Il devait être trois heures de l’après-midi lorsque les deux jeunes femmes et les trois hommes, après avoir traversé un bois de pins et longé un petit étang à demi caché sous les joncs, parvinrent à la lisière d’un boqueteau de chênes.

Depuis près de trois quarts d’heure qu’ils marchaient dans les bois, ils n’avaient aperçu ni une métairie, ni même un paysan à la tête de ses bœufs. L’endroit était à la fois paisible et sauvage. Le vent bruissait dans les cimes des arbres, c’était la saison des fougères rousses et des bruyères roses.

Les chênes étaient séparés des pins par un talus précédé d’un fossé encombré de durs ajoncs aux fleurs jaunes. La petite troupe s’arrêta. L’un des jeunes hommes, un garçon de vingt-cinq ans environ, vêtu de tweed chiné, guêtré de grosse toile et portant son fusil sous le bras, s’avança de quelques pas. Il siffla doucement et longuement. Une voix claire répondit au bout de quelques secondes : « Hop. »

« On peut approcher, dit le jeune homme ; rien encore pour le moment. Mais dépêchons-nous de gagner la cabane. Le jour de Saint Luc est un bon jour de passage. Un vol pourrait apparaître d’un instant à l’autre et il nous faudrait alors attendre cachés dans un buisson qu’il fût passé ou qu’il ait été pris sans nous. »

Pierre Désormeaux faisait, à quelques amis arrivés la veille, les honneurs de sa chasse aux palombes.

Ils avancèrent encore de quelques pas et se trouvèrent bientôt auprès d’une assez vaste cabane au toit et aux murs de fougères, tapie sous les chênes et se confondant presque avec les buissons de mûres qui l’environnaient.

Pierre poussa une porte également en fougères, et ses amis pénétrèrent dans la demi-obscurité de la cabane qui n’était éclairée que par une ouverture tournée vers le nord et protégée par une sorte d’auvent de branchages que l’on pouvait soulever ou abaisser à volonté. Devant cette fenêtre, un homme était juché sur un banc rustique assez haut, comme le tabouret d’un bar. Il était coiffé d’un béret basque et ses sabots de bois étaient maintenus par des guêtres en grosse laine rugueuse de couleur brune. Ses yeux pâles, d’un bleu gris, restaient fixés sur le ciel du nord dont on voyait une large échappée à travers les branches de chênes. C’était le vieux Yan, le chasseur de Pierre Désormeaux qui, depuis cinquante ans peut-être, braconnait dans les landes et les taillis, lorsqu’il ne guettait pas honnêtement les palombes en mars et en octobre. Sans quitter son siège, il porta deux doigts à son béret et esquissa une manière de sourire poli.

Dans la cabane flottaient les parfums de l’automne, l’odeur des fougères et des champignons, mêlée à celle des chiens et des plumes mouillées des palombes.

Pierre expliquait à ses hôtes en quoi consistait la chasse. Seuls en effet, son ami Jacques Jordan et Maïten de Vandières avaient déjà chassé les oiseaux bleu ardoise.

Lorsqu’un vol était signalé, le silence le plus profond devait régner dans la cabane. Yan manœuvrait alors les appeaux, des palombes attachées par les pattes sur des sortes de raquettes installées dans le haut des arbres. Au moyen de longues ficelles, il faisait basculer ces perchoirs improvisés et les appeaux battant des ailes attiraient l’attention de leurs congénères libres. Le vol tournoyait un moment au-dessus du bois. L’instant était émouvant pour les chasseurs. Le vol se poserait-il ou continuerait-il son voyage vers le sud ensoleillé ? Mais la plupart du temps les oiseaux de passage, tentés par les glands des chênes, tentés par le petit ruisseau artificiel qui courait sur le « sol, » vaste espace débroussaillé dans le voisinage immédiat de la cabane, descendaient jusqu’aux arbres. Dans un grand bruit d’ailes, tel que devaient en produire les anges des temps bibliques lorsqu’ils visitaient la Terre, le vol s’abattait sur les cimes des chênes. Les chasseurs poussaient alors vers le « sol » d’autres palombes, dont les ailes étaient attachées ; celles-ci, inconsciemment hypocrites, picoraient les graines et les glands répandus. Autour d’elles, un grand filet ouvert était dissimulé dans l’herbe.

Une palombe particulièrement hardie ou imprudente, ce qui est souvent la même chose, descendait sur le « sol. » Une autre la suivait. Lorsque les oiseaux s’étaient posés en nombre suffisant, le vieux Yan tirait sur une corde, un puissant ressort se détendait et les deux moitiés du filet se rabattaient sur le vol palpitant et affolé. En même temps, les chasseurs embusqués dans la cabane tiraient les oiseaux encore perchés sur les arbres.

Ces explications données, il n’y avait plus qu’à attendre. Les hommes allumèrent leurs pipes.

On bavarda. Pierre n’avait guère vu ses amis depuis plusieurs années. Il menait dans sa propriété des Landes une vie assez retirée, chassant, surveillant ses métairies, écrivant des romans qu’il ne finissait pas, ébauchant des tableaux qu’il laissait inachevés. Peut-être aurait-il eu du talent, peut-être était-il artiste, mais il ne parvenait pas à s’astreindre à un travail suivi. À la mort de ses parents, comme il n’était pas marié, il était venu habiter seul la petite propriété qu’ils lui avaient laissée, une vieille maison sans étage, perdue parmi les coteaux et les bois. Ses amis avaient d’abord été surpris de cette décision inattendue ; les suppositions étaient allé leur train, puis, comme on ne le voyait plus, on cessa de s’occuper de lui et on l’oublia. Maintenant, les quelques amis réunis dans la cabane aux palombes cherchaient à renouer avec lui les liens rompus d’un passé qui commençait à s’estomper. Jacques Jordan, qui avait été l’un de ses premiers camarades d’enfance, évoquait des souvenirs et, peu à peu, de menus incidents oubliés depuis longtemps semblaient revenir à la vie.

« Te rappelles-tu nos étés d’autrefois lorsque nous avions 12 ou 13 ans et que nous allions au mois d’août sur la plage d’Isbarritz ? Quelle drôle de petite station balnéaire ! Si tant est qu’on puisse appeler ainsi les quelques maisons basses aux toits de tuiles rouges disséminés au hasard dans les dunes. J’y suis retourné depuis. Isbarritz a pris de l’importance. Il y a maintenant une foule de villas fort laides. Mais, de notre temps, on se serait cru très très loin, dans un pays encore à peu près sauvage. Les habitants faisaient penser à des colons aventureux piquetant les quelques mètres de sable où ils construiraient un jour leur maison.

– Mais vous savez, interrompit Maïten de Vandières, je me rappelle très bien, moi aussi, l’Isbarritz de cette époque et pourtant j’étais alors une bien petite fille ; je passais une partie de l’été et de l’automne chez mon oncle d’Artix qui était, selon l’expression de Jacques, un des premiers pionniers de ces temps héroïques. Quelles merveilleuses journées j’ai vécues là ! Il faisait toujours beau ; en tous cas, je ne me rappelle que des ciels bleus avec, tout au plus, quelques petits nuages blancs. Avez-vous remarqué que, dans nos souvenirs d’enfants, nous ne revoyons jamais que des journées ensoleillées ? ou bien alors ce sont des orages terribles comme ceux qu’on décrit dans les livres. Mais jamais nous ne nous rappelons ces longues journées froides, grises et pluvieuses comme pourtant il devait y en avoir souvent. J’allais pêcher des crevettes ou des petits poissons dans les lacs si clairs que la mer, en se retirant, laissait parmi les blocs de rochers, au pied de l’estacade.

Pierre déclara en souriant :

«Vous portiez alors un costume marin en flanelle rouge avec un petit feston blanc autour de col…

– Tiens, c’est vrai, répartit Maïten étonnée. Mais comment le savez-vous ? Si je me rappelle bien, nous ne nous sommes jamais trouvés ensemble à Isbarritz. »

Pierre ne répondit pas, mais Jacques qui, perdu dans ses souvenirs, n’avait pas pris garde aux propos échangés, enchaîna :

« Il y avait autrefois à Isbarritz un vieil original qui nous intriguait et en même temps nous terrorisait un peu…

– Le comte Dartiguenave, dit Pierre.

– Oui, le comte Dartiguenave. On le voyait chevauchant par les dunes sur un petit cheval au poil bourru. Il portait un vaste chapeau de feutre, de grandes bottes, et sa cravate lavallière flottait au vent. Il était peu sociable et, comme il avait toujours un fouet de chasse à la main, nous n’osions guère l’approcher. On ne sait jamais, n’est-ce pas ?… Il vaut mieux être prudent.

Il habitait seul, hiver comme été, au sommet de la première dune, face à l’Océan, une étrange maison basse que rien ne protégeait contre les tempêtes d’équinoxe. Personne jamais n’entrait chez lui, mais bien des légendes couraient sur cette mystérieuse demeure. »

Pierre l’interrompit :

« Il vivait dans une grande pièce unique. Dans un coin, derrière un paravent Directoire en papier peint, était dressé un lit de camp. Un peu plus loin, un vieux hibou clignait des yeux sur un perchoir.

Une vigne, qui prenait racine dans le sol même de la dune, grimpait le long du mur intérieur de la pièce et étendait ses rameaux devant une large verrière. »

Étonné, Jacques reprit :

« Mais comment connais-tu tous ces détails ? Serais-tu donc entré chez le comte Dartiguenave ? Quant à moi, je crois qu’à cette époque, je n’aurais jamais osé pénétrer chez lui !

