S’il faut en croire le Galignani Messenger, le roman de l’Homme à l’oreille cassée fait encore travailler quelques imaginations. Il y a trois ans, un Berlinois, fatigué d’une vie qui n’avait plus rien à lui apprendre, résolut d’en suspendre le cours et de revivre après un siècle de sommeil ; il décida même sa femme à partager son sort. Tous deux construisirent une glacière perfectionnée et, après avoir recommandé qu’on leur fît un peu de feu vers l’an 2000, ils s’apprêtaient à entrer dans leur frigorifique, quand la police, qui ne se plaît qu’à troubler les honnêtes gens, interrompit cette curieuse expérience.
*
Un Américain vient d’être plus heureux. Il s’était persuadé qu’en réduisant au minimum l’oxygène inspiré, l’homme pouvait végéter indéfiniment et sans usure dans une torpeur voisine de la mort. Il fit creuser un caveau dans lequel un mouvement d’horlogerie réglait l’introduction du gaz et projeta d’y passer une centaine d’années. Mais, par prudence, il tenta d’abord une expérience plus courte ; il pria sa famille de l’enterrer dans son caveau, de semer des graminées sur la place et d’augmenter progressivement le débit de l’appareil lorsque le gazon aurait atteint tout son développement. Ses héritiers se prêtèrent volontiers à cet essai ; ils attendirent scrupuleusement que le ray grass eût poussé dru et vigoureux, rendirent de l’oxygène au de cujus, procédèrent à l’exhumation et constatèrent qu’il ne restait plus qu’à substituer à l’herbe éphémère un marbre définitif.
_____
(« Au jour le jour, » in Journal des débats politiques et littéraires, cent-septième année, mardi 17 septembre 1895 ; repris dans la chronique de L’Univers, n° 10150, mercredi 18 septembre 1895, puis dans La Lanterne, dix-neuvième année, n° 6724, jeudi 19 septembre 1895. Bernard Buffet, « Nature morte à la tête de veau, » huile sur toile, 1957)