I
Les deux gendarmes mirent pied à terre, confièrent leurs bicyclettes à la garde du cantonnier, puis, s’étant composé une figure de circonstance, d’un pas résolu, pénétrèrent dans le bourg. Ils y firent tout de suite sensation. Leur allure rythmait de vieilles formules de procès-verbaux qui s’échappaient de leurs lèvres, et dont ils s’efforçaient de s’étourdir pour raffermir leur empire en présence de l’habitant. En outre, comme il était indispensable, pour éloigner les importuns, de laisser percer une certaine inquiétude, ils lissaient d’une main rageuse leur moustache épaisse et cousue de fils blancs.
Au bout de cent mètres, ils entrevirent les inconvénients de leur nature torrentueuse, car une douzaine de gamins, irrésistiblement entraînés, à la façon des pierres que descelle le passage d’un gave impétueux, roulaient en désordre, se dépassaient les uns les autres, se rassemblaient, puis se dispersaient, donnant au village l’alarme qui devait le tirer de sa torpeur.
Le soleil d’août cinglait les visages. Dans les maisons, les paysans ronflaient à pleines orgues, vautrés sur des lits, ou bien, surpris par la chaleur, étendant une main impuissante et crispée vers des bols inachevés de vin rouge. Les animaux gisaient, écrasés, sur le sol, y formant tache. Un cheval, anéanti au bord d’une mare desséchée, y guettait, de son œil entrouvert, l’afflux d’une eau improbable.
Les insectes régnaient en maîtres sur la nature et les hommes. Des essaims surgissaient avec un bruit d’explosion et se répandaient dans la campagne avec des crépitements ininterrompus. D’autres jaillissaient, comme une fontaine, et ne troublaient leurs jeux que pour se jeter, comme des balles, sur une bouse récente où ils enfoncaient avec ivresse et obstination. Quelques-uns, enfin, se formaient en colonnes et s’élevaient dans la lumière, sans doute pour s’y enflammer, puis descendaient se poser, comme des auréoles, à faible distance des femmes, sévèrement ajustées, éveillées et dignes, qui surveillaient, dans les cuisines, la nourriture des hommes, ou éparpillaient, dans les étables et les basses-cours, celle des animaux.
La présence des gendarmes renversa toute cette harmonie. Les femmes, poursuivies par les attributs mouvants de leur sainteté, furent sur le pas des portes, et les hommes, achevant en un point d’orgue de mesurer l’exécution de leur partition monotone, s’en furent, à pas comptés et les mains enfouies dans leurs poches, aux renseignements.
Les gendarmes étaient maintenant plantés au milieu de la place, entre l’église et la mairie, attendant, sans doute, pour commencer une enquête, que l’aspect du village leur fournît quelque indice, ou qu’un paysan les questionnât.
« C’est-il dans ce village qu’il y a un satyre ? demanda le brigadier.
– C’est pas ça qui doit manquer dans toute la région, » répondit, sans abandonner la bride de son cheval, un fermier qui attelait.
Et, de sa main demeurée libre, il désigna la plaine nivernaise, que limitent les lignes légères et bondissantes du Morvan. Il conclut :
« Par cette température, rien d’étonnant. »
Et, d’une claque, qui semblait venir à point pour renforcer l’autorité de son affirmation, il poussa sa bête entre les brancards.
Les gendarmes froncèrent le sourcils. Le brigadier insista :
« Si vous en connaissez plusieurs, il ne vous en coûtera pas plus cher de les dire qu’un seul. »
Son compagnon, moins rassuré quant à l’issue d’une controverse entre un civil et les représentants de l’autorité publique se contenta de hausser les épaules.
Le fermier s’était retourné.
« Oui, fit le brigadier, confirmant ses paroles, et ajoutant l’appoint d’une attitude belliqueuse.
