L’ÉTRANGE VOYAGE

 

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« Vous, monsieur, qui paraissez si bien informé, vous ignorez encore, sans aucun doute, les circonstances véritables de l’étrange aventure qui bouleversa, l’an dernier, la vie de notre ami James Stout Brighton et entraîna sa disparition de notre monde pour un temps que ni vous ni moi, monsieur, ne pouvons apprécier en ce moment.

Vous savez, n’est-ce pas, comme tout le monde, que James venait, chaque soir, à Yorick-Garden, en aéroplane, et que cette concession faite aux mœurs du temps mettait en joie tous les habitués du théâtre. Et puis, l’on savait que James était un esprit curieux épris d’étrangeté, recherchant toujours des aventures singulières, et que ses actions n’étaient jamais celles du vulgaire.

Depuis dix ans déjà qu’il perfectionnait et transformait les simples aéroplanes dont nous nous servons encore, vous et moi, tous les jours, on pensait que les effets qu’il en saurait obtenir ne seraient point ceux du commun, aussi bien personne ne s’étonna-t-il autrement, le jour où on le vit arriver de Paris avec sa nouvelle machine, quatre heures au moins avant l’ouverture des portes du théâtre.

James, vous vous en souvenez, manifesta ce soir-là quelque impatience. Personne n’était encore là, les décors n’étaient même pas plantés. Quatre heures d’attente, c’était, pour James, une chose parfaitement impossible, et il résolut, comme vous le savez, d’aller faire un petit tour pour essayer la nouvelle machine qu’il venait d’inventer.

C’était, on vous l’a raconté sans doute, un engin formidable de quatre-vingt-douze puissances, s’alimentant directement par la combustion de l’air, et dont la vitesse pouvait s’accroître d’une façon indéfinie, grâce au tuyau de pipe rayé en turbine qui s’enfonçait en spirale dans l’air et apportait au moteur une provision toujours croissante d’ozone liquéfié.

En quittant la place du Yorick Theatre, James, sans idée préconçue, régla son volant boussole de direction vers l’Ouest et bondit en ayant avec une telle rapidité qu’il disparut aux yeux de tous à la façon de ces bulles de savon qui s’élèvent et s’évanouissent dans un rayon de soleil.
 

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Tranquillement installé dans la cabine centrale, James jeta les yeux derrière lui et, à son grand regret, ne put rien voir. Aspirées par la vitesse, des cheminées, des petits cottages et des bergeries entières, arrachées de terre, montaient en l’air dans le sillage de l’aérotrombe et obstruaient la vue. James s’amusa un instant en contemplant une brebis bêlante qui flottait en allaitant encore ses petits, puis il mit ses turbines complètement en prise et regarda vers le sol.

À son grand étonnement, il constata que les côtes d’Angleterre disparaissaient déjà et qu’il filait sur l’Océan.

Fiévreusement, il consulta son chronographe ; trois minutes s’étaient écoulées depuis son départ de Londres. L’heure des îles Scilly retardant de vingt-huit minutes sur celle de Londres, c’étaient donc vingt-cinq minutes que James venait déjà de rattraper sur le temps. Parti à quatre heures de Londres, James prenait le large à trois heures trente-cinq.

Ce premier succès le grisa. Il mit son levier sur la soixante-quatrième vitesse en prise directe, assujettit le pare-étincelle contre l’inflammation de l’air, et l’aéroplane partit sur l’Océan comme un bolide.

Quinze minutes après, James passait en comète sur New-York, exactement à onze heures dix-huit du matin, l’heure de New-York retardant de cinq heures sur celle de Greenwich.
 

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Dès lors, ce fut une course folle à la poursuite du temps passé. Bien avant San-Francisco, James rattrapait la nuit précédente, puis le coucher de soleil de de veille, puis la journée précédente, puis des jours encore et des jours passés.

Il revit l’Angleterre et le public qui se pressait, la veille, aux portes du Yorick Theatre, dérapant sur les nuages, filant toujours avec pleine avance, plein ozone et les courants magnétiques dans le dos.

Parfois, il vérifiait la direction de son volant-boussole, prenait une pilule de bœuf liquéfié et quelques grammes de somnoline de plomb. Puis, régénéré, il regardait à nouveau ce qui se passait sur terre.

À mesure qu’il rattrapait des mois et des années, James s’intéressait toujours davantage aux êtres et aux choses, et son œil ne quittait plus le récepteur du guiderope-télépho-amplificateur.