– Moi non plus, répondit Pierre doucement.

– Il y avait aussi, reprit Maïten, une petite fille dont j’ai oublié le nom, pour laquelle j’éprouvais une vive admiration, mêlée d’un peu d’envie. Elle habitait une villa en retrait dans les dunes, au milieu d’un bouquet de pins. Elle n’était pas comme les autres petites filles. Elle ne jouait jamais sur la plage, mais elle devait passer des journées à se costumer, car, chaque fois que j’allais la voir, je la trouvais habillée d’une façon différente. Elle se drapait dans des châles de soie, dans des écharpes de lamé, elle se couronnait de fleurs et se parait de gros bijoux dont j’étais persuadée qu’ils étaient vrais et qui, après tout, l’étaient peut-être. Mais ce qui me plongeait chaque fois dans une admiration émerveillée, c’étaient les poupées de la petite fille. Elle en possédait des dizaines, toutes plus belles, toutes plus richement habillées les unes que les autres. À chaque visite, j’en découvrais de nouvelles. Il y avait des princesses de légende, des marquises poudrées, des négresses aux colliers de coquillages, des pages aux toques de velours, des bayadères aux voiles pailletés d’or… »

À ce moment, un coup de sifflet doux et prolongé interrompit les conversations. Yan signalait un vol de palombes qui arrivait très haut dans le ciel. Il abaissa légèrement l’auvent de branchages et commença à manœuvrer les ficelles qui commandaient les appeaux dans les arbres. On entendit un bruit d’ailes. Les oiseaux aux paupières closes, sentant leur appui leur manquer, cherchaient à prendre leur vol. Mais les palombes sauvages ne s’arrêtèrent pas. Peut-être étaient-elles attirées par les cimes bleues des montagnes qu’elles devaient apercevoir dans le sud. Quelques minutes plus tard, elles avaient disparu.

« Dommage, murmura Pierre. Il y avait bien là deux ou trois cents ramiers. Espérons que bientôt nous serons plus heureux. »

La conversation reprit. Maïten, qui semblait plus passionnée par ses souvenirs d’enfance que par la chasse, s’adressa à Pierre :

« Pourquoi, depuis que nous parlons de lui, le passé semble-t-il redevenu si vivant ? Vous-même, vous évoquez de lointains détails comme s’ils étaient d’hier.

– Oh ! répondit Pierre Désormeaux, c’est une illusion que de s’imaginer le passé irrémédiablement révolu. Songez que tout acte que vous accomplissez, qu’il soit important ou mesquin, subsiste éternellement dans le temps et dans l’espace. »

Et comme ses amis le regardaient étonnés, Pierre expliqua :

« Vous savez bien que la lumière ne se transmet pas instantanément. Il faut un certain temps aux vibrations lumineuses pour se déplacer. Ces ondes sont semblables aux rides produites à la surface d’un étang par la chute d’une pierre. Elles décrivent des cercles autour du foyer qui les a produites et, comme il n’est pas de rives pour arrêter leur cours, elles se propagent à l’infini. L’homme ne songe pas que, lorsqu’il commet une bonne action ou un crime, son geste vibre éternellement à travers les espaces. À l’heure actuelle, il est un point du monde où Caïn lève sur son frère sa hache de silex ; il en est un autre où Jean Nicot fume sa première pipe, il en est un troisième où l’Impératrice Eugènie ajuste ses jupes de soie sur la cage de sa crinoline.

– Tout cela est très exact, dit alors Henri Lamarzelle, un des hôtes de Pierre qui jusqu’ici n’avait pas pris la parole ; mais un passé qui n’est présent qu’à des milliards et des milliards de kilomètres est pour nous irrévocablement terminé. Nous n’avons aucun moyen de le rejoindre.

– Qui sait ?… murmura Jacques. Pour chacun de nous, un jour viendra où, lorsque nous serons passés de l’autre côté, le temps et l’espace n’existeront plus. Pourquoi alors ne pourrions-nous pas feuilleter l’histoire du monde et notre propre histoire comme nous parcourons un gros livre en nous arrêtant aux pages qui nous auront plus particulièrement passionnés.

– C’est terrible, murmura Colette Desrieux, de penser que tous nos actes se perpétuent à l’infini. Ne faut-il pas chercher là l’explication de l’éternité des peines et des récompenses que nous annonce l’église catholique ?… »

Pierre reprit alors :

« Sans sortir du domaine des phénomènes physiques, ne pouvons-nous concevoir que parfois, sous l’influence de lois que nous ignorons, des ondes toutes chargées de nos actes antérieurs reviennent vers nous ? Pourquoi alors les instants que nous avons vécus jadis ne surgiraient-ils pas devant nous ? Je vous assure que le passé est beaucoup plus mêlé au présent que vous ne semblez le croire…

– Voyons, Pierre, interrompit Jacques Jordan. Tu ne vas tout de même pas nous dire que tu as retrouvé, autrement que dans tes souvenirs, les hommes et les choses que tu avais connus jadis ?…

– Pourquoi pas ?… »

À ce moment, un coup de sifflet longuement modulé rappela les chasseurs aux réalités présentes. Dans le ciel bleu, un vol de palombes arrivait du nord. Déjà on pouvait entendre le bruissement d’ailes des oiseaux migrateurs. Ils volaient assez bas et, lorsque Yan eut fait jouer ses appeaux, ils parurent hésiter ; le vol, au lieu de continuer sa route, se mit à tourner au-dessus du bois de chênes.

Par les interstices des parois de fougères, les chasseurs suivaient l’évolution des oiseaux. L’un d’eux enfin se posa sur un arbre ; un autre l’imita, puis un autre encore. Bientôt le vol tout entier s’abattit sur les chênes et, pendant un moment, on n’entendit que des battements d’ailes et des roucoulements un peu tristes.

Il s’agissait maintenant de faire descendre les palombes sur le « sol. » Yan, plongeant la main dans un coffre de bois, en retira une palombe aux ailes attachées. Il en prit ainsi six ou sept et les poussa, par un corridor de genêts tressés, vers l’espace découvert entouré du grand filet ouvert. Là, les oiseaux se mirent à picorer les glands qui jonchaient l’herbe. Une palombe sauvage descendit sur le « sol. » Elle tourna la tête à droite et à gauche, avec un peu d’inquiétude dans ses petits yeux noirs. Rassurée, elle commença à manger. D’autres suivirent son exemple.

Silencieusement, les chasseurs avaient gagné les emplacements qui leur avaient été assignés. Par d’étroites ouvertures, ils guettaient les oiseaux restés dans les arbres, prêts à tirer dès que le signal leur en serait donné.

Yan avait quitté son observatoire. Il surveillait le terrain dégagé sur lequel les palombes s’abattaient l’une après l’autre. Il y en avait bien une trentaine maintenant. Une dizaine encore descendirent. Mais ni l’appât d’un plantureux repas, ni les roucoulements engageants que modulait le vieux chasseur, ne semblaient avoir d’attrait pour celles qui étaient restées perchées. Alors, Yan fit un signe de la main ; chacun se tint prêt. Il saisit l’extrémité de la corde qui actionnait le filet et, tout en tirant brusquement, cria « hop » d’une voix retentissante. En un instant, les palombes affolées furent prisonnières sous les mailles rabattues, tandis que quatre coups de feu crépitaient.

Un peu plus tard, les oiseaux frémissants étaient enfouis dans des sacs, pendant que les chasseurs ramassaient dans les ronciers ceux qui étaient tombés des arbres, une goutte de sang au coin du bec.
 

*

 

Le soir venait lorsque les chasseurs rentrèrent dans la vieille maison de Pierre Désormeaux. Le grand air avait aiguisé les appétits et l’on fit honneur à l’omelette aux piments, au foie de canard et au lièvre rôti qui défilèrent successivement sur la nappe de lin à liteaux bleus.

Après le dîner, on s’installa devant la vaste cheminée qu’égayait un clair feu de sarments. Les femmes allumaient des cigarettes, les hommes sortirent leur pipes, tandis que Pierre faisait circuler un flacon d’Armagnac.

Cependant, la conversation parut d’abord quelque peu languissante. Chacun suivait ses pensées. Tout en tisonnant d’un air rêveur, Maïten traduisit soudain les songeries éparses en demandant :

« Pierre, cet après-midi, vous nous avez parlé du passé resté vivant, du passé que, d’après vous, il nous serait possible de rejoindre. On aurait dit, à vous entendre, que vous aviez fait à ce sujet quelque expérience personnelle. Vous ne voyez donc pas que nous grillons tous d’en savoir plus long ? Soyez gentil. Racontez-nous ce qui vous est arrivé ; car je suis sûre qu’il vous est arrivé quelque chose que vous n’avez pas voulu nous dire. »

Pierre Désormeaux ne répondit pas tout de suite. Il regardait danser les flammes du foyer et son esprit semblait loin, bien loin de ses amis groupés autour de lui.

Soudain, il parut se décider.

« Après tout, pourquoi ne vous parlerais-je pas ? Certainement vous ne me croirez pas. Vous vous imaginerez que j’ai rêvé. Peut-être même penserez-vous que la solitude a eu sur mon esprit une influence fâcheuse. Du reste, l’aventure que j’ai vécue est assez bizarre pour que vous soyez excusables de penser que je l’ai imaginée de toutes pièces. Et pourtant, elle m’est advenue, pas bien loin d’ici, en octobre dernier. L’expliquer me serait difficile. Je l’ai essayé d’abord, puis j’y ai renoncé. »
 

*

 

« Il y a un an, à pareille époque, j’avais décidé d’aller passer quelques jours à Isbarritz. Vous savez que j’ai toujours aimé la mer. C’est peut-être en automne que je la préfère, lorsque les marées d’équinoxe lancent les vagues échevelées à l’assaut des rochers ou des dunes.

