Le brouillard qui couvrait les quais du Rhône enveloppait d’une teinte cotonneuse les maigres arbres qui s’y rabougrissent. La tête perdue dans le collet de mon pardessus, je retournais chez moi pour payer au dieu Sommeil son tribut quotidien. De loin en loin, quelques passants attardés disparaissaient aussitôt qu’entrevus, comme escamotés par une invisible main, et les gaz vacillotaient çà et là, subitement éteints et subitement rallumés.

À quoi pensais-je ? Je ne le saurais dire, à rien d’aussi charmant, sans doute, que votre mignonne frimousse, Madame. Au reste, qu’importe ! ma rêverie fut courte.

J’étais à la hauteur de l’Hôpital lorsque, dans le bruissement sourd et monotone du Rhône, je perçus des sons prolongés semblables aux hurlements lointains des loups que la faim talonne, à l’écho d’une marche funèbre.

Me croyant le jouet d’une hallucination, je m’arrêtais pour mieux écouter, lorsqu’une ombre se glissa près de moi et me dit d’une voix perceptible :

« Beau seigneur, daigneriez-vous m’accorder votre bras pour rentrer au bal ?… »

Rentrer au bal ? C’était une femme. Elle était si soigneusement emmitouflée que je n’aperçus point son visage, mais il me sembla que le bras qu’elle posait sur le mien était d’une légèreté excessive, et subitement je songeai à Sarah Bernardt dont la main est plus légère que le plus léger des zéphyrs.

Je suivis la belle, ahuri, ne sachant ce que je faisais ; où diable pouvait être ce bal mystérieux ?

Lorsque, tout à coup, ma compagne murmura : « Nous y sommes ! » Elle poussa une porte, puis une seconde, et nous entrâmes.

Par trois fois, la shakespearienne exclamation s’échappa de ma poitrine :

« Horror ! horror ! horror ! »
 

*

 

La salle est entièrement tendue de noir. De distance en distance, d’énormes torches sont plantées ; leurs flammes rougeâtres tremblotent et fument, comme tourmentées par une invisible brise.

De grandes draperies rouges serpentent le long du mur noir qu’ornementent de lugubres panoplies.

Une tête de mort encadrée de tibias et de poignards encore teints de sang.

Des larmes blanches courent sur les rideaux, et, brodés en noir sur blanc, d’affreux diablotins semblent se battre au-dessus de l’estrade réservée à l’orchestre.

En lettres de feu, d’une fantaisie toute japonaise, resplendissent ces mots sur le mur principal :
 
 

FÊTES CARNAVALESQUES DE LA MORGUE

GRAND BAL DES TRÉPASSÉS

 
 

D’étranges personnages hantent ce lieu.

Au fond des orbites profondes de leurs têtes chauves et polies semblent scintiller de petites lueurs rouges.

Leurs dents blanches, que n’encadre pas le décor purpurin des lèvres, paraissent sourire éternellement.

Leurs costumes sont des plus bizarres : l’un d’eux porte un costume de croque-mort du quinzième siècle. Son pourpoint est orné d’un squelette blanc, et ses maigres jambes sont emprisonnées dans un maillot noir qui en dessine horriblement les formes.

Un Méphistophélès, tout de noir habillé, fait briller la lame de son poignard, à laquelle un ossement poli sert de manche.

Des femmes vêtues de gaze noire passent et repassent, affreuses avec leurs terribles têtes chauves ; une d’elles danse la gigue, tandis qu’une seconde fait, avec un fémur sculpté, résonner un tambour de basque.

Des dominos noirs s’entrecroisent avec de lugubres sourires, et lorsqu’ils marchent, leurs membres, s’entrechoquant, produisent un bruit sec, semblable au heurt des deux billes d’un billard.

De tous côtés, des pages, des seigneurs, des valets, des pierrots vêtus de satin noir se groupent et chuchotent, lorsque tout à coup un grand bruit se fait. Un roulement de tambours retentit sourdement, et une voix caverneuse crie à plusieurs reprises :

« Place ! place ! place à Monseigneur ! »


Un étrange personnage s’avance d’un pas majestueux. Il est vêtu d’un justaucorps de satin noir, sur lequel apparaissent en rouge des cœurs déchiquetés par des tenailles. À son grand feutre se balance une plume, et, sur son manteau, que soutient un petit nain, s’aperçoivent ces deux lettres : E. P.

« C’est Edgard Poë [sic], » murmure ma compagne à mon oreille, en déposant sur ma joue 
un baiser de glace.

Sur le passage d’Edgard Poë, chacun s’incline respectueusement. Après avoir fait deux 
ou trois fois le tour de la salle, le grand maître s’assoit, et prend dans sa poche une petite sonnette d’argent qu’il l’agite.

À cet appel, un homme apparaît.

Il porte un costume. Sa redingote de teinte sombre est décorée de petites lyres, que surmontent des tibias entrecroisés.

À son gilet pend un cœur pétrifié. Il salue noblement son maître, qui, souriant, lui dit :

« Messire Baudelaire, vous pouvez commencer le bal. »

Un glapissement joyeux répond à cette phrase.

Immédiatement, la salle s’ébranle, les esprits tournoient et gesticulent, les têtes vides et jaunies par le sépulcre s’entrechoquent dans un carambolage frénétique ; les dominos font voir leurs dents blanches ; de toutes parts, les danseurs, ayant dans leurs bras des danseuses à taille de guêpe, ricanent d’une façon satanique, et, les yeux levés vers l’estrade, attendent le signal du mæstro.

