« Un bain ordinaire, bien chaud ! commanda d’un air sombre M. Noyable.

– Monsieur prend-il du son, comme à l’ordinaire ?

– Pas de son ! Plus de son !… riposta le client avec amertume. Vous m’apporterez seulement du poivre de Cayenne et des petits oignons, parce que je les ai oubliés. »

Le garçon de bains, à cette singulière commande, ouvrit des yeux que la stupéfaction arrondissait au point de les faire ressembler à des calots.

Mais comme il y avait plus de vingt ans que M. Noyable était établi droguiste dans le quartier, et qu’il jouissait d’une réputation véritablement excellente, il ne se récria pas et alla consulter le patron.
 

*

 

Le patron commença par se fourrer à la fois quatre doigts dans le nez, ce qui était sa manière de conférer avec lui-même dans les circonstances graves.

Puis, après avoir réfléchi :

« Allez lui acheter ce qu’il demande, dit-il. C’est le départ de sa Julie qui lui aura un peu détraqué le cerveau ! »

Julie, disons-le tout de suite, c’était Mme Noyable. – Une jolie blonde, bien en point, et qui avait eu la constance de rester dix ans derrière le comptoir de son mari, sans sortir, sans élever une réclamation. Un jour, cependant, cette patience véritablement séraphique avait fini par se lasser, et, comme c’était un soir de bal à l’Opéra, elle avait câlinement murmuré dans le tuyau de l’oreille de son mari :

« Mène-moi à l’Opéra, mon petit homme, et puis souper. Il y a dix ans que j’ai envie de manger du homard à l’américaine ! »

M. Noyable avait résisté d’abord. Puis il avait cédé. Seulement, une fois à l’Opéra, il s’était mis à s’ennuyer tout de suite et avait déclaré qu’on rentrerait directement se coucher, attendu qu’un homard à l’américaine coûterait certainement quinze francs dans un restaurant de nuit.

« Tu ne veux pas ?… » s’écria Mme Noyable, suffoquée de la rapacité conjugale.

Et, lâchant le bras de son trop économe époux, elle se perdit dans la foule avant qu’il eût eu le temps de revenir de son ahurissement.

Le lendemain, il reçut une lettre ainsi conçue :
 

« J’ai mangé du homard à l’américaine.

C’est excellent, et je reste avec celui qui m’en a offert. »
 

Pas d’adresse avec cela. Rien…. Et voilà pourquoi M. Noyable avait, suivant l’expression de ses voisins, un petit coup de marteau depuis quelques jours…
 

*

 

Quand le garçon lui remit les oignons et le poivre rouge, il le trouva en train de déballer toutes sortes d’autres légumes qu’il avait apportés dans un papier.

Et lorsque, une demi-heure plus tard, la patron vint regarder ce qu’il faisait, par la fente qui sert, dans les établissements bien organisés, à constater si le client ne consomme pas trop d’eau, – il vit qu’il était en train de râcler des légumes et de les couper en tranches avec une physionomie lugubre.

En même temps, il murmurait des phrases entrecoupées :

« Cocu… cocu comme Robinet… pour un homard ! »

Ici, le patron des bains eut un soubresaut, parce que c’était lui qui était Robinet. Mais il se rassura en pensant à l’état mental de son client.

« Et à l’américaine encore !… sanglotait l’infortuné droguiste. On va t’en donner, de l’américaine, Julie, puisque tu aimes ça !… »

Tout en parlant, il pelait, il coupait, que ça en faisait pitié.

M. Robinet n’y comprenait plus rien.
 

*

 

Sa surprise augmenta lorsqu’il vit M. Noyable vider complètement la baignoire et la remplir d’eau bouillante.

Quand elle fut pleine, il y jeta ses légumes, plus toutes sortes d’ingrédients qu’il avait apportés avec lui.

« Mais il fait la cuisine ! grognait M. Robinet en levant les bras au ciel !.. On n’a jamais vu ça, faire la soupe dans une baignoire ! »

Il s’arrêta, parce que M. Noyable venait de se déshabiller rapidement ; dans le simple appareil d’un droguiste sans chemise, il était debout, tenant à la main un gros volume qui avait tout l’aspect d’un manuel de cuisine.

« Ça y est !… s’écria-t-il, en consultant son livre. Rien n’y manque… Si, du sel ! »

Avec un geste tragique, il lança dans la baignoire une énorme poignée de gros sel gris, puis s’y précipita lui-même, en criant d’une voix larmoyante :

« Moi aussi, je suis à l’américaine !… Comme ça, Julie me regrettera !… »
 

*

 

M. Robinet et le garçon s’élancèrent à son secours. Il était déjà rouge comme un homard. Deux minutes de plus, et M. Noyable était cuit.

À l’heure actuelle, il est à peu près guéri ; mais on a dû l’enfermer dans une maison de santé, – où sa coupable moitié ne viendra, d’ailleurs, jamais le rechercher.
 
 

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(Gaston Vassy, in Gil Blas, quatrième année, n° 826, mardi 21 février 1882 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)