Avec indignation, il se revit lui-même à l’âge de six ans, volant du gin à sa pauvre grand-mère, et, furieux, coupa l’allumage. Il ne s’arrêta que deux tours de terre plus loin et s’interpella rudement l’avant-veille du forfait. L’enfant lui répondit en riant et le traita de vieux fou. James comprit alors combien les jeunes gens ont tort de ne pas croire aux prédictions des vieillards et repartit tristement. Au surplus il ne comprenait pas bien comment il ne se souvenait pas de s’être lui-même rencontré jadis à l’âge de six ans, et cette angoissante question lui valut un grippage partiel de la deuxième circonvolution frontale.

Bientôt, James se sentit dépaysé : l’exécution de Charles Ier le laissa froid et c’est à peine si la découverte de l’Amérique l’émut quelque peu, lui qui venait de la découvrir tant de fois.

Un moment, il s’arrêta pour s’entretenir avec des généraux romains. Il voulut étonner ses auditeurs, leur prédire l’avenir ; il bluffa, se coupa lui-même. On le prit pour un simple augure et on lui donna quelques drachmes en échange d’un Napoléon couronné, que l’on accepta sans difficulté.

Toujours plus anxieux, James remonta furieusement dans l’histoire. Il passa comme un astre brillant au-dessus de la Grèce antique et jeta le trouble dans les observations astronomiques de la Chaldée.

Bientôt les hommes disparurent, les volcans s’allumèrent et le sol se convulsa. James franchissait l’histoire et remontait aux origines du monde.
 

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Or, un jour qu’il volait au-dessus d’une forêt vierge, écoutant avec stupeur les bêtes parler, comme elles avaient encore le droit de le faire avant la création de l’homme, James ressentit tout à coup une vive douleur à l’extrémité de la colonne vertébrale, cependant que l’aéroplane s’arrêtait brusquement, comme enrayé par un objet insolite.

James, étonné, chercha à se rendre compte de ce qui se passait et, en tâtant l’endroit meurtri, quelle ne fut pas sa stupeur en constatant derrière son dos la présence d’un commencement de queue. James Stout Brighton remontait au singe !

« By god ! fit-il, je crois fort qu’il serait temps de m’arrêter ; sans cela, je serai bientôt dans la peau d’un zoophyte. »
 

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Péniblement alors, James reprit sa route vers l’est, mais en première vitesse cette fois, le moteur étant sérieusement avarié et ce fut à peine s’il put rentrer sans panne dans l’histoire.

Fort à propos, il revint pour la création de l’homme et Dieu l’employa, ouvrier anonyme, à éviter l’inceste dans la première famille humaine.

D’aucuns disent, mon cher monsieur, qu’il périt lamentablement dans la préhistoire, sous le pseudonyme de Prométhée ; d’autres qu’il regagna misérablement son siècle à pied, sous le nom du Juif Errant ; d’autres enfin qu’il épousa la fille de Seth dont il eut Hénoc, qui vécut soixante-quinze ans et engendra Lémac, qui vécut cent-quatre-vingt-deux ans, qui engendra Noé qui vécut cinq cents ans, et engendra le Shamrock, le premier bateau digne de ce nom. Mais l’avenir seul pourra nous faire connaître, d’une façon certaine, ce qu’il y a de vrai dans ce passé trop lointain. »
 
 

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(Gaston de Pawlowski, in Comœdia, deuxième année, n° 405, dimanche 8 novembre 1908)

 
 
 

Paru initialement dans Comœdia, ce texte a été recueilli sous le titre « La Véridique Ascension dans l’histoire de James Stout Brighton » dans le volume Polochon : paysages animés ; paysages chimériques (Paris : Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, 1909) – le changement de titre s’expliquant par une homonymie avec une autre nouvelle du recueil. Il a été repris en 1926 dans Le Journal amusant, avec des illustrations de Ded Rysel, que nous reproduisons ci-dessous.
 
 
 

 

 

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(in Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., soixante-dix-neuvième année, n° 389, dimanche 24 octobre 1926)

 
 

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Pawlowski aura l’occasion d’évoquer l’ascension de James Stout Brighton dans une de ses « Conversations avec Cyrano. » Outre les différences que l’on ne manquera pas de relever entre le récit initial et le résumé qu’il en donne, on remarquera au passage que Gaston de Pawlowski a la coquetterie de s’attribuer implicitement la paternité de la « machine à explorer le temps, » en faisant remonter la genèse de sa nouvelle à 1895, soit juste avant la parution de La Machine à explorer le temps chez Heinemann. Il ignore alors que H.-G. Wells en avait déjà publié une première ébauche en 1888, The Chronic Argonauts (1), et que, s’il a contribué à populariser le concept de la Machine à explorer le temps, il n’en est pas l’inventeur. (2)
 
 

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« Je ne sais si vous vous souvenez, dis-je à M. de Bergerac, d’un conte que j’écrivis en 1895 et qui me valut, votre précieuse amitié. Ce conte était intitulé : Le Record de James Stout Brighton.