– Il n’y a que des satyres, répondit le fermier. Tout le monde est satyre. Demandez-y donc, à ma femme, si elle en connaît pas un beau. Même, ajouta-t-il, qu’il en est résulté ce gaillard-là, qu’est pas venu au monde tout seul, j’imagine. »
Il avait pris la tête d’un gamin de dix ans qu’avaient attiré les premiers échanges de vues avec la population civile, et qui braquait sur les uniformes deux yeux hardis et fureteurs.
Alentour, toutes les bouches s’évasaient, sous la poussée des rires francs qui se mirent à sonner comme des cloches quand le brigadier, ayant répliqué :
« Vous n’êtes pas un bon citoyen. Tous les citoyens doivent assistance et aide à la justice ! »
Le paysan eut répondu :
« Bien sûr ! Bien sûr ! N’empêche que s’il y a un satyre dans le village, c’est pas vous qu’il fallait envoyer pour le contenter. Des satyres ! Je voudrait bien savoir dans quel pays il n’y en a point. Probable que la gendarmerie n’a qu’à choisir entre tous les fourrés du bois pour en trouver un chaque fois qu’elle cherche une occasion de promenade. »
Il s’était perché sur son charreton. Son fils était allé fermer la porte de la remise et lui avait passé un fouet dont il profitait pour élargir ses gestes.
« Tenez, messieurs les gendarmes, je vas au Machuret, et je vous conduis par les bois. Ça sera bien jouer de malheur si nous remarquons pas une bonne douzaine de gars sur les routes en train de trousser les filles, et des vieux à la course après les jeunesses qui leur font la nique. »
L’autorité ne faisant tenir aucune réponse, le fermier érafla d’un coup de fouet le poil de sa bête, et disparut, poursuivi par un long nuage de poussière qui s’étira un instant puis retomba comme une crêpe sur la terre en fusion.
« Malheureux ! s’écria le brigadier, malheureux ! On te retrouvera bien quand t’ viendras gueuler pour tes poules qu’on aura volées. »
Et il continuait de hocher la tête, en manière de défi, dans la direction de la route où le fermier, lançant résolument son attelage, accompagnait son train d’un concert narquois de claquements de fouet.
L’autre gendarme n’eut pas de peine à tirer son brigadier de ce spectacle fâcheux, quand, remarquant une bicyclette sur les rayons de laquelle étaient tendus des cordonnets verts du plus harmonieux effet, il hurla dans l’oreille hiérarchique :
« Hé ! brigadier ! Ça serait-il point là une bicyclette de dame ? »
Il désignait l’engin couché le long d’un mur attenant au café de l’endroit.
« Là, contre l’estaminet du père Buisson… »
Le brigadier, hypnotisé, accrocha ses mains à ses moustaches. Mais il parut furieux que son collaborateur n’eût point attiré ses regards de ce côté sans désigner nommément l’objet.
« Pour une bicyclette de dame, bien sûr, dit-il ; c’est une bicyclette de dame, mais s’agit de procéder avec discernement et circonspection, et en suivant la voie hiérarchique.
– J’ai point dit que c’était une bicyclette de dame, brigadier, fit l’autre ; je vous l’ai seulement demandé à titre de renseignement.
– Dans ce cas-là, je vous répète que c’en est une, et qu’il n’y a point de contestation possible.. Suivez-moi. »
Et d’un pas militaire, jusqu’à ressembler à la saccade des rhumatisants, ils se dirigèrent vers l’estaminet.
II
Le débit de boissons campagnard ressemblait à une cage vermeille. Ses quatre murs, outre qu’ils limitaient un espace très restreint, étaient recouverts d’une couche épaisse de peinture jaune que les exhalaisons de tabac achevaient de changer en or centenaire et définitif. La douzaine de personnes que pouvait contenir l’établissement ne pouvaient moins faire que d’avoir l’air de tramer un noir complot. À travers le rideau de fumée qu’élaboraient leurs pipes pesantes, mal ajustées à des dentitions de hasard, on distinguait leurs visages sur lesquels, entre eux, silencieux, taciturnes, ils relisaient toute leur vie.
