C’est quelque chose d’abominable que

la conscience d’un honnête homme.

Joseph de Maistre.

 
 

La chère avait été exquise : cela se devinait à l’épanouissement des lèvres et au lumineux éclat des yeux.

Les convives, entrés presque taciturnes dans la salle à manger, descendaient très animés le grand escalier et s’attardaient sur les marches et jusque devant la porte grande ouverte du salon, accompagnant leurs paroles de gestes abondants.

Le Dr Mauvers, levé de table le dernier et jamais fatigué d’observation, les regardait descendre tous et souriait, d’un sourire où se devinait une combinaison de bonhomie et de scepticisme.

Un laquais apporta le numéro du Pays qui venait de sortir de presse et qu’on criait sous les fenêtres, au boulevard. Tandis que les convives se ralliaient autour de l’un d’entre eux, pour lire et commenter un article polémique, Mauvers, qui décidément n’était qu’un simple spectateur de cette comédie humaine, allumait son cigare, de l’air d’un homme très occupé et qui accomplit la plus grave besogne du monde.

Il demanda le journal pour « la nécrologie, » et comme quelqu’un souriait de cette demande qui fleurait à plein nez la faculté :

« Il n’y a de vraiment intéressant parmi 
les vivants que les morts et, dans la vie,
 que ce qui la termine, articula le souriant 
docteur, d’un ton sarcastique.

– Eh bien ! interrogea un ami, après un moment, as-tu découvert le cadavre souhaité ? »

Mauvers, qui achevait de parcourir la troisième page du Pays, prononça, d’un ton respectueux qui ne lui était pas coutumier :

« On annonce de Paris la mort du 
professeur Luys. Ce n’était pas un homme
 ordinaire !

– Tu l’as connu ?

– Si je l’ai connu ! Nous étions un peu cousins.

– Et qu’est-ce qu’il a fait ? fit négligemment un aspirant député.

– Oh ! peu de chose ! Il s’occupait de deux ou trois problèmes de psychologie… C’est Luys qui tenta ces curieuses et troublantes expériences sur le transfert de la pensée, qui donnèrent à Thomas A. Edison junior l’idée de son psychographe. »

De deux ou trois côtés, on demanda des explications. La maîtresse de maison daigna s’intéresser à ce sujet de conversation.
 

*

 

« Vous n’êtes pas obligé de tout savoir, parla Mauvers, puisque vous ne faites que… de la politique et qu’un ministre même, à vous supposer cette ambition, n’est pas tenu d’être un encyclopédiste.

Le psychographe est un appareil inventé par Thomas A. Edison junior pour recueillir et photographier la pensée. Le psychographe est à la pensée, ce que le télégraphe est à l’écriture et le téléphone au son. Le mystérieux instrument, que j’ai vu chez le Dr Luys, n’était, au dire de l’inventeur américain qui le lui avait envoyé, qu’une ébauche. C’est, paraît-il, une machine de construction fort compliquée, dans laquelle interviennent les aimants, les célèbres rayons X et la microphotographie. Le sujet dont on veut enregistrer la pensée doit, autant que faire se peut, avoir le crâne rasé ; on voile son visage d’un masque qui ne laisse libres que les yeux, et on le pose devant le psychographe comme on vous a posé devant l’objectif du photographe.

– Et quel est le résultat ? interrompit 
quelqu’un.

– Un psychogramme. Lors de sa
 première expérience, Edison fils opéra sur un
 jeune homme qu’il choisit doué d’une volonté 
assez puissante et d’une conception de pensée
 assez claire pour que cette pensée pût être 
photographiée.

Le Dr L. Case a conté le fait (1). L’expérimentateur avait dit à son sujet de penser de la façon la plus forte et la plus tenace qu’il lui serait possible à un shilling ; et il avait obtenu un psychogramme, ou plutôt une tache ronde, indéfinie, vague, une sorte d’ombre, qui n’était autre que la forme matérialisée de la pensée du jeune homme : la projection de l’image cérébrale du shilling.

Le Dr Luys, dont les extravagantes recherches sur le transfert de la pensée avaient inspiré à Edison l’idée du psychographe, ainsi que je l’ai dit tantôt, reçut, en hommage, le premier exemplaire du bizarre instrument. Une note, de la main du jeune inventeur, renseignait sur le fonctionnement de l’appareil. Mon illustre parent se décida aussitôt à tenter une expérience.

– Sur vous, Mauvers ?

– Non pas. J’eus souhaité poser devant le psychographe ; malheureusement, quand on me montra la machine, laquelle pourtant n’avait encore servi qu’une fois, elle était dérangée. Le premier et unique essai du Dr Luys – et Mauvers promena un regard enigmatique sur tous ceux qui l’écoutaient – vaut qu’on le rapporte.

Il aurait fallu entendre conter la chose, répéter froidement l’épouvantable constatation par celui qui l’avait faite. Luys était une sorte de géant doux et souriant, aux favoris d’un blond pâle, une sorte d’hercule Farnèse habillé par le meilleur faiseur de l’Avenue de l’Opéra et coiffé mieux qu’une marquise pour le bal. Mon parent rapportait le résultat de cette expérience avec la précision minutieuse du clinicien qui enregistre un fait, ou encore d’un archéologue qui noie tel détail minime d’une trouvaille ; on ne se serait jamais douté, à l’inflexion de sa voix et à la tournure de sa phrase, qu’il s’agissait d’un phénomène de la vie spirituelle.