– Je m’en souviens fort bien, me dit Cyrano. Il s’agissait d’un brave coureur cycliste américain qui arrivait en retard pour la finale du Grand Prix de Paris, sa montre étant réglée sur l’heure de New-York. « Fort bien, disait le terrible champion, la chose est facile à réparer, c’est une simple question de vitesse. »

Sans perdre une seconde, il enfourchait sa prodigieuse machine qui pouvait aller aussi bien sur terre que sur l’eau et filait, comme une flèche, dans la direction de l’ouest. Comme il arrivait à New-York, il eut le plaisir de constater que le soleil n’était pas encore levé et que la journée du dimanche, où il avait manqué son départ, n’était pas encore commencée ; en continuant sa marche, toujours vers l’ouest, il se retrouvait bientôt la veille à Paris, le samedi, au moment où l’on clouait encore des franges d’or et du velours sur les tribunes pour le grand prix du lendemain.

Piqué par la curiosité et ayant du temps désormais devant lui, il tournait éperdument autour du globe, se revoyait bientôt à l’âge de trois ans, volant du gin à sa pauvre grand-mère. Puis, remontant indéfiniment dans l’histoire jusqu’aux temps lointains des plésiosaures, il ressentait, tout à coup, une vive douleur à l’extrémité de la colonne vertébrale, tandis que sa machine s’arrêtait brusquement, comme enrayée par un objet insolite. James, étonné, cherchait à se rendre compte de ce qui se passait en se tâtant l’endroit meurtri. Quelle n’était pas sa stupeur en constatant la présence, derrière son dos, d’un commencement de queue : James Stout Brighton remontait au singe !

Je me souviens, également que sa redescente désabusée dans l’histoire était la source d’invraisemblables confusions dans l’exploration du temps. »
 

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«  J’admire, dis-je à Cyrano, votre prodigieuse mémoire qui n’oublie aucun détail essentiel d’un conte qui ne fut apprécié, à l’époque, que par vous ; les anticipations de Wells n’avaient pas encore formé le public à ce genre de spéculations et les travaux d’Einstein encore moins.

Aujourd’hui, au contraire, pareille invention paraîtrait, non seulement banale, mais on la prendrait pour un simple article de reportage relatant une aventure véritable.

Écoutez, en effet, ce que disent couramment nos constructeurs d’avions, vous constaterez que ce qui n’était, hier encore, qu’une anticipation un peu folle se réalisera bientôt. Ce n’est plus qu’une simple question de temps et d’argent.

Vous vous souvenez encore de la naïve stupéfaction, de nos artilleurs lorsque tombèrent à Paris les premiers obus de la Bertha ; on cherchait au ciel l’avion qui lançait des bombes. Lorsque l’on apprit qu’il s’agissait d’un canon tirant à plus de cent kilomètres de Paris, on déclara l’information purement idiote dans les milieux techniques. On n’avait pas réfléchi à ceci, en effet, qu’en passant au-dessus de notre atmosphère, des projectiles, ne rencontrant plus qu’une résistance insignifiante, pouvaient poursuivre leur course à des distances prodigieuses.

Notre atmosphère qui nous semble si légère fait, en effet, partie, plus que nous ne le pensons, de la masse solide de notre planète. Cela est si vrai que les débris de vieux mondes qui sillonnent les espaces interplanétaires à des vitesses vertigineuses, ricochent sur notre atmosphère comme ils ricocheraient sur de l’acier lorsqu’ils rencontrent la terre et s’enflamment par le frottement au point de nous faire croire à l’existence d’étoiles filantes. Au-dessus de cette atmosphère compacte comme du rocher, la résistance de l’air va s’affaiblissant jusqu’à zéro et le mouvement d’un corps peut s’y conserver presque indéfiniment comme se conserve le prodigieux mouvement des mondes célestes. »
 

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« Une machine volante, une sorte de projectile qui passerait au-dessus de l’atmosphère, pourrait donc réaliser des vitesses planétaires. C’est en ce sens que sont poussées toutes les recherches actuelles de l’aviation. S’élever à dix ou douze mille mètres en avion, garantir la respiration du moteur, et des passagers dans une sorte de coque-scaphandre, tel est l’idéal de nos constructeurs, idéal qui est en voie de réalisation.

