, loin de toute habitation, l’hiver. La neige partout, sur les rochers qu’elle cache, dans l’air qu’elle obscurcit, la neige blanche, froide, inexorable.

Là, un agneau et sa mère ont été séparés du troupeau par quelque avalanche. La mère est étendue morte. Le sang lui sort de la bouche et rougit la neige. L’agneau résiste encore et bêle douloureusement. Derrière eux, tout près, une troupe de corbeaux attend. Ils sont posés sur une barrière d’arbres coupés, observant et méditant. Ils sont graves, patients, féroces. Ils ont des regards louches et obliques. Ils savent que le moment vendra bientôt pour leur horrible festin. Ils attendent.

Les aigles attaquent et luttent. Les vautours fondent sur leur proie. Les corbeaux attendent. Ils ont pour eux la tempête, la rafale, l’ouragan, l’orage, le précipice, le torrent, les batailles sanglantes. Les tueries humaines et les hivers implacables leur servent leurs repas. Ils savent bien qu’ils n’ont rien à faire pour trouver à point un sang chaud où plonger leurs becs. Ils attendent. Le petit agneau, cependant, la douce victime, ne peut que bêler près de sa mère qui ne le défend plus. On voit dans ses yeux ses angoisses. Quant aux corbeaux, ils sont là, impassibles, reluisants, satisfaits.

Ils attendent.
 
 

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(Gabriel Marc, Contes du pays natal, Paris : G. Charpentier & Cie, 1887 ; August Friedrich Albrecht Schenck, « L’Orphelin, » c. 1878)

 
 
 
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August Friedrich Albrecht Schenck, « Angoisse, » c. 1878. National Gallery of Victoria