En octobre, il n’y a plus grand-monde à Isbarritz. La cohue assez vulgaire d’août et de septembre a disparu. Il ne reste guère que quelques Anglais qui chassent, sur les étangs, les oiseaux de passage, des amateurs de tennis et de pelote basque qui se réunissent au « Sporting » ouvert jusqu’en novembre, enfin un petit groupe de familles qui habitent Isbarritz toute l’année. Tout le monde se connaît. On se croirait revenu aux temps d’autrefois.

Je m’installai à l’Hôtel Suisse et de la Marine, une petite pension modeste dont les planchers, soigneusement lavées, et les meubles de pitchpin donnaient une impression de propreté, toute élégance étant soigneusement bannie de cet établissement. Seul un palmier nain, dans le bureau du rez-de-chaussée, paraissait un sacrifice à la somptuosité.

J’avais repris contact avec quelques habitants du pays. J’allais voir les trois demoiselles de Sainte-Évelyne que j’avais connues autrefois, au temps où elles avaient un certain succès auprès des jeunes gens. Cependant, les années avaient passé sans qu’elles se fussent mariées. Elles étaient un peu défraîchies, mais, comme elles étaient minces et plus amusantes que jolies, elles n’avaient pas beaucoup changé. Leur maison avait vieilli plus qu’elles-mêmes. Jadis isolée dans les dunes, elle était maintenant assaillie d’horribles petites villas blanches aux toits en terrasse, aux larges baies fermées par des rideaux de fer comme les devantures des magasins. Je me rappelais le salon des Sainte-Évelyne comme une pièce d’un modernisme charmant bien qu’un peu osé. Hélas ! j’avais oublié que je l’avais découvert entre 1900 et 1910. La cheminée revêtue de carreaux de faïence jaunes et verts, les meubles laqués dont le blanc avait jauni, le papier bordé d’hortensias mauves me parurent affligeants.

Je retrouvai aussi, dans les pins au bord de l’étang, Robert de Bonnières qui fut une des célébrités d’Isbarritz au temps où il écrivait des chroniques littéraires dans le Gaulois du Dimanche. Il avait beaucoup vieilli. Il n’écrivait plus. Il avait rogné sa moustache jadis conquérante. Je crois qu’il ne me reconnut pas. Il était du reste bien excusable car, lorsque je lui avait été présenté jadis, je n’étais qu’un petit garçon.

Mais la plupart des autres avaient disparu : disparu le vieux comte Dartiguenave, disparue la petite fille aux poupées que Maïten évoquait cet après-midi.

J’aimais faire sur la plage de longues promenades. Je marchais sur le sable mouillé que la mer venait d’abandonner. Sur ma gauche, j’entendais le bruit des vagues qui se brisaient à quelques mètres du rivage. Parfois, au-dessus de ma tête, retentissait le cri strident d’une mouette qui se laissait emporter par le vent comme une grande feuille d’automne. À mes pieds, je découvrais tous les trésors que la mer venait y déposer : algues couleur d’émeraude ou de bronze, étoiles de mer qu’on sentait encore vivantes, petits crânes d’oiseaux blancs comme de l’ivoire, avec de longs becs noirs. Parfois, une épave informe me laissait rêveur. Je m’imaginais que c’était peut-être le dernier témoignage d’un drame de la mer, alors qu’il s’agissait sans doute de quelque caisse vide jetée par-dessus bord par le cuisinier d’un cargo. J’avançais ainsi pendant des kilomètres sur cette immense plage. La dune me cachait la terre ; je ne voyais que le ciel et l’eau. Quand je rentrais le soir, mon chandail était tout imprégné de senteurs marines et je retrouvais sur mes lèvres le goût du sel, comme au temps où, petit garçon, je passais mes journées au bord de la mer.

Vous savez qu’à Isbarritz un canal, à peu près à sec à marée basse, fait communiquer la mer avec l’étang qui s’étale derrière les dunes à l’ombre des pins. Ce canal remonte ensuite jusqu’au village. Celui-ci s’élevait au bord de la mer il y a quelques centaines d’années : maintenant, il se trouve à deux ou trois kilomètres dans l’intérieur des terres. La tour de l’église, qui est fort vieille, devait servir de phare aux pêcheurs d’autrefois.

Je flânais souvent au bord de ce canal. Les barques, amarrées aux berges, se balançaient doucement à marée haute. À marée basse, elles reposaient sur un lit de vase, leur mât incliné vers la mer. Assis sur le mur bas qui surplombait le canal ou sur les madriers de l’estacade qui, à son embouchure, s’avançait dans la mer, je causais avec les pêcheurs. Ils étaient moins nombreux qu’autrefois, et surtout ils me paraissaient moins attachés à leur métier que ceux que j’avais connus dans mon enfance. Pourtant, ils descendaient des ces rudes aventuriers qui, au XVIIe et au XVIIIe siècles, avaient traversé l’Atlantique pour commercer avec les Algonquins et les Hurons et avaient marqué de noms français les côtes du Canada lointain.

J’étais particulièrement en confiance avec un vieux marin qu’il me semblait avoir rencontré dans ma prime jeunesse. Il se nommait Jean-Louis. Souvent, je l’accompagnais lorsque, la nuit, il allait pêcher les muges aux flambeaux. Parfois, le matin, je me levais de très bonne heure et nous allions relever les filets qu’il avait tendus la veille.

Une après-midi, je me promenais seul le long du canal, regardant machinalement les barques qui se balançaient au bout de leurs filins ; je les connaissais maintenant à peu près toutes. Soudain, je fus surpris en en découvrant une qu’il me semblait n’avoir jamais vue. Pourtant, elle était assez différente des embarcations dont se servaient les pêcheurs du pays. Plus longue, plus effilée, elle n’était pas peinte en blanc ou en vert comme les autres, mais semblait enduite d’un vernis foncé. Sa proue se relevait à la manière de celle des anciens drakkars, et se terminait par une figure assez naïvement sculptée qui pouvait figurer une tête de dragon. Le mât était dressé et, chose curieuse, la voile était prête à être larguée.

À quel original pouvait bien appartenir cette curieuse embarcation ? En m’approchant, je constatais qu’elle ne portait ni nom, ni indication de port d’attache.

Intrigué, je résolus d’interroger Jean-Louis au sujet de cet étrange petit navire.

Ce n’est que le lendemain que je rencontrai mon vieil ami. Il fumait sa pipe sur l’estacade. Je le conduisis auprès de la barque sans nom. Il ne l’avait pas encore aperçue, n’ayant pas depuis la veille suivi les bords du canal ; mais, dès qu’il la vit, il fronça les sourcils et refusa d’abord de répondre à mes questions. Enfin, il se décida à grommeler :

« Sale bateau. À qui il appartient, je n’en sais rien. Peut-être bien au diable. Vous me demandez si je l’ai déjà vu ? Oui, mais il y a de cela bien des années, peut-être vingt-cinq ou trente ans ; un jour, je le vis qui se balançait là où il se trouve aujourd’hui. D’après des garçons qui rôdaient autour, un seul passager en était descendu.

On l’apercevait encore de loin, flânant parmi les dunes et les rares villas déjà construites à cette époque. Le lendemain ou le surlendemain, la barque était toujours là. Les enfants étaient nombreux à tourner autour. Je leur disais de n’y pas toucher, mais voilà que deux ou trois d’entre eux plus hardis que les autres montèrent à bord et, larguant les écoutes, commencèrent à se diriger vers le milieu du canal. C’est à ce moment précis que le propriétaire revint. J’eus à peine le temps de l’apercevoir. Il sauta dans un youyou et, en quelques coups d’avirons, il rejoignit le bateau. Il avait l’air furieux. Il prit les gosses les uns après les autres par la peau du cou, les jeta pêle-mêle dans le youyou et piqua vers l’estacade. Je le suivais des yeux. La mer était plate comme de l’huile, exactement comme aujourd’hui. Cependant, il devait souffler au large une jolie brise car la voile se gonflait et la barque filait à belle allure, et puis soudain le brouillard se leva. Je perdis bien vite le bateau de vue. Qu’est-il devenu ? Personne ne l’a jamais su. Et pourtant, une pareille embarcation ne pouvait pas aller bien loin. Et voilà que je la retrouve à vingt-cinq ans de distance, amarrée presque au même endroit. Avouez, Monsieur Pierre, que ce n’est pas normal. Je ne crois pas beaucoup aux histoires de bonnes femmes, mais il faudrait me payer cher pour embarquer sur cet instrument.

– Alors, lui dis-je, vous ne voudriez pas faire avec moi une sortie en mer sur ce bateau ? Son propriétaire a l’air de s’en désintéresser complètement.

– Ah ! pour ça, non, Monsieur Pierre. Et pourtant, la mer ça me connaît. Pendant les 50 ans que j’ai bourlingué sur des voiliers d’abord, sur des vapeurs ensuite, j’en ai vu un peu de toutes les couleurs. Mais cet animal-là ne me dit rien qui vaille, et je ne vous conseille pas d’essayer de vous en servir. »

Le lendemain, le navire sans nom était toujours au même endroit. Il se balançait sur l’eau du canal, car la marée était haute et son mât semblait à la fois me faire signe et me narguer. Quant à moi, j’éprouvais à son égard une singulière attirance, un mélange bizarre de crainte et de curiosité. Je tournais autour, je l’examinais sous toutes ses faces, j’avais une envie folle de l’essayer.