À douze mille mètres, la résistance de l’air est si faible que l’on peut prévoir, sans absurdité, des vitesses de douze cents kilomètres à l’heure. À cette vitesse, on peut faire le tour du, globe en vingt-deux heures et, par conséquent, gagner deux heures sur le soleil ; pour peu que l’on flâne en route et que l’on mette vingt-quatre heures seulement, on pourra choisir son heure pour le voyage, soit de nuit, soit de jour, et la conserver pendant tout le trajet. Les montres auront beau avancer, il sera toujours midi, par exemple, pendant tout le voyage que l’on fera dans la direction de l’Ouest. Si l’on est fatigué par le soleil, on pourra toujours augmenter la vitesse, non pas pour aller vers le crépuscule, mais pour remonter vers la nuit précédente ; si l’on fait au contraire le trajet en sens inverse du soleil, les jours se succéderont avec une invraisemblable rapidité.

Voilà qui modifiera sans nul doute notre point de vue actuel et je vois d’ici le futur indicateur de la navigation aérienne indiquer, par exemple : midi à toutes les stations. »
 
 

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(1) Voir à ce sujet l’article « La Première Forme de la machine à explorer le temps, » publié ici même.
 

(2) Nous aurons l’occasion de revenir bientôt sur l’inventeur probable de la « machine à explorer le temps, » dont Wells semble s’être fortement inspiré dans sa version de 1895.
 

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(Gaston de Pawlowski, extrait de « Conversations avec Cyrano : La Société scientifique des Nations, » in Cyrano, troisième année, n° 93, 28 mars 1926)

 
 

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Nous ne saurions terminer cette petite chronique sans un dernier texte assez remarquable, paru également dans Cyrano, dans lequel le narrateur, au terme d’un voyage immobile dans les méandres de la quatrième dimension, se retrouve face à lui-même dans les rues de Paris en 1960.
 
 

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L’ANNÉE OÙ JE ME SUIS RENCONTRÉ

 

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« J’ai toujours pensé, me dit Cyrano, que les humains ressemblaient à ces petits fonctionnaires qu’un changement apporté à leurs habitudes suffit à affoler. Les lois de la nature sont, en effet, d’une ponctualité sans égale qui manque de fantaisie : si tel rayon lumineux se réfracte de telle façon, vous pouvez être assuré que cette réfraction sera identique, qu’elle soit provoquée minutieusement dans le laboratoire d’un savant ou dans les éclats cahotiques d’une catastrophe. La nature est le modèle des bons fonctionnaires, c’est pour cela que nous éprouvons comme un sentiment de terreur anarchique lorsqu’il nous semble qu’une des lois naturelles est violée ; nous tombons alors dans l’anormal, dans le surnaturel ; l’événement devient miracle ou prodige, bien qu’il n’y ait là généralement que simple apparence, point de vue nouveau auquel nous ne sommes point accoutumés. C’est que nous ignorons encore tout de la nature qui nous enveloppe et que nous attribuons volontiers un caractère prodigieux à des phénomènes que nous constatons pour la première fois. »
 

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« Il me paraît même, dis-je à M. de Bergerac, que les procédés de la nature sont encore plus simples qu’on le crois et je pense que nos gros volumes de science actuels se transformeront en plaquettes élémentaires pour nos descendants.

Dernièrement encore, j’observais les vitres glacées de châssis qui se trouvent dans mon jardin ; chaque vitre présentait une broderie différente, c’était des damas, des brocards d’un dessin ingénieux et qui eussent ravi un décorateur. Mais, parmi ces estampes de glace, il en était une qui me laissa rêveur ; elle représentait à s’y méprendre un splendide paysage de forêt tropicale : du revers d’un talus partaient des palmiers et des bananiers dont la rigoureuse ressemblance avec la réalité était si frappante qu’il me sembla surprendre là un des secrets les plus profonds de l’économe nature. Je me souvins à ce moment de la façon dont la matière inerte emprunte souvent dans un liquide les mouvements et les gestes des êtres animés. Observez quelques corpuscules flottants, vous serez frappé de là façon dont ils s’agglomèrent et se tordent pour imiter, semble-t-il, les mouvements des serpents ou des poissons. Et que dire des cristaux, ou des infiniment petits qui prévoient, semble-t-il, les formes gigantesque de la nature ou de l’architecture ? À vrai dire, on sent fort bien que tout est identique dans la nature, que l’animal préexiste dans la matière et, sans aucun doute, l’intelligence ; c’est avec un nombre très limité de moyens que la nature s’épanouit devant nos yeux sous mille formes. »
 

