Il y a aujourd’hui huit jours, on célébrait une noce à A… Un commis de nouveautés, du nom de Marius Crampin, épousait une jeune fille de dix-huit ans, nommée Anna R… Anna R… était orpheline depuis son enfance, et avait été élevée par un vieux prêtre qui lui-même était mort depuis six mois.

Bien qu’elle fût charmante et eût cinquante mille francs de dot, – chiffre respectable pour un simple commis de nouveautés, – Crampin avait la tête basse en sortant de l’église.

Quelques-uns de ses amis, en effet, en apprenant son mariage, lui avaient ri au nez d’une singulière façon, sans vouloir lui donner d’explications, et avaient refusé d’assister à sa noce. Aussi, le sacrifice consommé, Crampin sentit-il affluer à son esprit une foule de soupçons qu’il avait écartés avec mépris avant le mariage. Pour les chasser, il but beaucoup, et, vers minuit, se trouva très passablement gris.

C’était le moment de se rendre dans la chambre nuptiale. La mariée y monta la première, se coucha, et souffla la bougie. Cinq minutes après, Crampin arriva à son tour et s’approcha du lit.

« Tiens ! fit-il en trébuchant, ma femme qui fait semblant de dormir ! Rallumons la lumière. »

Mais, au moment où il allait frotter l’allumette contre son soulier, il entendit un frôlement dans les rideaux du lit, et un homme parut, un homme de grande taille, vêtu d’un linceul blanc taché de sang, et sans tête. Il tenait une lanterne rouge.

Crampin jeta un cri étranglé, la mariée se leva en sursaut, et tous deux restèrent stupéfiés par l’épouvante au spectacle effrayant qu’ils avaient devant les yeux. Des coins de la chambre, en effet, étaient sortis trois autres décapités, tous vêtus de suaires blancs sanglants, une lanterne rouge d’une main et leur tête de l’autre.

Ils se rangèrent devant la cheminée, et saluèrent cérémonieusement les mariés. Puis, chose étrange ! ils parlèrent. Crampin, affolé, ne put se rendre compte si la voix sortait du corps ou de la tête.

« Bonjour, citoyen Crampin, dit l’un des décapités. Je suis Joseph Grigois… un client du trisaïeul de ta femme.

– Donne-moi ta main, Crampin, fit l’autre en ricanant. Madame me connaît aussi. J’ai craché ma tête, en 1838, entre les mains de son grand-père. »

Crampin était tombé à genoux ; la mariée poussait des gémissements de terreur. Mais ils étaient seuls dans la maison, située aux portes de la ville, et personne ne vint.

Le troisième fantôme s’avança.

« Petite, dit-il d’un ton aimable, tu peux te vanter d’avoir eu un grand-père qui travaillait richement bien. J’y ai aussi passé par ses mains.

– Dieu !.. gémit Crampin, affolé. L’homme sans tête qui parle du nez !

– C’est pas tout ça, les enfants ! cria le quatrième spectre. V’là le bal des noces qui commence ! En avant, deux ! »

Et les quatre guillotinés, se mettant en place, entamèrent une danse macabre, cancan surnaturel qui glaça le sang dans les veines des mariés. Ils sautaient, retombaient, faisaient le grand écart, développaient leurs suaires comme de grandes ailes blanches lugubres, et jonglaient avec leurs têtes.

C’était absolument terrifiant ; d’autant plus que, tout à coup, ils se mirent à chanter en chœur les quatre vers suivants :
 

« Les raccourcis, c’est des gens qu’ont d’la veine !

Primo d’abord, y n’ont jamais d’migraine ;

Les journaux parl’ de leur exécution,

Et leurs-y font une réputation. »
 

Puis tout à coup, ouvrant la porte, ils disparurent dans le corridor noir, après avoir déposé leurs quatre têtes sur les genoux de la mariée.

« Saint du ciel ! sanglota celle-ci avec horreur, les clients de ma famille !

– Quelle famille, madame ?… hurla Crampin, galvanisé par cette exclamation, au milieu de sa terreur.

– Pardonnez-moi, supplia la mariée, en se jetant à genoux… Grand-papa était bourreau ! »

L’infortuné Crampin exécuta un demi-tour sur lui-même et tomba sans connaissance. Sitôt qu’il revint à lui, sans prendre le temps de faire sa malle, il quitta précipitamment la ville, et on ne l’a plus revu.

L’enquête, ouverte par la police sur ce mystérieux événement, a prouvé que les quatre guillotinés n’étaient autres que les amis de Crampin, lesquels avaient eu connaissance, on ne sait comment, de la terrible ascendance de la mariée.

Leurs quatre têtes étaient quatre melons.
 
 

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(Gaston Vassy, « Histoires excentriques, » in Le Figaro, dix-neuvième année, troisième série, n° 222, vendredi 9 août 1872 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)