Buisson se multipliait autour de cette espèce de tribunal, à la portée duquel il mettait, comme autant de pièces à conviction, ses verres massifs, ses bols cernés d’un trait bleu, et ses pichets ébréchés, mais suintants d’une rosée contractée dans la cave proche, ou débordants d’une bière blonde et floconneuse.
« V’là les gendarmes ! »
Fromageot avait proféré ce cri, et, à ce signal, toutes les têtes s’étaient tournées vers la fenêtre. Les mains, elles, toutes les mains, s’agrippaient à la verrerie d’un mouvement instinctif et catégorique, affirmant leur titre de propriété au moment précis où le coup de théâtre braquait ailleurs les yeux vigilants de la pratique.
« V’là les gendarmes ! »
Ils venaient à point pour briser la glace. Depuis une heure, la conversation était tombée. Les affaires de la commune, depuis longtemps, n’alimentaient plus la controverse locale. Les cours de la foire, tout le monde les savait. Au surplus, ils sont affichés aux portes des mairies, et l’ardoise de Buisson les révèle aux yeux les plus fatigués. Cette publicité intempestive, tenez, c’est ça qui ne contribue guère à entretenir la conversation et à faciliter les connaissances.
« Bonjour, Coinchot ! dit le cabaretier, le plus simplement du monde. C’est-il que vous venez voir votre beau-frère ? Il est toujours boulanger, à moitié chemin de la mairie. »
Le brigadier se contenta d’enregistrer le renseignement d’un « Ah ! » qu’enveloppa un certain air d’infinie gratitude. Buisson comprit :
« Vous êtes point encore remis, rapport à ce méchant bout de pré. Alors, c’est-il moi que vous venez arrêter, vieux ? »
Les rires sonnèrent. Buisson décapita de son bouchon une bouteille de vin blanc qui avait eu le bon esprit de se poster en faction à peu de distance. Les gendarmes furent mis en présence de deux verres emplis d’un jus miroitant, et comme ils passaient leur mouchoir sur leur crâne, ils ne se firent pas prier pour compléter les rites familiers. Les gosiers firent entendre un claquement sympathique, et l’on causa.
« C’est-il vous ? C’est-il pas vous ? J’en sais rien, posa en principe le brigadier. Mais notre attention a été attirée par la présence d’une bicyclette de dame, qui paraît avoir joué un rôle important dans l’affaire qui nous intéresse, laquelle bicyclette, selon toute vraisemblance, est votre propriété. »
Le cabaretier avait légèrement pâli.
« Je la renie point. C’est la bicyclette de ma femme. Elle s’en sert tous les dimanches pour aller à Mazeray, la commune de sa vieille mère qu’a la garde du bestiau. V’là bien quatre jours qu’elle a pas servi à ma femme.
– Et toi ? »
Le brigadier fixait de ses étranges petits yeux noirs, qui suaient l’agression, le cabaretier désemparé. Il lui avait brutalement posé la question comme un magistrat instructeur, parvenu au sommet de l’échafaudage des vraisemblances qu’il construit patiemment autour d’un prévenu, se prépare à le faire crouler, d’un seul coup, et, par un surcroît de sadisme, requiert, pour cette apothéose, la complicité de son interlocuteur sidéré.
« Et moi ? »
Le tutoiement, hélas, ne faisait rien à l’affaire. Les gendarmes en furent pour leurs frais.
« Moi ? Je ne sais même pas monter à bicyclette. Des sales outils pour se casser la gueule, répondit en reprenant progressivement son sang-froid le malheureux Buisson.
C’est égal, ajouta-t-il, à l’adresse de quelques-uns, empressés à lui prodiguer des consolations sous la forme du spectacle d’une justice en déroute, c’est égal, j’ai eu chaud. »
Et il remplit les verres.
« Vous avez eu peur, vieux Buisson, déclara péremptoirement le brigadier. Pourquoi ? Puisque vous aviez la conscience tranquille ! »
Et chacun mit son amour propre à vider, d’une seule gorgée, le contenu de son verre.