Peut-être ai-je tort de raconter cette histoire, et, au fait, après y avoir bien réfléchi, je ne vous la conterai pas… »

Mais la protestation des auditeurs fut si unanime et la maîtresse de maison pesa d’une telle autorité, que Mauvers se décida à satisfaire une curiosité qu’il venait si malicieusement d’exaspérer.

« Vous le voulez ! Soit ! Aussi bien, il s’agit d’un inconnu et le psychogramme, ou si vous préférez l’épreuve obtenue par le psychographe, n’est la pensée d’aucun de nos amis.

Le jour où le Dr Luys achevait d’installer dans son cabinet de travail l’appareil arrivé d’Amérique, il reçut la visite de deux jeunes hommes de sa connaissance : l’un porte un assez beau nom dans les lettres françaises, l’autre est un gentilhomme apparenté à l’une des premières familles de la vieille Angleterre.

Le gentilhomme anglo-saxon apparut au Dr Luys comme un magnifique sujet d’expérimentation. C’était un beau garçon, au regard franc, au front volontaire, de belle santé physique. Il arrivait à point. Le praticien lui exprima son désir, auquel le jeune homme déféra de la meilleure grâce et avec l’empressement que mettent tous ceux de la race aux plus hasardeuses entreprises.

Le docteur installa son sujet devant le psychographe, en lui recommandant de concentrer sa pensée, le plus fortement qui lui serait possible, vers tel objet qui lui plairait…

L’expérimentateur n’a jamais osé mettre sous les yeux du charmant jeune homme l’image photographique obtenue dans cette séance de psychographie. Il s’est résigné à une supercherie ; il a présenté au gentilhomme je ne sais quelle vague épreuve. »

Mauvers se tut.

« Et l’image véritable ! demanda-t-on de toutes parts.

– Je n’ose…

– Osez, docteur, parla la maîtresse de céans, qui n’était pas prude.

– Prenez garde, Madame. Nous ne vivons plus au temps où l’abbé Delille et son École parlaient par périphrases des compagnons de l’Enfant Prodigue ou des reliques plus que singulières du grand Lama. »

Un poète, égaré dans ce salon politique, cita un vers célèbre au temps du Romantisme, celui que Victor Hugo inscrivit dans sa Réponse à un acte d’accusation.

Mauvers se résigna.

« L’épreuve obtenue par le Dr Luys portait, ainsi que j’ai pu le constater de mes yeux, la représentation que notre ami le poète n’a pas craint de spécifier… Un porc… Cet animal était, ou plutôt symbolisait, la pensée du beau gentilhomme. »
 

*

 

Par l’entre-bâillement de la porte du salon apparut la tête grise et un peu lasse de M. de Montpant, un familier de la maison, et, à certains jours, quand il réussissait à dissiper le voile de mélancolie qu’il emportait malgré lui, dans le monde, le plus spirituel causeur de ce salon.

Quand le nouvel arrivé, qui avait entendu à peu près toute l’histoire qui vient d’être rapportée, eut salué chacun des assistants, il dit à haute voix, dans le petit cercle qui s’était formé autour du causeur :

« Mon cher docteur, vous leur avez conté là une venimeuse histoire. Cet honnête gentilhomme, dont la pensée se matérialise en l’image d’un porc, voilà, où je ne m’y entends plus, un redoutable propos, après dîner. »

Mauvers mit en riant un doigt sur la bouche et prenant familièrement M. de Montpant par le bras :

« Je n’ai pas entendu faire de la morale.

– Mais vous en avez fait.

– Si peu.

– Si peu ! Mais supposez donc qu’on les entraîne tous – et le geste de Montpant désignait tous les habitués du salon – devant votre psychographe et qu’on réussisse à prendre un cliché de leurs pensées.

– Ce sont des politiciens, interrompit
 Mauvers, croyez-vous qu’ils se donnent
 beaucoup de mal à penser ?

– Qu’importe ! Vous les avez inquiétés.


– Je ne possède pas encore leurs psycho
grammes.

– Tant mieux pour eux.

– Ils ont des opinions politiques qui n’ont 
pas encore beaucoup servi, » dit tout haut Mauvers.

Cette boutade fit se retourner Rodet, qui traversait le salon.

« Dites donc, Rodet, parla de Montpant, vous avez entendu le mot du docteur ? »

Mais l’interpelé songeait sans doute à autre chose ; au lieu de répondre à la question intempestive qui venait de lui être posée, il se tourna vers Mauvers et lui dit :

« Votre psychographe, docteur, pourrait rendre d’éminents services à la justice. Du moment que la pensée n’est plus un bien insaisissable, la conscience est contrainte de livrer ses secrets et il n’y a plus de sécurité pour les coquins…

– Ni pour les honnêtes gens ! » proféra Mauvers, plus ironique que jamais.
 
 

 

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(1) Revue des Revues.
 

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(Pol Demade, Contes inquiets, Bruxelles : Oscar Schepens &Cie, 1899)