Une pancarte est arborée : Charogne-polka.

Le grand fémur enrubanné que Charles Baudelaire tient en guise de bâton, s’agite au-dessus des têtes. Les tambours grondent sourdement. Les hautbois, faits d’ossements, gémissent à perdre haleine. Les maigres artistes agitent éperdument leurs fantastiques archets.

La polka commence. On dirait les plaintes de cent âmes éplorées. Tantôt, le gémissement presque imperceptible semble lointain, tantôt, la musique s’accentue ; on croirait entendre les miaulements lointains de mille torturés. Ce rythme funèbre donne froid aux oreilles, et cependant tous ces êtres infernaux se mettent à danser, souriant toujours de leurs sourires ironiques. Dans ce branle forcené, un pierrot danse avec plus de légèreté que ses compagnons ; sa figure est entièrement couverte du masque, il paraît moins maigre que ses compagnons. En passant près de moi, il me tape sur l’épaule :

« J’ai lâché Paris ! Goudeau n’en sait
 rien ! Je m’embêtais là-bas ; je suis venu pincer un chahut avec mes amis les contrebandiers. »

Comme il achevait ces paroles, l’orchestre s’arrêta. La polka, calquée sur le sonnet fameux des Fleurs du Mal, était finie.

Le pierrot me prit le bras.

« Qui es-tu ? » lui dis-je.

Il eut une exclamation de surprise.

« Comment, tu ne m’as pas reconnu à ma voix ?

Je suis Rollinat, le poète.

J’ai quitté la Seine, ce Styx parisien, pour venir rigoler ici. Viens avec moi, je te présenterai à l’une de mes amies, une femme charmante qui était, il y a quelque temps, la maîtresse d’un « hig-livman » des plus renommés.

Viens ! elle boit au sang des bourgeois dans le crâne de Frédéric Lemaître. »

Je me laissai conduire en un cabinet particulier où les divans étaient remplacés par les froides dalles de marbre de la Morgue. Là, Mlle Feyghine buvait du sang. Ses dents en étaient toutes rouges. Elle me décocha son plus gracieux sourire et me fit un signe de m’asseoir.

Au bout d’un instant, elle me tendit un crâne, sur lequel je lus cette inscription : Pierre Dupont.

Feyghine remplit jusqu’aux bords cette coupe improvisée et me dit : « Bois ! »

Sa voix avait un tel accent que je n’hésitai pas. Je bus jusqu’à la dernière goutte.

Derrière moi, Rollinat s’esclaffait.

« Hé bien ! me dit-il, que penses-tu de
 ce Cliquot ?

– Très bon, » répondis-je en tremblant.


Comme il se penchait vers moi, un spectre vêtu d’un costume de chasse entrebâilla la porte ; c’était Gérard de Nerval qu’accompagnait Vatel, ayant toujours au côté l’épée qu’il se passa jadis à travers le corps.

Bientôt, la sonnette de Baudelaire retentit de nouveau.
 
 

Arthur Gordon Pym !

(valse)

 
 

annonçait la pancarte.

La valse fut pleine de délire. Emporté par le tourbillon général, je me heurtai à Rollinat qui dansait avec Feyghine. Les violons gémissaient terriblement. De temps en temps, une voix rauque se faisait entendre, celle d’Edgard Poë. Le maître excitait ses sujets.

Gérard de Nerval tenait à la main un poignard avec lequel il déchiquetait un volume de Xavier de Montépin.

Dans la salle, un homme se promenait. C’était Sarrazin ; il était venu, lui aussi, pour vendre des sonnets.

Rollinat trouva qu’il faisait mal les vers et lui prit des olives que Feyghine croqua et dont elle me lança les noyaux sur la tête.

Lorsque, tout à coup, la salle fut secouée jusqu’en ses bases. La draperie noire s’agita, comme secouée par le vent. Les torches crépitantes s’éteignirent, vomissant dans leur agonie tout ce qu’il leur restait d’âcre fumée, et les danseurs se sauvèrent à toutes jambes. Il était quatre heures !

Rollinat me fit un salut d’adieu, tandis que ma valseuse m’abandonnait.

Instinctivement, je relevai le collet de mon pardessus et, allumant un cigare, je quittai le bal de la Morgue fredonnant les vers de Valade :
 
 

Je quittais ma maîtresse et plein du vague émoi

De minuit, traversais l’enclos du cimetière

Où les tombeaux épars tenaient fixé sur moi,

Silencieusement, leur froid regard de pierre.

 
 

Il faisait un froid de loup et mes cheveux se dressaient sur mon crâne. Lorsque je revins chez moi, j’étais vert et les lèvres de Feyghine avaient laissé du sang sur ma joue.
 

Don Rodrigue

 
 

Post-Scriptum. — Que nos lecteurs ne voient pas ici la description du bal des étudiants. Il en est l’antipode ; autant le bal de Bellecour a été gai, autant celui-ci est macabrement sinistre. Notre collaborateur Rodrigue, que nous avions chargé du compte rendu du bal de lundi, a le vin triste. Il avait tant bu de Champagne au comptoir de Mme Paola-Marié, qu’en rentrant chez lui, ne songeant plus qu’aux six mystérieuses dames Corbillard, il a écrit l’article que vous venez de lire.

Il serait trop tard maintenant pour changer la disposition du journal.
 

L. de R[iau]

 
 

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(in L’Actualité, journal hebdomadaire illustré, première année, n° 7, lundi 12 février 1883 ; Leonardo Alenza, « Sátira del suicidio romántico, » huile sur toile, 1839)