Après le déjeuner, je revins le voir. Et soudain, n’y tenant plus, je me laissait glisser à bord. Lorsque j’eus mis le pied sur l’avant qui était ponté, il me sembla que le petit navire frémissait comme un être vivant. Je dénouais le filin qui était fixé à un gros anneau de fonte. Je levai l’ancre et, comme la mer commençait à se retirer, mon bateau prit tout naturellement le milieu du courant et se dirigea vers le large.

Je longeai l’estacade. Sur la rive nord du canal, un gros pin maritime se découpait sur le ciel.

Dès que je fus en mer, je hissai la voile et, bien que la brise fût insensible, je gagnai assez rapidement le large. De là, je contemplai les longues plages de sable blanc qui s’étiraient vers le nord, bordées d’un léger feston d’écume. En arrière, les dunes étaient semées çà et là de maigres touffes vert foncé. Quelques pins tordus les dominaient et semblaient les sentinelles de la vaste forêt qui s’étendait vers l’est.

Un peu sur ma droite, je pouvais voir les terrasses du nouvel établissement de bains construit depuis peu, puis les grosses poutres goudronnées de l’estacade, enfin une foule de villas éparpillées sans ordre parmi les sables. La plupart d’entre elles n’existaient certainement pas au temps de mon enfance, pas plus que l’hôtel assez prétentieux qui tout naturellement s’appelait « Miramar. »

Cependant, tandis que j’explorais les détails de la côte avec une jumelle que j’avais apportée, le paysage me parut s’estomper. Je regardai autour de moi ; une brume blanchâtre s’élevait doucement de la mer. Celle-ci était aussi plate qu’un miroir d’étain et l’on ne sentait plus un souffle d’air. Des écharpes grises flottaient sur l’eau ; puis, peu à peu, elles se fondaient en un brouillard de plus en plus opaque. Déjà, je ne distinguais plus les détails de la côte. Au bout de peu de temps, celle-ci s’effaça complètement et je me trouvai plongé dans un brouillard aussi compact que celui qui s’élève parfois sur les côtes de Terre-Neuve, quand les steamers sont obligés d’actionner leurs sirènes pendant des journées entières.

J’éprouvais une impression assez désagréable en me trouvant plongé dans cette demi-obscurité humide. Des gouttelettes se formaient sur mon chandail bleu et sur mon gros pantalon de marin. Bien vite, je me ressaisis. Après tout, je n’étais qu’à quelques encablures du rivage et, puisque ma voile pendait inerte le long du mât, je n’avais qu’à ramer pour revenir vers l’estacade. Dans le fond du bateau, je découvris une paire d’avirons et je les plaçai sur les dames de bronze. Au moment où j’allais me mettre à ramer, je fus saisi d’une soudaine appréhension. De quel côté devais-je me diriger ? Je ne possédais plus le moindre point de repère. Tout, autour de moi, était uniformément gris. Une boussole m’eût donné immédiatement la direction du rivage, mais, naturellement, je n’en avais pas sur le bateau. Je croyais me rappeler que, lorsque je regardais la côte, la proue de mon embarcation était dirigée vers l’estacade. Mais je n’en étais pas bien certain, et puis le bateau avait tourné plusieurs fois sur lui-même sans que j’y prisse garde. Si je me mettais à ramer, n’allais-je pas me diriger vers le large au lieu de me rapprocher du rivage ? C’eût été dangereux, car il existe sur cette côte de violents courants marins, et je risquais de me retrouver, lorsque le brouillard se serait levé, en pleine mer à plusieurs milles d’Isbarritz.

Je restais un moment assis sur le banc de la chaloupe, sans trop savoir quelle décision prendre. Mais l’inaction m’était pénible. Brusquement, je saisis les avirons.

Je ramai pendant un temps qui me sembla fort long, et rien ne laissait supposer que je fusse dans la bonne direction. La brume était toujours aussi épaisse. Je prêtais d’oreille ; le silence était absolu. Machinalement, je jetai les yeux sur mon bracelet montre ; les aiguilles marquaient trois heures moins dix.

À tout hasard, je virai de bord et me remis à ramer. Il devait y avoir une vingtaine de minutes que j’avançais ainsi en aveugle, lorsque je regardai de nouveau ma montre. Les aiguilles marquaient toujours trois heures moins dix. Elles étaient arrêtées. Pourquoi cet incident sans importance apparente me rendit-il soudain soucieux et inquiet ? je n’aurais su le dire. Je ramai encore assez longtemps avec énergie. Enfin las, découragé, nerveux, je laissai retomber mes avirons. J’essayai de remonter ma montre, mais sans succès, le ressort était sans doute brisé.

Combien de temps restai-je ainsi, perdu dans le brouillard ? Deux heures, trois heures, peut-être plus. Un moment, il me sembla voir passer, non loin de moi, une forme noire et silencieuse. Peut-être était-ce la barque d’un pêcheur égaré ? J’appelai, je criai. Rien ne me répondit. J’avais dû être le jouet de quelque vague hallucination.

Soudain, je sentis sur mon front comme la caresse de la brise. Je levai la tête : un léger frisson agitait ma voile qui pendait, inerte, le long du mât. Le brouillard me parut moins dense. La mer qui, jusque-là, était restée parfaitement immobile commença à s’enfler en une longue houle, et j’entendis le clapotement de l’eau contre la coque du navire. L’espoir me revint. Au bout de quelques instants, je distinguai le disque du soleil encore bien pâle à travers le brouillard. Soudain, un brusque coup de vent coucha ma barque sur tribord et déchira le voile sombre qui m’enveloppait.

La côte m’apparut avec une admirable netteté. Au sud, les montagnes semblaient s’avancer dans la mer ; au nord, la plage argentée se perdait dans les lointains. Je devais m’être assez sensiblement écarté de la terre. Je n’en étais pas surpris car, en ramant dans le brouillard, je m’étais certainement trompé de direction. Mais ce qui me frappa tout de suite, ce fut de constater que le soleil semblait beaucoup plus chaud et beaucoup plus lumineux que quelques heures plus tôt. Sans doute était-ce là une illusion ; j’étais resté si longtemps dans l’humide obscurité que le jour devait me paraître d’autant plus éclatant. Au fait, depuis combien de temps étais-je parti ? Ma montre ne pouvait me donner aucune indication puisqu’elle était arrêtée. Machinalement, je la regardai cependant. À ma profonde stupéfaction, je constatai qu’elle marquait onze heures et demie et qu’elle marchait. J’entendis nettement son tic-tac. Sans chercher plus longtemps à élucider ce mystère, je saisis les avirons et me mis à ramer. Je n’étais du reste pas au bout de mes étonnements.

Je m’étais rapproché du rivage. Je me retournai alors, pour mieux repérer l’entrée du canal vers lequel je me dirigeais. L’estacade se dressait devant moi un peu sur ma droite à environ 8 à 900 mètres. Mais j’avais beau écarquiller les yeux, je ne revoyais ni les terrasses de l’établissement de bains sur la rive nord du canal, ni la silhouette prétentieuse de l’hôtel « Miramar » sur la rive sud. J’apercevais bien quelques villas éparses parmi les dunes, mais beaucoup moins, me semblait-il, que je n’en avais vu au moment de mon départ. J’avais toujours Isbarritz devant moi, mais ce n’était plus l’Isbarritz que j’avais quitté quelques heures plus tôt. Pourtant, chose étrange, le paysage que j’avais sous les yeux n’était pas nouveau pour moi.

Plus je le regardais, mieux je le reconnaissais. Cette plage où seuls quelques petits groupes de baigneurs s’agglutinaient dans le lointain autour de trois où quatre parasols rouges et blancs, ces dunes encore sauvages à l’abri desquelles étaient tapies de rares maisons aux toits de tuiles plates, tout cela c’était non plus l’Isbarritz d’il y a quelques heures, mais celui que j’avais connu dans mon enfance.

J’étais encore assez loin. Je distinguais mal les détails. Peut-être étais-je le jouet d’une illusion, qui s’évanouirait lorsque je me serais rapproché. »

Pierre Désormeaux se tut un moment. Personne cependant ne prit la parole. Quelque étrange que fût son récit, aucun de ses amis ne paraissait mettre en doute son authenticité. Le feu tombait dans la cheminée. Au-dehors, par les fenêtres sans volets, on pouvait voir les étoiles scintillant dans la nuit froide d’octobre.

Le narrateur reprit son récit :

« Je saisis enfin mes avirons, résolu à ne plus me retourner jusqu’à ce que je sois arrivé tout près du rivage.

La mer maintenant moutonne légèrement, et je sens ma barque tanguer sur les vagues qui viennent du large. Puis tout se calme, le bateau ne danse plus ; je dois être entré dans l’estuaire du canal.

Alors, je me décide à regarder autour de moi. À ma gauche, se dressent les premières poutres de l’estacade. Sur ma droite, les lames viennent expirer sur une pointe de sable fin. Il y a quelques heures, en prenant la mer, j’avais remarqué un grand pin tordu qui dominait cette petite plage. Le pin est toujours là, mais il me paraît moins élevé que naguère, et son jeune tronc est beaucoup plus droit.

