Utilisation des spectres et réglementation des fantômes
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Depuis les sensationnelles apparitions de M. Hamlet père sur l’esplanade d’Elseneur, les spectres ont toujours pris plaisir à brouiller les familles et à troubler, par leurs dangereuses fantaisies, la vie laborieuse des humains.
Un mouvement de réaction, très accentué, s’est dessiné depuis peu contre les inutiles facéties de ces messieurs. Nous vivons, en effet, à une époque où tout le monde doit travailler, même les revenants, s’ils persistent à demeurer parmi nous.
L’idée est partie du Nouveau Monde. Les journaux américains nous annoncent qu’on y emploie maintenant les spectres d’une façon courante aux tra vaux domestiques, selon leurs aptitudes.
Les fantômes traîneurs de chaînes sont embauchés dans les ports ou pour le halage le long des rivières. Les apparitions ayant une langue de feu sont très appréciées comme allumoirs dans les bureaux de tabac ; celles dégageant une odeur de soufre sont très justement employées à la confection si dangereuse des allumettes.
Les plus méchants sont ainsi utilisés ; quant aux revenants bons, ce n’est pas seulement d’aujourd’hui qu’ils sont appréciés de tous.
Cet exemple a été bientôt suivi en Angleterre et chacun sait que M. Crookes, l’illustre savant, était arrivé à remplacer complètement son personnel domestique par des apparitions faisant son ménage sans bruit, sans rien salir, ni casser et pour un prix véritablement dérisoire (un drap de lit blanc par an).
Il nous semble même, à ce propos, que les fonctions de garde-malade et de surveillante seraient avantageusement confiées à des spectres dans nos grands hôpitaux.
Toutefois, il vaut mieux ne pas aller trop loin en pareille matière. Si les spectres revenant volontairement parmi nous peuvent être traités avec une pareille désinvolture, il n’en est pas de même des honnêtes fantômes qui ne demandent rien à personne.
Aussi pensons-nous que le gouvernement a eu tort de chercher à exciter les haines et les revendications ouvrières, jusque chez les morts, par cette nouvelle loi sur les accidents du travail dont la mise en vigueur soulève à juste titre l’émotion générale. Il est vraiment désagréable pour un patron de se voir poursuivi éternellement et légalement par des spectres qui lui réclament leurs frais funéraires, car un fantôme entre chez vous à toute heure, sans se faire annoncer, ce qui peut devenir parfois véritablement inconvenant. L’article 15 de la nouvelle loi parle en effet des contestations entre les victimes d’accidents et les chefs d’entreprise relatives aux frais funéraires et aux frais de maladie.
Aux frais de maladie, fort bien ; il s’agit là de contestations entre vifs, mais les frais funéraires ?? Voyez-vous une victime d’accident, retour de son propre enterrement, venant chercher querelle à un entrepreneur, chez lui, au beau milieu d’un grand dîner ? C’est rendre légale la trop fameuse statue du… quémandeur !
La nouvelle loi va peut-être un peu trop loin !
W. DE PAWLOWSKI
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(Gaston de Pawlowski, in Le Rire, journal humoristique paraissant le samedi, cinquième année, n° 248, 5 août 1899 ; illustrations d’Arthur Burdett Frost pour Rhyme? and Reason? [1888] de Lewis Carroll)
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(Gaston de Pawlowski, « TSF Tribune, » in L’Est républicain, quarante-quatrième année, n° 16567, mardi 12 juillet 1932)