« Il n’empêche, fit observer le brigadier, qu’un homme a été aperçu, ce matin, vers dix heures, monté sur une bicyclette de dame, et pédalant à toute allure vers Châtillon.
– Probable, crut devoir remarquer celui des deux gendarmes que son absence de galons condamnait au silence, probable qu’il avait quelque chose à se reprocher. »
Le brigadier foudroya son subordonné, et conclut, personnellement :
« Les gens de ce pays-ci ne se pressent point tant pour aller travailler. »
Des murmures partis du fond de la salle furent relevés au compte d’un inopportun patriotisme local. Néanmoins le représentant de la force publique, jugeant indigne de son grade l’esprit de polémique qui avait un instant fait dévier son enquête, concéda, paternellement :
« Ce que j’en dis, messieurs, n’est que pour les membres de ma famille, actuellement ressortissants de la commune de Conseuil ! »
Buisson eut cependant un accès d’humeur.
« Bref ! où voulez-vous en venir avec toutes vos histoires, messieurs les gendarmes ?
– Oh ! dit le brigadier, que le vin blanc commençait à inspirer, celui que nous cherchons le saura toujours assez tôt. Ah ! le gaillard ! »
Et tendant son verre à bout de bras vers des espoirs de libations nouvelles, il poussa du coude son inférieur, en clignant de l’œil comiquement.
« Est-ce que par hasard ?… »
Buisson réfléchissait. Il avait incliné la bouteille, mais, dédaignant d’en répandre la rosée bienfaisante, il laissait sa pensée, brusquement éveillée, errer dans la campagne embrasée dont on apercevait, par la porte restée ouverte, les fourrés dressés comme des paravents. Ses yeux émirent des lueurs homicides, ses mains eurent d’étranges crispations, et un sourire frôla sa lèvre qui s’ouvrit, comme un fruit bien mûr tombant de l’arbre.
« Mais oui ! Vous y êtes, lui dit le brigadier, en le tirant de son rêve érotique. Un satyre, je vous dis ! Un satyre ! Je ne sais point ce qu’il a montré à deux petites filles sur la route de Châtillon, mais ce que je sais bien, c’est qu’elles ont pris la fuite en hurlant. »
Et, tirant un mauvais carnet de sa poche qu’obstruait un mouchoir, un couteau, une vessie de cochon pleine de tabac, et un rouleau de papier à cigarettes, le brigadier se mit en devoir d’établir, tant bien que mal, sous la dictée de Buisson, la liste des personnes ayant fait usage de la bicyclette de dame dans la matinée.
« D’abord, s’écria-t-il, le fait de monter sur une bicyclette de dame implique, de la part d’un homme, un singulier état d’esprit. »
Et il frappa sur le comptoir pour s’aider à rire, un bon coup, de sa trouvaille.
III
Puis les événements se précipitèrent, Buisson avait désigné Lourdin, Perrin, Voisin et Bonin. Rien que des noms en in, avaient finement remarqué les gendarmes.
De son côté, le cabaretier, en veine de confidences, n’avait point manqué d’observer :
« En v’là assez comme ça ! Si vous ne trouvez pas une demi-douzaine de satyres dans ce premier tas de cochons, c’est que vraiment vous y aurez mis de la mauvaise volonté. »
Là-dessus, les gendarmes s’étaient gratté la nuque. Si par malheur ils allaient découvrir plusieurs délinquants ! Leur inquiétude sur ce point s’était dissipée assez rapidement. Lourdin, Perrin, Voisin et Bonin n’avaient rien de commun avec l’espèce désignée par le signalement du coupable. Lourdin et Perrin étaient grands, presque des géants, Voisin et Bonin, petits, presque minuscules. La nature favorisait le satyre d’une taille moyenne. En outre, les visages de Lourdin et de Voisin s’agrémentaient d’un poil roux, et les physionomies de Bonin et de Perrin se faisaient un cadre d’un système pileux complet, riche et brun. Le satyre, au contraire, dédaignant ces apprêts communs, se tenait à distance de la médiocrité quantitative des rouquins et de l’insuffisance qualitative des noirs, et optait pour le poil blond, qu’il étirait en fines moustaches au détriment d’un menton vierge et résolument aristocratique.