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« Remarquez bien, interrompit Cyrano, que les dernières recherches de la science moderne confirment vos idées sur ce point. Nous trouvons à la base de toute chose quelques atomes toujours identiques dont le nombre seul et la position varient : c’est par le groupement seulement, par la variété des formes que le monde se développe et c’est pour cela que l’univers n’est, en somme, qu’une splendide création imaginaire, une œuvre d’art merveilleuse, c’est-à-dire mystique.

Pour les gens de petite imagination, le surnaturel est, en somme, assez puéril ; ce n’est jamais, en effet, qu’une dérogation apparente aux régles habituelles. Vous avez peut-être entendu parler, à ce propos, de l’aventure qui provoqua de mon temps la conversion de ce pauvre Patrix qui, après avoir été un des poètes libertins, c’est-à-dire libres-penseurs, les plus redoutés, se fit ermite sur le tard et obtint, tout près d’ici, le gouvernement du comté et le Château de Limours. Comme il logeait au château d’Egmont, après avoir suivi Monsieur en Flandre, il trouva un beau jour, dans sa chambre, un officier de ses amis, atterré et immobile. L’officier, revenant à lui, dit : « Vous ne seriez pas moins surpris que je le suis, si vous aviez vu comme moi le livre que vous voyez en cet endroit-là y passer tout seul et les feuillets se tourner d’eux-mêmes sans que je visse autre chose. »

C’était le livre de Cardan : De la Subtilité.

« Bon, lui dit M. Patrix, vous vous moquez ; vous aviez l’imagination remplie de ce que vous veniez de lire, vous vous êtes levé, et vous ayez mis vous-même le livre où il est.

– Ce que je dis, reprit l’officier, est très vrai et, pour marquer que ce n’est pas une vision, c’est que la porte que voilà s’est ouverte et refermée, et c’est par là que l’esprit s’est retiré. »

Patrix étant allé ouvrir cette porte qui donnait sur une galerie assez longue, vit avec stupeur une chaise de bois fort pesante se mettre en branle et quitter sa place en venant vers lui, comme soutenue en l’air. Ce fut alors que Patrix dit : « Monsieur le Diable, les intérêts de Dieu à part, je suis bien votre serviteur, mais je vous prie de ne pas me faire peur davantage. » Et la chaise retourna à la place d’où elle était venue.

Cela fit une si forte impression sur l’esprit de Patrix qu’il en devint dévot.

Évidemment, de nos jours, pareille aventure pourrait encore impressionner bien des gens, mais on s’efforcerait de l’expliquer par les expériences de la Salpêtrière sans désavouer en hâte, comme le fit Patrix, les vers licencieux que l’on aurait pu écrire. Nous assistons chaque jour à des phénomènes plus prodigieux que celui-là et les voix mystérieuses de la radiophonie n’auraient point, même dans les campagnes, la puissance qu’eût jadis celle de Pierre l’Ermite.

Autrement étranges sont, il faut l’avouer, certaines aventures qui nous transportent résolument en dehors des conditions mêmes de l’humanité, qui nous jettent, si l’on peut dire, en dehors de l’œuf symbolique d’un univers fermé. »
 

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« C’est ainsi, poursuit Cyrano, que je me souviendrai toujours de l’année où je me suis rencontré et l’impression pour moi fut si forte que je ne l’oublierai jamais.

