Les journaux ont bien souvent parlé de l’influence extraordinaire et déplorable qu’exercent sur l’esprit superstitieux des paysans, dans certaines campagnes, de soi-disant sorciers.
En voici un nouvel exemple, terrible et tout récent :
Dans un petit village du Gers, on voyait passer une fois par jour, depuis une dizaine d’années, le plus singulier vieux bonhomme qu’on puisse imaginer. Estimer son âge, même approximativement, eût été chose impossible.
Sa figure, percée de petits yeux verts en vrille, était ridée comme une vieille pomme, et toujours couverte d’une sueur glacée. Il était droit comme un jonc, avait près de six pieds de haut et sa maigreur était absolument extraordinaire. Ce long corps était surmonté d’une énorme tête pointue, sur un cou très court : on eût dit que tête et corps ne faisaient qu’un ; si bien qu’à distance, il avait l’air d’un reptile dressé verticalement.
Aussi, dans le pays, l’avait-on surnommé le père Sangsue.
Comme pour justifier ce bizarre sobriquet, il s’était bâti une sorte de hutte au bord d’un étang, qui passait pour ensorcelé dans le pays. Situé en rase campagne, cet étang était assez profond, et avait une cinquantaine de mètres de largeur. Les bords étaient des plus escarpés. Les sangsues y grouillaient par milliers ; on en voyait d’énormes, comme on n’en trouvait nulle part ailleurs. Les écrevisses y abondaient également, ainsi que les anguilles, mais nul n’y pêchait jamais.
Le père Sangsue passait la plus grande partie de la journée dans sa hutte, et n’en sortait que le soir pour faire une courte apparition dans le village. La nuit, les moissonneurs attardés voyaient avec effroi sa longue ombre noire, qui, au clair de lune, semblait encore plus grande qu’à l’ordinaire. Il gesticulait toujours et semblait parler aux habitants de l’étang. – On disait qu’il faisait des incantations.
On juge de la terreur qu’il inspirait ; il exploitait du reste fort habilement cette terreur, en se faisant donner par tout le monde des provisions et du tabac.
Un seul habitant du pays, un fermier du nom de Jacques Drux, l’avait chassé avec mépris à coups de bâton. Le père Sangsue était parti en lui lançant un singulier regard, et en marmottant quelques paroles inarticulées, dont Drux ne tint pas compte.
En sortant de la ferme, le père Sangsue se sentit frapper sur l’épaule. Deux jolies filles étaient derrière lui.
« Tenez, brave homme, lui dirent-elles, voici un pain de quatre livres et du tabac… Il ne faut pas en vouloir à notre père.
– Merci, Marie-Jeanne, merci, Madeleine, » fit le père Sangsue.
Et il ajouta en ricanant : « Au revoir, mes jolies filles ! »
Quelques jours se passèrent. Les deux sœurs avaient rencontré plusieurs fois le Père Sangsue, qui leur avait témoigné beaucoup d’amitié.
Peu à peu, elles s’enhardirent jusqu’à aller le voir dans sa cabane, sans en parler à leur père, bien entendu. – Depuis ce moment, on les vit, songeuses, marcher silencieusement et comme involontairement vers l’étang du vieux sorcier.
Le père Sangsue leur avait, en effet, mis martel en tête en leur faisant de son étang le tableau le plus poétiquement étrange qui se puisse imaginer. D’après son récit, l’étang s’étendait très loin sous la terre et c’était le royaume des sangsues ; lui-même en était le roi. Tous les mois, la nuit de la pleine lune, il se métamorphosait en sangsue pendant vingt-quatre heures et allait rejoindre ses sujettes, Au fond de l’étang, disait-il, il y avait des grottes délicieuses bâties en coquillages roses. Les ondines s’y promenaient dans des conques traînées par d’énormes colimaçons. Des poissons phosphorescents s’y jouaient par milliers, étoilant les eaux verdâtres.
Puis, on arrivait dans un palais de cristal de roche, orné de stalactites en diamants. Là, le trône du roi était gardé par des sirènes aux cheveux d’or, qui murmuraient des chants d’amour, en introduisant les visiteuses nocturnes. Tout le palais était tapissé de fleurs sous-marines, fleurs animées qui se fermaient sous le regard pour s’épanouir de nouveau, – avec des formes et des nuances nouvelles,– lorsqu’on détournait les yeux de leurs corolles.
Quand il sentait son innocent auditoire palpitant et captivé par l’inattendu du récit fantastique, le vieux sorcier prononçait d’un air inspiré cette phrase qui prenait, dans sa bouche, les proportions d’un oracle :
« Les jeunes filles âgées de moins de vingt ans qui se jetteront dans l’étang, la nuit de la pleine lune, à minuit, en tenant une fleur de nénuphar à la main, seront changées en ondines, et deviendront princesses des sangsues. »
Enthousiasmées par ces tableaux enchanteurs, les deux jeunes filles résolurent de se jeter dans l’étang au moment fatidique. La dernière nuit de pleine lune, elles arrivèrent toutes deux sur ses bords.
La nuit était noire, et la lune ne se montrait que par instants ; mais sur la surface de l’étang dansaient un nombre tout à fait extraordinaire de feux follets verts, rouges et jaunes, qui éclairaient ses profondeurs sombres. Des insectes lumineux voltigeaient, et d’immenses phalènes, attirées par la lumière, battaient lourdement des ailes. On distinguait les sangsues agglutinées aux longs roseaux pliants. Entre ces roseaux glissaient les anguilles, qui semblaient phosphorescentes. Les écrevisses nageaient, les pinces en avant, et les grenouilles coassaient à la lune… Ce coassement était triste comme un De Profundis.
Au moment précis où minuit sonna dans le lointain, au clocher du village, un rayon de lune perça les nuages noirs, et les deux jeunes filles entendirent une voix grêle et bizarre qui partait des roseaux.
Marie-Jeanne fit un signe de croix, serra son crucifix dans sa main crispée, et s’élança dans l’étang.
Madeleine allait l’y suivre à son tour, quand, à l’endroit d’où partait la voix, elle aperçut dans les roseaux une grosse tête pointue, qui la regardait en ricanant.
Un feu follet venait de l’éclairer inopinément.
« Le père Sangsue !… s’écria Madeleine… Il nous a trompées ! Il n’est pas changé en sangsue ! »
Et elle s’enfuit, affolée de terreur.
Une demi-heure après, le père Drux arrivait ; mais ce ne fut que le lendemain qu’on retrouva le corps de Marie-Jeanne.
Des centaines de sangsues étaient attachées sur le cadavre, et les hideux animaux s’étaient enchevêtrés dans les cheveux blonds de la jeune fille.
Le père Sangsue a disparu depuis ce moment.
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(Gaston Vassy, « Histoires excentriques, » in Le Figaro, dix-neuvième année, troisième série, n° 232, lundi 19 août 1872)
Cette « Histoire excentrique » a été reprise par Gaston Pérodeaud dix années plus tard, sous forme de fait divers anonyme, dans La Lanterne, journal politique quotidien, sixième année, n° 1813, samedi 8 avril 1882.