Pour le vêtement, c’était plus simple encore. Les quatre suspects portaient la blouse bleue des jours de foire, avec des pantalons brodant sur les différentes variétés de gris, au gré de leur degré d’ancienneté. Le satyre arborait un tricot de laine et ses jambes peuplaient un pantalon à carreaux fraîchement lavé.
Ce dernier détail laissa rêveur le cabaretier quand les gendarmes furent rendus moins mystérieux au contact du sixième verre de vin blanc.
« Il me semble bien, suggéra Buisson, que j’ai aussi prêté ma bicyclette à Tortrat.
– Tortrat le boulanger ? » demanda le brigadier.
Et, sur un signe affirmatif du cabaretier, il s’écria :
« En avant ! »
Et, titubant, mais concentrant sur leurs visages toute la dignité inséparable de leurs foncions exécutives. ils s’élancèrent, suivis de la marmaille du pays, qui s’était armée, pour la circonstance, de manches à balai, de badines, voire de sabres et de fusils, arrachés à leurs panoplies minuscules, et hurlait au satyre.
Tortrat était absent. Il venait de partir pour la ville, précipitamment. Sa femme, plantée sur le seuil de la boutique, un enfant sur les bras, disait :
« Dans notre métier, faut toujours prendre les devants. Si on se mêle d’attendre la clientèle à domicile, on peut se reposer le lendemain. »
Les deux gendarmes échangèrent des clins d’œil pleins de sous-entendus.
« Et puis, Tortrat m’avait prévenu que vous viendriez faire des histoires. Si c’est pour la farine que vous vous êtes dérangés, autant valait d’aller en face, chez Ducrot, votre beau-frère. Il fait bien pis. Je sais pas ce qu’il met dans son pain, mais ce que je sais bien, c’est que déjà trois personnes de sa pratique en ont attrapé la colique, et qu’il nourrit tous ses cochons avec son blé pour les faire engraisser et leur donner trois portées tous les ans, d’au moins douze petits. »
La Tortrat y allait de tout son battant. L’enfant qu’elle portait jouait aussi son rôle ; elle le laissait pleurer chaque fois que les gendarmes, s’efforçant de dissiper les voiles épais de l’ivresse, commençaient à balbutier de timides explications. Puis, secouant son fardeau maternellement, pour le ramener à l’observation du silence, elle reprenait la parole et achevait de désorienter, avec ses histoires de farine et les aveux publics de la fraude du voisin, les deux malheureux représentants de l’autorité.
« Allez-y donc que je vous dis, chez Ducrot. Vous en verrez de belles ! C’est votre beau-frère, il ne demandera pas mieux, sûrement, que de vous renseigner. »
Elle descendit les deux petites marches de son perron, et d’un geste vigoureux, faisant opérer un demi-tour par principes aux deux accusateurs éberlués, elle les poussa vers le magasin de Ducrot que signalait en outre sa flamboyante enseigne : Boulangerie Moderne.
« Allons ! Allons ! Que ça finisse, et plus vite que ça, s’écria, dès l’abord, le brigadier en posant une main incertaine et moite sur son beau-frère. Je te connaissais comme voleur, lui dit-il encore, faisant allusion à la vieille affaire de prés, mais point comme satyre.
– Te v’là dans un joli état, mon beau-frère, répliqua Ducrot, en se dégageant. Je ne sais pas si tu arrêtes souvent des malfaiteurs, mais tu sais bien t’arrêter, tout seul, quand tu veux, à l’auberge.
– Injure publique dans l’exercice de ses fonctions, tonna le brigadier. Ton affaire est claire, mon garçon ! »
Ayant dit, il se laissa choir sur une chaise.
« D’où donc qu’il m’arrivent ces colis-là ? » déclara simplement Ducrot.
Dehors, la foule s’augmentait d’apports incessants. La belle défense de la Tortrat avait impressionné favorablement, et l’accusation publique se retournait, maintenant, contre Ducrot.