Vous n’ignorez pas, en effet, que, suivant l’opinion de certains philosophes, le temps n’est, à bien prendre, qu’une quatrième dimension de l’espace ; c’est ainsi qu’après avoir lu un livre de Maurice Mæterlinck sur la Vie de l’espace, j’entrepris un voyage immobile qui, après des milliers de kilomètres accomplis sur place, me laissa, vers 1960, dans un Paris entièrement transformé. J’admirais, avec étonnement, les énormes pâtés de maisons en pyramides qui s’élançaient vers le ciel et je me promenais avec délices dans les jardins magnifiques qui avaient remplacé les boulevards et les rues d’autrefois. Je n’ai pas besoin de vous dire, en effet, que toute la circulation se faisait dans le sous-sol et que les voitures étaient définitivement bannies du royaume des piétons. Seuls, dans l’air, bourdonnaient des milliers de taxis-frelons dont la circulation était réglementée par de nombreux agents-hélicoptères. Sur de hautes tours où l’on accédait par de rapides ascenseurs, des plates-formes tournantes, toujours en mouvement, permettaient de prendre place dans les aérobus ou dans les petits taxis-frelons qui tournaient autour d’elles. J’appris cependant, avec quelque regret, par les journaux parlés, qui se trouvaient à chaque, carrefour, que les agitations sociales n’étaient point bannies de ce temps paradisiaque. C’est ainsi que le matin même, on signalait une révolte des misérables travailleurs intellectuels qui avaient pillé un riche quartier ouvrier ; mais l’émeute avait été vite apaisée par l’émission policière d’ondes calmantes qui, en quelques heures, avaient définitivement suffi à rétablir l’ordre.

J’errais donc dans la ville, allant de surprise en surprise, lorsque, au détour d’une allée de jardin, je me trouvai face à face avec un homme que je ne reconnus point tout d’abord, mais dont la vue me causa un inexplicable malaise. Je m’arrêtai, comme pris de frayeur, et l’inconnu également. Nous nous contemplâmes un instant, non sans hostilité : chacun de nous reconnaissait son adversaire, mais le reconnaissait avec stupeur ! L’inconnu, c’était moi, un moi que je n’avais jamais vu sous son jour réel, car nous sommes, à bien prendre, la seule personne que nous ne connaissions jamais. Nous parlâmes avec crainte : ainsi donc, c’était cela le son de notre voix entendu de l’extérieur, c’était cela notre attitude, c’était enfin cela nos traits, vus tels qu’ils sont et non point retournés par l’artifice trompeur d’un miroir ! Comment pouvions-nous être deux ? Cela s’expliquait évidemment si l’on admettait que le temps n’est qu’une forme de l’espace et que le même être se dédouble à l’infini comme le veulent les théories actuelles, chaque personnalité étant éternellement en état de transformation et l’homme de la minute précédente n’étant plus celui de la minute qui suit. La chose, au contraire, paraissait inconcevable si l’on admettait que le temps n’existe pas dans le domaine de la pensée et que l’intelligence est un éternel présent. Ce fut, en fin de compte, cette dernière solution qui nous parut la plus convenable. De toute évidence, en effet, si nos deux corps semblaient distincts, notre esprit n’en faisait qu’un et notre conversation, qui n’était qu’un long monologue, cessa bientôt, nos paroles ne faisant que déformer et trahir l’infini de notre pensée. »
 

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« Ce que cette rencontre étrange me fit comprendre alors clairement, c’est la séparation profonde qui existe entre ce que nous appelons notre corps et ce qu’est en réalité notre esprit. Que savons-nous de cet instrument matériel qui nous est prêté pendant un certain temps ? De toute évidence, à peu près rien. Notre corps vit comme il l’entend, se développe, se soigne, pourrait-on-dire, avec des méthodes qui nous sont inconnues et si nous lui donnons les aliments qui lui sont nécessaires, c’est un peu au hasard, comme nous mettrions du charbon dans un poêle. Ce corps a des réflexes qui nous échappent, des réactions perpétuelles que nous ignorons, il est aussi étranger à notre esprit qu’une voiture automobile l’est aux personnes qu’elle transporte. Seule la vie de notre esprit nous est personnelle, mais cette vie se réduit à bien peu de chose lorsque nous en détachons tous les réflexes inconscients de notre corps que nous prenons pour des mouvements volontaires et les actions quotidiennes, simples réflexes sociaux, dus à l’éducation et à l’expérience. »
 

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« Cette étrange rencontre ne s’effaça jamais de mon esprit ; elle m’a appris à me conduire avec discrétion dans la vie, à ne point attribuer à ma personnalité des gestes ou des actions d’emprunt ; elle m’a fait comprendre, en un mot, quelle était la vie réelle extra-naturelle de l’esprit et combien nous ne faisons qu’affleurer durant quelque temps, pour notre commodité personnelle, un monde matériel dont les richesses de toute nature, sans oublier notre corps, ne sont que de vaines apparences transitoires auxquelles il ne faut attacher, en somme, qu’une très minime importance. »
 
 

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(Gaston de Pawlowski, « Conversations avec Cyrano » in Cyrano, sixième année, n° 247, dimanche 10 mars 1929)