Je me demande si je rêve. Toutes mes notions du temps sont bouleversées. N’ai-je pas fait un bond dans le passé ? Ne suis-je pas revenu vingt ou trente ans en arrière ? J’avais quitté Isbarritz par une brumeuse journée d’automne, et maintenant le soleil qui frappe durement les sables, les cigales qui chantent là-bas dans la forêt de pins me donnent l’impression d’y être revenu en plein été.

Je manœuvre avec précaution pour accoster le quai de pierre qui borde le canal. J’amarre ma barque à un gros anneau de fer et je saute à terre. Je ne m’étais pas trompé. Il n’y a plus trace sur le bord de la mer du prétentieux hôtel « Miramar. » Par contre, j’aperçois à deux ou trois cents mètres la façade modeste de la « Pension Suisse et de la marine » dont j’étais sorti quelques heures plus tôt. Instinctivement, je me dirige vers cette maison qui, dans mon désarroi, me semble une sorte de foyer. Je rencontre quelques groupes de baigneurs qui reviennent de la plage dans la poussière de midi. Un Monsieur, dont le menton s’orne d’une barbiche blonde et le nez d’un lorgnon à verres fumés, me paraît étrange avec son étroit pantalon de toile blanche qui tire-bouchonne sur des bottines noires, son veston d’alpaga, sa cravate papillon et son panama rabattu sur les yeux. Il est accompagné d’une dame dont la jupe cache tout juste les chevilles et qui protège sous une large ombrelle un teint pour lequel elle semble redouter les injures du soleil. Deux ou trois enfants en costume marin suivent, chargés de seaux, de pelles et de filets à crevettes.

Dans l’étroit couloir qui sert de hall à la pension, je retrouve les mêmes traces de sable qu’ont laissées sur les carreaux les espadrilles des locataires, mais les champignons des porte-manteaux s’ornent de coiffures désuètes : de vastes chapeaux pointus en paille rouge et blanche, un Jean-Bart de petit garçon. Dans un coin, je distingue même un melon triste et légèrement poussiéreux.

Une porte s’ouvre. Une jeune inconnue, qui doit être la maîtresse de céans, me demande ce que je désire. Mon chandail bleu, mon pantalon de marin ne lui disent rien de bon. Par bonheur, je retrouve dans mon portefeuille un billet de mille francs d’avant-guerre, parmi d’autres plus récents. J’en joue négligemment en demandant une chambre, et la vue d’une somme aussi impressionnante amène un sourire aimable et commercial sur le visage de l’hôtesse. Néanmoins, elle croit devoir me prévenir honnêtement que la pension est de quinze francs par jour. Comme je ne sourcille pas, elle commence à concevoir une meilleure opinion de ce voyageur inattendu et mal habillé. Après tout, c’est peut-être quelque étranger original et riche.

Avant le déjeuner, je monte dans la chambre qu’on me désigne. Elle est voisine de celle que j’occupais quelques heures plus tôt ; les meubles de pitchpin et le couvre-lit de cretonne sont identiques. Cependant, ils me paraissent plus frais.

Je me laisse tomber dans un fauteuil canné près de la fenêtre, et là je cherche à rassembler mes esprits.

Si extraordinaire que cela puisse paraître, le frêle navire découvert sur les bords du canal, sur lequel je me suis imprudemment embarqué, m’a emporté dans le brouillard non au-delà des mers, mais par-delà les années. Tout, en effet, semble avoir rajeuni autour de moi ; les arbres sont plus petits qu’ils ne l’étaient hier, les hommes sont habillés comme ils l’étaient il y a vingt ans, Isbarritz est redevenu la plage de mon enfance, et moi ?… Je jette un coup d’œil sur la glace de l’armoire. Non, moi seul n’ai pas changé. Je suis aujourd’hui ce que j’étais hier. Une pensée traverse mon esprit. Suis-je condamné à reprendre ma vie au point où je suis revenu ? Pourrai-je échapper au passé redevenu présent, à ce passé qui m’entoure, qui m’étreint ? Combien de fois, dans mes rêveries, ai-je fait marche arrière ! Combien de fois ai-je souhaité retrouver dans leur fraîcheur les paysages que j’ai aimés, les hommes et les femmes que j’ai connus… Mais les revoir, les revoir dans leur réalité, dépouillés de la tremblante auréole du souvenir ? Cela ne me réserve-t-il pas d’amères désillusions ? Le passé ne va-t-il pas mourir pour moi une seconde fois ? Je vais me trouver le contemporain d’hommes qui jadis me paraissaient presque vieux, et les jeunes filles qui ont fait battre mon cœur ne seront plus, si je les revois, que des enfants !

Mais, au fait, jusqu’où mon étrange voyage à travers le temps m’a-t-il conduit ? Comment savoir si je suis revenu vingt ou trente ans en arrière ? M. Fallières préside-t-il aux destinées de notre République, ou M. Félix Faure vient-il de recevoir la visite du tzar Nicolas II ? Je me souviens alors qu’un calendrier quotidiennement effeuillé, était accroché hier encore dans le bureau de l’hôtel ! Peut-être ce calendrier était-il le dernier d’une longue série. Peut-être vais-je en trouver un autre déjà fixé au même endroit.

Je descends. Du reste, c’est l’heure du déjeuner, et ce bond en arrière ne m’a pas coupé l’appétit. Dans le bureau, le calendrier est à sa place. Je lis : 5 août 1905. À cette époque, je n’étais encore qu’un petit garçon. Je portais des culottes courtes, des blouses avec de grands cols et des cravates lavallière. Le dimanche, je mettais un costume marin bleu qui venait d’Angleterre. Et pourtant, je me rappelle parfaitement cette période de ma vie. J’allais bientôt cesser d’être un enfant, peut-être ne l’étais-je déjà plus. Mon esprit s’ouvrait à mille pensées qui m’éblouissaient, car elles étaient nouvelles pour moi. Mon cœur était troublé par des émotions inconnues, mais je n’aurais pu dire lorsqu’il battait plus fort que c’était à cause du ciel bleu, des vagues échevelées ou de la jeune fille aux cheveux d’or qui passait en courant dans un rayon de soleil.

Août 1905 ! Suis-je venu à cette date sur la plage d’Isbarritz ? Vais-je rencontrer sur les dunes le petit garçon que j’ai été ? Je réfléchis. 1905, c’est l’année de mon entrée au collège. Non, je ne suis pas venu au bord de la mer cette année-là. C’est l’année précédente et l’année suivante que j’ai fait de longs séjours à Isbarritz. En 1905, je ne risque pas de me heurter à mon double. Je ne sais trop si je le regrette ou si c’est pour moi comme un soulagement.

Le 5 août 1905, le déjeuner est excellent à la Pension suisse et de la Marine, bien meilleur, et surtout bien plus abondant, que celui que j’y ai fait hier, ou trente ans plus tard, comme vous voudrez. Après de multiples hors-d’œuvres, on m’apporte une omelette au lard, des sardines fraîches, un poulet rôti, de la salade, du fromage de la Trappe, une crème à la vanille sur laquelle flottent des blancs d’œufs neigeux, des fruits.

Bien que j’eusse hâte de retrouver mes impressions d’autrefois, de revoir mes amis ou même mes simples relations de jadis, je me dis qu’il est encore trop tôt dans l’après-midi pour me risquer à sortir. Le soleil d’août flambe et le sable est brûlant. Je monte dans ma chambre. Les volets ont été tirés avec soin pendant mon absence. Il règne là une agréable fraîcheur. Une mouche bourdonne dans un mince rayon de soleil. Par terre, devant la fenêtre, des rais lumineux dessinent sur le parquet les lamelles des persiennes. Je me sens un peu las, mais pénétré d’une torpeur qui n’est pas sans charme. Je m’étends sur mon lit ; mes yeux se ferment. Avant de m’endormir tout à fait, je me demande avec un dernier sursaut de curiosité où je vais me retrouver à mon réveil. Très vite, tout sombre dans le noir.

Quelques heures plus tard, je surgis peu à peu du sommeil, mais je suis assez long à reprendre mes esprits. Puis ma mémoire revient tout doucement. Il doit être 6 heures, 7 heures peut-être. Les rais lumineux qui s’allongeaient sur le plancher ont disparu : la mouche a cessé de bruire. Suis-je toujours en 1905 ? J’ai hâte de savoir si je n’ai pas été le jouet d’un rêve. Je me lève rapidement, je descends l’escalier et je sors sur la route qui sépare l’hôtel du canal.

À ce moment, je vois déboucher à bicyclette un militaire à la moustache conquérante. À son dolman bleu ciel, à larges chevrons d’argent, je reconnais un maréchal des logis de hussards. Il porte le pantalon garance en drap satin et le képi fantaisie artistement bahuté des sous-officiers qui, loin des regards de l’adjudant de semaine, se permettent quelques entorses au règlement vestimentaire. Il pédale aux côtés d’une jeune fille dont la jupe trotteur est étroitement serrée à la taille ; elle est coiffée d’un canotier de paille, son chemisier blanc est agrémenté d’un col « Claudine » et d’une régate à pois rouges. Il n’y a pas de doute, je suis bien toujours en 1905.

Cependant, tandis que je dormais, le soleil s’est abaissé sur l’horizon. J’avais oublié que la nuit vient plus tôt, à une époque où l’heure d’été et l’heure d’hiver n’ont pas encore été imaginées et où « chercher midi à quatorze heure » n’est qu’une expression dépourvue de sens.