« C’est le satyre ! » crièrent les enfants, dans le délire de leur incompréhension totale.
Et la voix formidable des paysans et des vieilles femmes répondit comme un écho :
« C’est le satyre ! »
À ce moment, la porte de la boulangerie se ferma. Elle avait été poussée d’un coup de pied. De qui ? L’on ne le savait au juste.
« Sûrement, dit un bûcheron qui passait, son attirail sur l’épaule, et qui avait assisté, dans sa vie, à plus d’une arrestation mouvementée, dans les villes où il allait dilapider son gain de la semaine, sûrement qu’ils se battent là-dedans comme des dogues.
– Mon Dieu ! Mon Dieu ! proféra, en levant au ciel ses yeux brouillés comme vitre à l’automne, une vieille que l’événement avait décollée de sa chaise basse.
– Ne restez pas à voir ça, grand-mère, trancha une petite fille pleine de dignité. Cela vous ferait du mal. »
Et elle entraîna la vieille, en bombant son corsage, au travers duquel deux renflements commençaient d’affirmer un indiscutable esprit d’indépendance et d’autorité.
« Les pauvres ! Les malheureux ! Les chéris ! » murmurait la vieille.
Et elle continua son refrain, comme elle eût dit son chapelet, solitaire sur sa chaise, et levant vers le sommet des grands peupliers des regards dont elle honorait, d’ordinaire, la forêt des piliers touffus, à la messe du dimanche.
IV
Les gendarmes étaient sortis de chez Ducrot bras dessus, bras dessous avec lui, amis comme cochons, et prenant délibérément le chemin de l’estaminet. C’était à n’y rien comprendre. D’ailleurs, tout s’embrouillait, comme à plaisir dans la tête des gendarmes que de nouvelles rasades achevèrent de désaxer. Il y avait une histoire de fraude de farine qu’il fallait arriver à disjoindre, puis à débrouiller… Qui était le satyre ? Qui était le fraudeur ? Les deux chefs d’accusation pouvaient d’ailleurs être établis à la charge du même individu : première complication. D’autre part, quelle sorte de délinquant visait au juste le mandat dont étaient investis les représentants de la force publique ? Autre question.
Le brigadier eut un éclair de génie.
« Labonde, commanda-t-il à son subordonné, m’est avis que voilà l’enquête arrivée à son paroxysme, et que le plus gros de la besogne étant fait, vous n’avez plus qu’à marcher. Que diriez-vous, si je vous chargeais des opérations consistant à pousser les coupables dans leurs derniers retranchements ? »
L’autre, se calant au comptoir, porta celle de ses mains qui ne s’accrochait pas à un verre, approximativement à la hauteur de son képi, et certifia :
« Le cas échéant, je dirais : « À vos ordres, mon brigadier ! »
– Eh bien ! Allez ! » conclut le brigadier.
Et, d’un geste immense, il lui donna l’étendue comme champ d’expédition.
Le gendarme Labonde fit un pas en avant et posa son verre sur le comptoir. Cet exploit une fois accompli, il parut réfléchir et chercher dans sa mémoire le mot à mot des lois de l’équilibre auxquelles son être physique n’obéissait qu’avec peine. Et, comme une masse, il s’écroula. L’accusation roulait à terre, avec accompagnement d’un long bruit de jurons et de ferblanterie.
« Mais qu’est-ce que vous avez donc, gendarme Labonde ? » demanda le brigadier avec le plus sincère étonnement.
Vers le milieu de l’après-midi se produisit un coup de théâtre. Quelqu’un avait dit :
« Qu’ils interrogent donc la vieille mère Jules, du Petit-Châtenay ! Elle pourrait en dire long sur Tortrat, qu’est toujours après sa chèvre, et qui ne court pas toujours après sa bête seulement pour son pis de lait. »
Le propos était venu jusqu’aux oreilles de Tortrat, car, à peine de retour de sa tournée commencée dans un état de précipitation légitime, le boulanger s’informait des progrès de l’instruction, disait son mot pour égarer tout le monde, et distribuait quelques fines plaisanteries en invitant chacun à partager son calme et sa belle assurance de soi.
