Herr Doktor Haübner (Gottlieb), de l’Université de Berlin, chirurgien en chef de l’hôpital de Munich, s’arrêta devant le numéro 37 de la salle 13, consulta d’un coup d’œil la pancarte accrochée au pied du lit, lança un regard dur sur la face maigre du colosse qui gisait là, haussa les épaules avec colère et leva les yeux vers le plafond, comme s’il y cherchait le Vieux Dieu, pour le prendre à témoin. Ensuite, il se tourna vers les disciples dont les tabliers blancs formaient un demi-cercle en arrière de lui ; malgré la gravité du lieu, malgré la mine défaite du patient, il daigna éclater de rire ; aussitôt les élèves, avec une obséquiosité germanique, s’empressèrent de rire, mais sans savoir pourquoi. Enfin, le maître aux lunettes à monture d’or parla :
« En vérité, bien qu’une intervention chirurgicale s’impose, le cas que voici relève de la philosophie non moins que de la pathologie ; il intéresse la métaphysique autant que la physique, sinon davantage, et il vous induira à des méditations utiles. Contemplez-moi cet homme : je vous présente trois bêtes en une seule. »
Le malade écoutait, hagard. Au creux de l’oreiller, on apercevait sa face jaune, décharnée par le jeûne et la fièvre, ses prunelles brûlantes dans le creux des orbites et ses larges oreilles, qui s’étalaient en double éventail, à droite et à gauche, sur les blancheurs de la toile.
« Admirez cette brute superbe. Le gaillard mesure six pieds, et il est taillé en hercule. Sa face inepte vous dénonce son origine : c’est un paysan bavarois. (Nouveaux rires.) Ce qu’il a dans le corps, nous le verrons tout à l’heure, lorsque nous l’ouvrirons. (Sourires.) Mais nous le savons par avance, puisqu’il nous a lui même raconté son histoire, et elle nous apprend ce qu’il a dans la tête. (Une pause ; reprise d’haleine.) Trois bêtes ont collaboré pour mettre ce puissant animal en l’état que voici, et je vous inviterai, messieurs, à réfléchir sérieusement sur le problème qui se pose à votre entendement : laquelle de ces trois bêtes est la plus dangereuse et la plus détestable, pour l’individu et pour la patrie ? »
Toutes les mains droites se portèrent, d’un geste automatique, à hauteur des bonnets, et retombèrent dans le rang. Le professeur reprit :
« Je vous présenterai d’abord la première des trois bêtes, ce rustre inintelligent et crédule, dont l’encéphale équivaut à peu près à celui d’un moujik ; cet homme était garçon de ferme aux environs de Memmingen, son pays natal. Il aurait fait un magnifique soldat, dans les glorieuses armées du Kaiser, que Dieu protège ! (Nouveau salut militaire.) Par malheur, – et c’est ici qu’apparaît la deuxième bête, – il fut atteint du ténia. Vous connaissez cet indésirable helminthe au corps plat dont les anneaux articulés se terminent par une tête unique, et qui vit dans les intestins du sujet envahi, à peu près comme nos vaillants guerriers vivent dans les boyaux de la Belgique et de la France morbide. (Rires discrets.) Une décoction de fougère mâle, une potion au calomel, ou tout autre remède aujourd’hui connu, auraient guéri cet idiot. Mais la sagesse du Dieu qui tient à instruire ses élus, et qui ne regarde point au sacrifice d’une misérable créature quand il s’agit d’éclairer et de conduire vers la vérité le grand peuple auquel il destine la maîtrise du monde (Deutschland über alles !), la sagesse de notre Vieux Dieu avait décidé autrement ! Sur le chemin de l’imbécile, elle mit un malin, qui sera la troisième bête ; et le malin dit au crétin :
« Tu as le ver solitaire, mon ami ? Si tu veux t’en débarrasser, je vais t’indiquer le moyen. Tu prends un hameçon, un bel hameçon, bien solide, à deux ou quatre crochets, et autant de bouts de lard qu’il y a de crochets ; tu pares ton ustensile, comme pour la pêche ; tu l’amarres à une bonne ficelle, suffisamment longue, dont tu auras bien soin de ne pas lâcher le bout. Tu avales ça avant d’aller te coucher ; un verre de bière par-dessus, et tu t’endors bien tranquillement. Le lendemain matin, tu n’as plus qu’à tirer le fil : le ver est pris, sans faute. »
La bête n° 1, messieurs, fit ce que lui conseillait la bête n° 3. L’hameçon fut amorcé, et il fut avalé. La bête n° 2 n’eut garde d’y toucher, et, quand la bête n° 1 tira sur la ficelle, les quatre crocs d’acier s’enfoncèrent dans la paroi stomacale, où ils provoquèrent les déchirures que nous aurons loisir d’examiner dans un instant, sur la table opératoire où nous procéderons à l’ouverture du sujet. (Les yeux du sujet s’écarquillent d’épouvante.) Mais, dès à présent, messieurs, un grand enseignement se dégage. Vous avez devant vous, représenté par trois types bien caractérisés, un tableau schématique des trois étapes de l’intelligence, depuis son apparition sur le globe. Tout en bas de l’échelle des créatures déjà conscientes, un ver, l’obscur annelé qui n’a pas encore de cervelle et qui cependant réussit à vivre… Au-dessus, ce Bavarois, l’être déjà doué d’un cerveau rudimentaire, assez comparable sans doute à celui que possédait l’homme préhistorique dont la crâne fut trouvé à Néandertal, la bête à forme humaine, l’intelligence obtuse et sans discernement, la stupidité de la brute. (Le Bavarois ouvre la bouche et boit les paroles du maître.) Enfin, troisième étape, l’esprit indépendant, celui qui fait le malin, et le jeu déréglé de sa piteuse intelligence : à la bêtise originelle, l’homme a substitué la sottise, qui est son bien propre, sa conquête ethnique, son progrès, ce par quoi il prétend se distinguer des autres animaux, et grâce à quoi il multiplie autour de lui la possibilité des erreurs, le nombre des pièges qu’il se tend à lui-même, le désastre consécutif à ses initiatives malencontreuses ! (Mouvement d’approbation unanime.) Et déjà vous avez compris, messieurs, combien la présente leçon nous élève au-dessus de son misérable objet. L’initiative individuelle, voilà le véritable ennemi de toute salubrité publique, de toute prospérité sociale, l’ennemi de l’humanité ! L’individualisme est le péril qui menace le monde, et qu’il faut conjurer à tout prix ; à cette tâche auguste, l’Allemagne s’est adonnée ; avec l’aide de sa culture et de ses armes, la scientifique Allemagne élue de Dieu imposera, aux imbéciles qui peuplent cette planète, la loi tutélaire du surhomme ! (Trépignements d’enthousiasme.) L’homme, qui ne sait pas être libre, gardera-t-il ou non cette liberté dont il n’est pas digne et dont il fait mauvais usage ? Toute la question est là… Et maintenant, messieurs, transportez-moi cet idiot dans la salle d’opération, afin de le sauver, s’il se peut, ce qui d’ailleurs est de minime importance. » (Sortie générale. Les infirmiers enlèvent le moribond, dont la figure exprime une angoisse légitime.)
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(Edmond Haraucourt, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, cinquante-cinquième année, n° 20085, dimanche 23 décembre 1917 ; carte postale anti-Boche, éditions P. J. Gallais, d’après la caricature de Henri Zislin, « Le produit de la science allemande, » parue dans La Baïonnette du 2 mars 1916. Sur le même thème, le lecteur pourra se reporter à « L’Homme à la tête de cochon, » déjà publié ici même)