La lumière est admirable ; la mer bruisse doucement derrière l’estacade. Je me sens ému comme au temps où, petit garçon, je rêvais au coucher du soleil et où je cherchais toujours en vain à découvrir le rayon vert qui apporte le bonheur à ceux qui savent le voir.

Je m’engage dans les dunes. J’enfonce jusqu’à la cheville. J’avais oublié combien il est fatiguant de marcher dans le sable sec et fluide. Je rencontre heureusement une de ces jonchées d’ajoncs, de genêts et de branches de pins que l’on entassait à cette époque sur l’emplacement des futures rues, des futurs chemins. Ces sentiers de branchages reliaient entre elles les quelques villas dispersées de loin en loin, un peu au petit bonheur. Malgré les années, je retrouve les détails qui dorment dans un coin de ma mémoire. Voici la villa « Yvonne Adèle, » avec ses balcons en faux bois rustiques sur lesquels grimpent des treilles de ciment. Là-bas, vers l’ouest, la silhouette trapue du petit castel du comte Dartiguenave se détache sur l’Océan qui miroite. Devant moi, à quelques centaines de mètres, se dresse la villa aux tourelles rondes surmontées de toits en poivrière où les petites de Sainte-Évelyne abritent leurs fraîches ambitions qui, je le sais hélas ! ne se réaliseront pas. Je me dirige vers les tourelles rondes. J’ai hâte de revoir ces petites amies d’autrefois, telles qu’elles étaient au temps où la vie nous souriait. Mais ne vais-je pas éprouver quelque désillusion en les retrouvant, car je ne les verrai plus avec mes yeux de quinze ans ?

Comment je me suis présenté à la famille de Sainte-Évelyne ? Oh ! rien de plus facile. Me souvenant à propos qu’Antoinette, l’aînée des trois sœurs, entretenait un flirt épistolaire avec un jeune aspirant du garde-pêche mouillé dans l’estuaire de la Bidassoa, je suis venu lui porter des nouvelles de ce marin aventureux qu’elle n’avait pas vu depuis quinze jours.

Introduit dans le salon aux hortensias mauves, j’éprouve une agréable surprise en le retrouvant dans toute sa fraîcheur primitive. Les meubles laqués blancs n’ont pas encore perdu leur blancheur virginale et les appliques 1900 brillent de tout l’éclat de leur cuivre rouge. Ce n’est plus le salon démodé, poussiéreux et un peu navrant dans lequel j’étais entré en arrivant à Isbarritz quelques jours plus tôt. C’est un salon de ma jeunesse, et je me sens tout disposé à le trouver charmant.

La porte s’ouvre. Une grande fille paraît. C’est bien l’Antoinette d’autrefois, mais comme elle me semble jeune, plus jeune qu’elle ne m’avait jamais paru ! J’oublie le visage un peu fatigué, les pattes d’oie au coin des paupières, les fils d’argent parmi les cheveux blonds entrevus quelques jours plus tôt ; je retrouve ce sentiment complexe fait de timidité et d’admiration qu’éprouvent les jeunes garçons en présence des jeunes filles qu’ils trouvent belles et qui sont quelque peu leurs aînées. Et pourtant, je suis maintenant tellement plus âgé qu’elle ! C’est pour cela sans doute qu’elle me paraît encore bien plus jeune que je ne la revoyais dans mes souvenirs.

Antoinette m’accueille gentiment. Ma qualité d’ami supposé de son aspirant crée tout de suite un lien entre nous. Sans doute est-elle un peu surprise que son flirt ait des camarades si terriblement vieux, mais elle ne semble pas me garder rancune de cette infériorité. J’ai du reste remarqué que les très jeunes filles apprécient fréquemment la société des hommes plus âgés qu’elles. Leurs contemporains, au contraire, leur paraissent souvent des gamins brusques et sans intérêt. Quoi qu’il en soit, nous bavardons comme si Antoinette devinait en moi un ami de longue date. Naturellement, nous parlons d’abord de Bertrand – c’est le nom de l’aspirant. Mais comme je n’ai gardé de lui qu’un souvenir très vague, je me cantonne dans de prudentes généralités et, insidieusement, je cherche à faire glisser la conversation vers d’autres sujets. Antoinette me suit sans la moindre difficulté, ce qui m’enlèverait mes illusions, si toutefois j’en avais eu, sur la profondeur de ses sentiments. Je cherche à me replonger dans l’atmosphère de cette époque à laquelle je suis revenu. Je pose quelques questions, mais avec prudence, car il paraîtrait sans doute étrange que j’ignore le nom du champion français de tennis ou que je cite, parmi les ouvrages de M. Willy ou de M. Marcel Prévost, des romans n’ayant pas encore paru. Comme je raconte à Antoinette que j’ai entrepris une croisière le long des côtes à bord d’un petit voilier, je grandis soudain dans son estime. C’est une jeune fille sportive. Elle me parle de ses succès au tennis ; elle a battu récemment un petit jeune homme appelé Borotra qui, dit-elle, ne joue pas trop mal pour un débutant, mais qui n’arrivera jamais à se faire un nom sur les courts. Je ne puis m’empêcher de lui faire observer qu’il est toujours imprudent de préjuger de l’avenir. Sans prendre garde à mon interruption, elle passe du tennis à l’aviation. Elle me demande si j’ai vu des aéroplanes ? Je suis sur le point de lui dire que j’ai fait plusieurs fois la traversée de Londres à Paris en avion : je m’arrête à temps, me souvenant soudain que Blériot n’a pas encore passé la Manche.

À ce moment, Luce et Simone, les deux plus jeunes sœurs d’Antoinette, entrent dans le salon. Simone, qui doit avoir quinze ans, porte une jupe bleue et une vareuse de marin fantaisie en toile blanche rayée de bleu. Ses cheveux auburn forment sur ses oreilles deux grosses torsades à reflets de cuivre. Elle a de l’entrain, de la vie, quelque chose de brusque et d’un peu garçonnier. Autrefois, je n’avais pas pour elle l’admiration que j’éprouvais pour sa sœur Antoinette ; mais, comme elle était à peu près de mon âge et qu’elle aimait les jeux de garçons, je la considérais comme un camarade. Je lui confiais bien des choses et lui posais des questions délicates sur les sujets que nous ne comprenions très bien ni l’un ni l’autre.

Quant à Luce, elle porte une robe blanche en broderie anglaise bien propre et elle est coiffée d’une « charlotte. » Je la retrouve comme si je l’avais quittée hier, toujours aussi sage, aussi soigneuse, une petite fille qu’on cite en exemple, même à ses aînées. Je souris en pensant que, des trois sœurs, c’est celle qui, de notoriété publique, a eu par la suite la vie la plus agitée.

Naturellement, aucune des trois jeunes filles ne peut m’avoir reconnu : comment imagineraient-elles que ce Monsieur d’un certain âge, habillé comme un pêcheur de chalutier, n’est autre que le petit garçon avec qui elles jouaient deux ans plus tôt, et avec qui elles flirtaient un peu l’année précédente ? Cependant, Luce, depuis son entrée, me dévisage de ses grands yeux calmes, avec une insistance qui finit par me gêner.

Au moment où je prends congé d’Antoinette avec la promesse de revenir le lendemain, j’entends Luce qui murmure à l’oreille de Simone : « C’est extraordinaire comme ce monsieur ressemble à Pierre Désormeaux ! Autant, toutefois, qu’un vieux monsieur peut ressembler à un jeune homme. »

Au moment du dîner, lorsque je pénètre dans la salle à manger de la Pension suisse et de la Marine, je constate que mon chandail de laine, mon pantalon bleu, mes sandales à lanières de cuir produisent sur les convives une fâcheuse impression. Je ne tiens pas à attirer l’attention ; aussi, le soir même, grâce à l’obligeance d’un locataire qui est à peu près de ma taille, et à qui j’explique que mes malles ne sont pas encore arrivées, je puis arborer une tenue moins voyante : pantalon blanc très étroit, souliers de toile aux bouts pointus, veston d’alpaga gris à filets bleus, large ceinture de soie formant gilet avec deux petites poches sur le ventre, cravate papillon, le tout surmonté d’un canotier de paille au ruban de jersey jaune et bleu.

Le matin suivant, j’éprouve quelque inquiétude en descendant ainsi affublé. Il me semble deviner déjà les ricanements moqueurs des passants. Mais je suis vite rassuré. Personne ne me remarque ; seule la maîtresse de maison s’aperçoit que je suis enfin convenablement habillé et, d’un sourire discret, elle me marque son approbation.

J’ai passé ma journée à pourchasser mes souvenirs d’autrefois. Sur la plage, des enfants construisent un château de sable orné d’algues et de coquillages, d’après un modèle paru dans Mon Journal. Un petit garçon appelle « Maïten, » et je vois accourir une ravissante petite fille vêtue de flanelle rouge, dont les cheveux légers flottent au vent du large ; c’est à peine si elle regarde de mon côté, mais moi, je la reconnais sans l’ombre d’une hésitation et, sur ce visage d’enfant, je discerne les traits charmants de la jeune femme que l’enfant deviendra un jour. »
 

*

 

Pierre Désormeaux se tait. À travers la fumée de sa cigarette, il semble suivre quelques lointaines images, qu’il a retrouvées naguère dans un vieil album depuis longtemps oublié. Maïten et son amie Colette versent le whisky dans les grands gobelets de cristal. Personne ne dit mot. On entend le tintement des petits cubes de glace qui tombent dans les verres.

Au bout de quelques instants, la voix de Pierre s’élève de nouveau.