Néanmoins, il attela, vers quatre heures, sa jument trotteuse et cingla du côté du Petit-Châtenay.
La mère Jules stationnait devant sa maison. Elle plaça ses mains en visière, et cria, d’aussi loin qu’elle vit arriver Tortrat :
« Qu’est-ce qu’on dit à Conseuil ? Il paraît que tu fais des pailles à la Bertoune ! »
Elle désignait la chèvre, qui, reconnaissant Tortrat, tendait sa corde au milieu du pré et se dressait sur ses pattes de derrière.
« Mère Jules… commença Tortrat.
– Toi, interrompit la vieille, en bougonnant, tu as quelque affaire à me demander. »
Elle secoua la tête et scella ses lèvres d’un bourrelet unique.
« Mé’ Jul’, implora le boulanger, en contrefaisant le langage rude et abréviatif des paysans, Mé’ Jul’…
– Ils peuvent venir, les gendarmes. Je sais bien ce que j’ai à leur dire. J’ai plus de lumière dans les yeux, je suis sourde, ma voix, elle est cassée rapport aux dents qui sont absentes, mais ma conscience… »
Et elle plaça une main sur son cœur.
« Ma conscience, je la donnerai point pour des caquets. »
Et, pour signifier qu’elle avait tout dit, elle secoua plusieurs fois sa petite tête, légère comme une balle de caoutchouc, et sur laquelle des rides fines, serrées et régulières, posaient une sorte de housse protectrice.
Elle fit mine de réintégrer sa cabane. Tortrat, perplexe, fit quelques pas dans sa direction, avec l’espoir de renouer les relations diplomatiques et de procéder à de méthodiques échanges de vues.
La vieille se retourna sous le coup d’une inspiration subite.
« T’as seulement un morceau de pain pour moi dans ta tournée ?
– Du pain ? Boum ! Voilà ! »
Tortrat fut d’un bond sur sa voiture, dûment approvisionnée, et en tira deux meules de six livres qu’il plaça sur les bras de la vieille.
La mère Jules posa son chargement sur la margelle de son puits.
« Je vais te les payer, » annonça-t-elle, en fouillant, à travers ses poches de tablier, de jupe et de jupons, à la recherche de problématiques monnaies.
« Cherchez donc rien, la vieille, puisque c’est ma surprise.
– Tu fais donc crédit ? lui dit-elle encore.
– Je vous en fais cadeau, affirma-t-il d’un ton péremptoire.
– Alors, viens au moins que je t’embrasse, mon garçon. »
Tortrat eut un haut-le-corps. Mais il songea aux gendarmes, dont il se représenta les mains rouges, énormes, s’abattant sur son collet. Alors, fermant les yeux, il reçut le baiser humide de la vieille.
Il essuya prestement ses lèvres d’un revers de main, et, se figurant être quitte, il se disposa à recevoir des assurances précises.
« Alors, qu’est-ce que vous leur direz, aux gendarmes ?
– Ce que je leur dirai ? »
La vieille regarda fixement Tortrat.
« Attends, prononça-t-elle comme un arrêt. Je vais d’abord y goûter, à ton pain. Est-il seulement bon ? »
Elle avisa un tronc d’arbre parmi le fouillis des branches fraîchement sectionnées qu’avait disposé le sabotier du village, consacra un peu de sa toux à le débarrasser de quelques impuretés, puis, se retroussant galamment, prit place en se tortillant comme une coquette. Une fois installée, elle émit gravement une déclaration de principe.
« Je n’ai pas toujours été décatie, Tortrat ?
– Oh ! protesta avec politesse le boulanger, vous êtes encore très bien. Et même, crut devoir ajouter le malheureux, si je n’étais pas marié, je crois bien, Mé’ Jul’, que je vous ferais encore des grâces. »
Il avait aiguisé, à l’appui de son affirmation, un sourire convaincu, dont il chassa, avec fureur, jusqu’aux plus imperceptibles témoignages, quand il aperçut dans les yeux soudain ressuscités de la mère Jules, une lueur d’espoir qu’attisait une ardente convoitise.