« C’est ce jour-là que j’ai revu le comte Dartiguenave. Pourquoi m’a-t-il accueilli dans sa vieille maison, lui qui ne reçoit jamais personne? Je ne sais. Peut-être son esprit aventureux avait-il été séduit par ce marin inconnu, amené à Isbarritz sur un petit voilier dont nul ne savait bien exactement d’où il venait.

J’avais jadis entendu dire que le vieux comte était non seulement un original mais un artiste ; je n’aurais jamais cru cependant qu’il gardât à l’abri des regards indiscrets les chefs-d’œuvre qu’il me montra. Que sont-ils devenus après sa mort ? Dorment-ils au fond d’un garage où les a remisés quelque héritier ignorant de leur valeur ? Ont-ils été dispersés au vent des enchères publiques ? Dans la vaste maison dont je vous ai parlé cette après-midi, on découvrait, derrière les ancres rouillées et les épaves rejetées par la mer, de grandes statues de marbre blanc ou des groupes de terre cuite patinés par le soleil. Il y avait tout un monde fabuleux de jeunes hommes aussi beaux que les auriges antiques, de jeunes filles qui semblaient, telles Vénus, être nées de l’écume échevelée de la mer. Qui eût supposé que ce vieux misanthrope vécût, loin des misères humaines, un rêve qu’il enfermait jalousement derrière les murs de son petit château trapu, entre son hibou, ses chiens et la treille qui grimpait le long de la verrière ? Avant de partir, je restai un long moment pensif devant une vierge toute blanche, dressée sur un vieux tronc noir et tordu que la mer avait sans doute roulé un jour sur la plage. C’était une vierge toute jeune, une vierge d’avant l’Annonciation, avec une bouche sérieuse et des yeux innocents, et sur son auréole de marbre on pouvait lire « Stella maris. » Mon admiration était si sincère, si peu conventionnelle, que le comte Dartiguenave sourit, ce qui devait lui arriver bien rarement, et me dit : « Gardez cette petite vierge en souvenir de moi ; demain, je vous l’enverrai. »

A-t-il exécuté sa promesse ? Je ne le saurai jamais car, le lendemain, j’avais quitté les dunes de mon enfance et la plupart des témoins de mes jeunes années s’étaient de nouveau évanouis dans le passé.

Dans le courant de l’après-midi, un break attelé de deux postiers bretons qui font cliqueter leurs gourmettes et leurs chaînes, passe à vive allure sur la route qui borde le canal. Sans doute suis-je maintenant repris par l’atmosphère des années d’autrefois, car je reconnais sans hésitation la voiture du comte de Ham. Lui-même conduit son attelage gris pommelé avec la sûreté d’un jeune homme. Ce fils de Napoléon III est un des survivants du second Empire. Ils étaient encore nombreux en 1905, mais je les considérais alors comme les représentants d’une époque à peu près aussi lointaine que celle qui vit tomber les têtes des aristocrates ou briller le soleil d’Austerlitz. Pourtant, en voyant passer le comte de Ham, je constate qu’il ne doit guère avoir beaucoup plus de 60 ans. Pour accentuer sa ressemblance avec Napoléon III, il porte l’impériale et la moustache aux longues pointes effilées. Il se tient droit sur son siège ; sa tenue est volontairement négligée ; mais, à côté de lui, un valet de pied, impeccablement vêtu d’une redingote de drap gris fer à gros boutons d’argent, reste figé, les bras croisés, l’œil perdu dans l’espace. Dans le break, c’est un fouillis de toilettes blanches, de grands chapeaux surmontés de plumes, d’aigrettes, d’oiseaux empaillés et de grappes de glycine. Le tout est protégé du soleil par un dôme d’ombrelles à volants fanfreluches. Et je souris en songeant que les filles de ces jeunes femmes, qui abritent si soigneusement leur teint de lis et de roses, risqueront le coup de soleil pour obtenir une belle couleur ocre ou pain brûlé.

Le break du comte de Ham s’est dirigé vers la plage. En fait d’établissement de bains, il n’y a que quelques cabines dont les planches mal jointoyées n’assurent à la pudeur des jeunes filles qu’un abri illusoire. Cependant, celles-ci s’engouffrent avec des rires dans ces guérites si étroites et si hautes que les occupantes peuvent certainement faire passer sans difficulté leurs jupons par-dessus leurs coiffures, mais où il doit leur être difficile d’écarter un bras ou d’allonger une jambe. Elles en sortent une à une, enveloppées dans de vastes peignoirs en tissu éponge, coiffées de bonnets en toile caoutchoutée qui ressemblent vaguement à la coiffure qu’on prête à Charlotte Corday. Deux jeunes gens causent avec le comte de Ham. À ce moment, je vois arriver mon amie Antoinette. Dès qu’elle m’aperçoit, elle me fait de la main un signe joyeux, et, comme elle est sportive et moderne, elle me gratifie d’un vigoureux « shake hand. » Elle me présente au comte de Ham, aux jeunes gens et aux jeunes filles.

L’heure du bain est venue. Pourtant, personne ne se risque encore à entrer dans l’eau. On se livre à de longs calculs pour savoir s’il y a bien quatre heures qu’on est sorti de table. Enfin, une jeune femme, plus hardie que les autres, s’avance vers les vagues qui viennent expirer sur ses pieds chaussés de sandales ; un des jeunes gens prend son peignoir, et elle apparaît vêtue de serge bleue marine, avec des culottes bouffantes qui descendent plus bas que les genoux et une longue vareuse à col marin. Elle entre dans l’eau, prudemment, en poussant de petits cris, mais sans s’aventurer bien loin. D’autres se décident à la suivre. L’une d’elles porte un costume de bain que l’on trouve assez osé. Il consiste en un maillot rayé bleu et blanc qui laisse les bras nus jusqu’aux épaules ; une jupe assez longue recouvre entièrement la culotte de jersey. Un jeune homme prend des photos à la dérobée. La jeune fille aussi audacieusement vêtue ne déteste pas faire un peu scandale. Je sais que plus tard, alors qu’elle aurait tout intérêt à voiler le souvenir de ses charmes, elle sera une des premières à lancer de petits deux-pièces blancs ou bleu pâle réduits à leur plus simple expression.

Après le bain, on se donne rendez-vous chez les Sainte-Évelyne, et là, au son d’un phonographe dont le pavillon semble un immense liseron, on danse des bostons, de modernes one step, et on se lance dans un quadrille américain agréablement échevelé. J’hésite d’abord à me mêler à ces jeunes gens, à ces jeunes filles, qui jadis étaient à mes yeux de « grandes personnes » et qui sont maintenant tellement plus jeunes que moi. Cependant, je me laisse entraîner par Antoinette et, tandis que je la tiens dans mes bras, je retrouve, avec un peu d’émotion, les vieux bostons naïvement langoureux de ma jeunesse : « Quand l’amour meurt » ou « Sourire d’Avril. »

Cependant, le soleil s’abaisse sur l’horizon. Des fenêtres de la villa, on le voit qui descend vers la mer ; les nuages commencent à prendre des tons d’or et de pourpre.

On décide de dîner en pique-nique dans le salon aux hortensias bleus. Le comte de Ham, qui avait prévu ce dénouement et qui savait que le garde-manger des Sainte-Évelyne n’est jamais très abondamment pourvu, a apporté tout le nécessaire. Son domestique va chercher dans le break deux caisses de Champagne, un jambon, des pâtés, des cartons de pâtisseries. Des groupes se forment selon les sympathies personnelles, et l’on s’installe autour des petits guéridons modern-style ou sur les coussins qui jonchent le tapis.

Le souper improvisé est joyeux. Mme de Sainte-Évelyne, une personne majestueuse, à l’opulent corsage de soie, que l’on n’avait pas encore vue jusque-là, fait son apparition au moment précis où il s’agit de se mettre à table. Personne ne fait grande attention à son arrivée pourtant solennelle.

Vers neuf heures, alors que la nuit est tout à fait venue, on se remet à danser. M’esquivant par une des portes-fenêtres largement ouverte sur les dunes, je quitte, sans attirer l’attention, cette assemblée pourtant sympathique et je me dirige vers la mer, qui miroite là-bas sous la lueur argentée de la lune. Seul maintenant, je songe à l’étrange aventure dans laquelle je suis engagé. Me voilà revenu à cette époque si proche de nous, et en même temps si lointaine, que je croyais irrévocablement révolue ; c’est avec une douce émotion que j’ai revu ces paysages jadis familiers, que j’ai retrouvé ces hommes, ces femmes tels qu’ils étaient au temps de mon enfance. Et pourtant, je dois me l’avouer, tout ce passé me paraissait plus beau, plus émouvant lorsque je le découvrais à travers la brume dorée de mes souvenirs. Je n’éprouve plus, il me semble, les mêmes sentiments qu’autrefois, lorsque je commençais à vivre. Pourquoi ? Sans doute parce qu’en retrouvant mon passé, je n’ai retrouvé ni ma jeunesse, ni mon cœur de vingt ans.

En rêvant, je suis arrivé jusqu’au bord de la mer. Elle est si calme, qu’à peine je perçois le murmure des vagues qui, à intervalles réguliers, viennent mourir sur le sable humide.

Tandis que je reste là de longs instants, perdu dans mes rêveries, il me semble que, peu à peu, une harmonie plus lointaine se mêle au bruit des flots ; c’est comme une chanson à peine distincte qui vient des dunes. Je suis bien seul, pourtant, sur la plage éclairée par la lune. Mais là-bas, un peu sur ma droite, une lumière brille. Instinctivement, je me dirige vers elle. Bientôt, je me trouve au pied d’une terrasse qui précède une grande villa isolée en face de la mer. Une fenêtre éclairée doit être ouverte sur la terrasse ; cependant, du point où je me trouve, il m’est impossible de distinguer quoi que ce soit dans l’intérieur de la maison. Mais si je ne vois rien, j’entends, tout près de moi maintenant, des voix fraîches comme des voix d’enfants, qui chantent, sur une musique émouvante, des paroles que je ne comprends pas. Puis le piano joue un nocturne de Chopin qu’accompagne en sourdine la chanson de la mer. Après une moment de silence, les voix pures s’élèvent de nouveau dans la nuit.

Je suis d’abord comme surpris par le charme de cette musique un peu mystérieuse. Puis une vive curiosité m’envahit. J’ai une envie folle de me hisser jusqu’à cette terrasse, malgré l’indiscrétion du procédé, pour voir ce qui se passe dans la pièce qui s’ouvre au-dessus des moi.

Il faut vous dire que la villa a ce faux air de château-fort qui fut à la mode vers 1880. Grâce à une gargouille de ciment, je grimpe jusqu’à une balustrade gothique, je l’enjambe et me trouve aussitôt dans l’ombre d’une sorte d’échauguette. Devant moi, une porte-fenêtre s’ouvre largement sur un salon décoré à l’orientale dans le goût du Second Empire. C’est un fouillis de tapis persans, de poufs capitonnés, de divans et de palmiers en pots. Les murs disparaissent sous les tentures de Karamani, les voiles de Gênes et les broderies arabes. Mais ce qui donne à la pièce un aspect quelque peu fantastique, c’est qu’elle est éclairée par des centaines de bougies multicolores : roses, bleu pâle, vert-Nil. Il y en a partout ; le lustre, les flambeaux de la cheminée, les appliques en sont garnis. Et, au milieu du salon, deux petites filles, vêtues d’oripeaux pailletés, dansent en se tenant par la main, semblables à deux fées minuscules. La personne qui tient le piano est cachée par une tenture de la fenêtre, mais par contre je vois toute une assemblée brillante et silencieuse qui contemple de ses yeux fixes les deux danseuses tourbillonnantes. Toutes ces petites personnes aux atours somptueux sont des poupées échappées à quelque conte d’Hoffmann ou d’Andersen. Elles sont assises les jambes raides sur les fauteuils, sur les divans, sur les tables, et la lumière tremblante des bougies miroite dans leurs belles chevelures noires ou blondes !! »

Depuis un moment, Maïten de Vandières écoutait Pierre Désormeaux avec une émotion qu’elle ne dissimulait pas. Soudain, elle l’interrompit, et reprit son récit au point où il l’avait laissé :

« Ce soir-là, j’avais obtenu la permission de dîner chez mon amie Georgina. C’est ainsi, je me le rappelle maintenant, que s’appelait la petite fille aux poupées innombrables. Il n’y avait avec nous qu’une de ses cousines, une jeune fille ou une jeune femme ravissante, que nous aimions beaucoup car elle nous racontait les histoires merveilleuses de toutes les poupées de Georgina, et nous transformait en princesses lointaines à l’aide de soieries enfermées dans de grandes malles en bois de camphrier. Après le dîner, nous avions illuminé le salon avec toutes ces bougies de couleur qui avaient tant étonné Pierre. Du reste, je crois qu’il n’y avait pas d’autre système d’éclairage dans la maison. Nous avions décoré les murs avec des guirlandes de tamaris et de genêts. Puis nous nous étions mises à danser pour notre plaisir et celui des petites spectatrices aux visages de porcelaine, sérieuses comme des enfants qui s’amusent.

Nous connaissions beaucoup de danses à cette époque, depuis le menuet et la pavane jusqu’au fandango et à l’arin-arin des villages basques.

Puis, peu à peu, le sortilège de la musique, le charme du clair de lune sur la mer, agissant sur nos âmes d’enfants, nous avons cessé de danser, puis de chanter. Sans bouger, sans rien dire, nous avons écouté les berceuses ou les nocturnes que jouait doucement la cousine de Georgina et qui semblaient glisser dans la nuit par la fenêtre ouverte.

Lentement, nous nous sommes avancées vers la terrasse, attirées par la mer et par les étoiles.

C’est alors que j’ai failli pousser un cri. Je venais d’apercevoir à quelques mètres de nous une forme humaine qui sortait de l’ombre, qui enjambait lestement la balustrade et qui disparaissait dans la nuit. Tout cela s’était passé si vite que Georgina ni sa cousine n’avaient rien vu. Je ne voulais pas passer pour poltronne, aussi n’ai-je rien dit. Plus tard, j’ai pensé qu’en sortant du salon très éclairé, j’avais peut-être été abusée par le jeu d’un nuage glissant devant la lune.

Et pourtant, je ne m’étais pas trompée. Ainsi donc, c’était vous, Pierre, qui étiez revenu dans le passé, alors que je n’étais encore qu’une toute petite fille. »

Maïten se tut. La nuit s’avançait. Les deux grands chiens de chasse dormaient auprès du feu, le museau dans leurs pattes. Pourtant, personne n’avait envie de regagner sa chambre. Tous voulaient savoir comment s’était terminée l’étrange aventure de Pierre Désormeaux.

« Il se fait tard, dit celui-ci. Je ne serai plus bien long. Du reste mon histoire est presque terminée. Le lendemain de cette nuit, la dernière que je devais revivre dans mon passé, je suis allé flâner le long du canal qui relie l’étang à la mer. Au moment où j’approchais de la barque sans nom qui m’avait apporté, je vis une bande de petits garçons si absorbés dans la contemplation de mon bateau qu’ils ne m’avaient pas entendu venir. Je n’étais plus qu’à quelques pas lorsque l’un deux, levant la tête, m’aperçut. Aussitôt, tous se dispersèrent en piaillant comme une volée de moineaux. Cependant, deux ou trois des plus hardis, sautant dans la barque, larguèrent les écoutes et commencèrent à manœuvrer pour gagner le milieu du courant.

Les laisser partir, c’était les abandonner à l’inconnu. Où iraient-ils ? Sur quels rivages du passé ou de l’avenir viendraient-ils échouer ? Et moi-même que deviendrais-je, dépaysé dans cette vie qui avait été la mienne et qui ne l’était plus ?

Je me jetai dans une petite embarcation qui se trouvait là. En quelques coups d’avirons, j’eus vite rejoint mon navire qui n’avait pas eu le temps de s’éloigner beaucoup. Je montai à bord ; saisissant les trois petits garçons par la peau du cou ou par le fond de leur culotte, je les jetai pêle-mêle dans le youyou qui m’avait amené, conscient, malgré la vivacité de mon geste, de leur rendre un signalé service, et, sans plus réfléchir, je gagnai la mer.

Le soleil s’enfonçait derrière l’horizon, teintant de pourpre de longs nuages noirs d’un aspect assez menaçant. Bientôt, en effet, un vent très vif se leva, ce qui est assez rare à la tombée de la nuit ; la mer se mit à moutonner, puis se creusa de plus en plus profondément. La voile déchirée d’un seul coup claquait au vent. Je m’épuisais en vains efforts pour essayer de la carguer. Sous mes pieds, la barque piquait dans de sombres vallées moirées d’écume blanchâtre, puis se redressait brusquement, et la tête de dragon qui terminait sa proue dominait un instant la crête des vagues.

Je luttai longtemps contre la tempête. À la fin, trempé, épuisé, transi, je sentis le découragement m’envahir. Je lâchai les écoutes, je lâchai la barre. Mon embarcation vira, présenta le flanc à la vague. Un paquet d’eau s’abattit sur moi. À demi suffoqué, je fermai les yeux, pensant que, cette fois, je m’en allais vers un rivage d’où nul n’est jamais revenu.

Et pourtant, vous le voyez, je suis encore là. Au matin, le vieux Jean-Louis a découvert mon corps étendu sur le sable près de l’embouchure du canal. La mer était encore bouleversée, et les vagues qui venaient mourir autour de moi risquaient, en se retirant, de m’emporter de nouveau vers le large.

J’offrais, paraît-il, toutes les apparences d’un homme mort et il fallut la longue expérience du vieux pêcheur pour me ramener à la vie. Ce ne fut qu’au bout de trois quarts d’heure de mouvements rythmés, de tractions de la langue, de respiration artificielle que je donnai enfin quelques signes de vie.

Deux jours plus tard, je quittai Isbarritz.

Quant à la barque sans nom dans laquelle j’avais accompli mon étrange voyage, on n’en retrouva jamais la moindre trace. La mer ne rejeta sur la côte ni une planche, ni un débris d’aviron. A-t-elle disparu tout entière dans la tempête ? erre-t-elle à la dérive sur le vaste Océan tel un nouveau vaisseau fantôme ?… »

Pierre Désormeaux se tut. Son récit était terminé. Alors, au moment où chacun regagnait sa chambre pour finir une nuit déjà largement entamée, Jacques Jordan, serrant la main de son ami, lui dit :

« Si jadis tu ne m’avais pas jeté dans le youyou d’Isbarritz en compagnie de deux galopins de mon âge, peut-être ne serais-je pas venu aujourd’hui chasser la palombe dans tes bois. »
 

Paris, juin 1944.
 
 

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(Jean du Sault, Histoires presque vraies, [Lisboa] : Livaria Bertrand, sd [1945] ; illustration de Liam Stevens)