« Il y avait bien longtemps que je n’avais pas mangé du pain, du vrai pain blanc. »
Rassuré à demi, Tortrat le fit bien voir. C’est ce qu’attendait la vieille, pour le surprendre me nouvelle fois en défaut. Elle soupira :
« Il y a bien d’autres choses que j’ai point à ma suffisance, dans ce trou perdu.
– Qu’est-ce qu’il vous manque encore, Mé’ Jul’ ? » demanda étourdiment Tortrat.
La vieille s’était levée. L’odeur de la miche, encore tiède, qui répandait son arôme grisant par une large blessure, l’avait surexcitée. L’agréable contact des premières bouchées venait de provoquer, rééduquer son palais reconnaissant. En outre, une certaine impression d’abondance apportée par le généreux boulanger lui avait rendu cette nature pétrie d’exigence et d’obstination que connaissaient les ancêtres disséminés dans le village. Toute sa jeunesse aventureuse, agressive même, la sollicitait la possédait, l’armait. Elle s’avança, en titubant, vers le boulanger, tout pâle.
« Ce qui me manque, Tortrat ? »
Elle avait un air féroce.
Le boulanger, effrayé, rompit, mais elle le rattrapa, et, changeant de tactique, elle minauda, amoureuse :
« Tu le sais pardieu bien, ce qui me manque, toi qui as trop de ce que je n’ai pas. »
Et sa main osseuse chercha à l’atteindre.
Tortrat eut peur de comprendre. Jamais la justice qu’il essayait d’égarer, et dans les rets immanents de laquelle il venait de se jeter, ne lui était apparue sous un visage aussi grimaçant et impitoyable. La vieille, pour sourire, rappelait à la vie et détendait les bourrelets depuis longtemps oubliés qui cherchaient maladroitement à se reformer selon leur modèle antique, autour d’une bouche murée de trois énormes dents que n’avaient réussi à desceller ni le temps, ni les orages de la vie. Ses yeux, maintenant, pétillaient d’une malice intense. Tortrat ne put supporter la survie obscène de ce regard significatif. Et il laissa tomber la conversation. La vieille n’insista pas et reprit le chemin de sa cabane.
Un arbre lâcha tout à coup une feuille morte qui gagna le sol avec un bruit de tôle. Tortrat, brutalement tiré de ses réflexions par le vacarme, se retrouva, suant la peur, angoissé, les jambes molles, privé de souffle, devant la baraque fermée.
— Ce n’est rien, » dit-il, en constatant les dernières convulsions de la feuille automnale.
Mais il porta la main à son cœur qui battait à coups précipités.
La forêt avait recouvré son calme, mais sa poitrine résonnait comme une porte derrière laquelle se désespère un être traqué.
Il regarda de tous côtés, affolé, désemparé, ridicule comme une lourde bête prise à un piège menu. La forêt était mystérieuse et pleine d’embûches. En outre, y habitait la peur. La route, elle, serpentait, indéfinie, mais tout au bout, vers le village, de menues images grandissaient menaçantes.
Il eut un regard vers la cabane. Là était le salut. Il leva un pied. Dieu ! qu’il était pesant ! Puis l’autre. Il semblait qu’il soulevât, avec son talon, tout le poids de la terre. N’importe. Et lentement, fermant ses yeux tristes et doux, les bras en croix, il marcha vers la maison de la vieille.
Elle l’accueillit comme un enfant, et commença par lui sécher ses larmes.
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(Romuald Blanc [pseudonyme de Paul Lombard], « Contes d’heur et de malheur, » in L’Homme libre, grand quotidien du matin, quatorzième année, du n° 3802 au n° 3805, 4 livraisons du mardi 21 au vendredi 24 décembre 1926 ; Norman Lindsay, « The Wowser’s Retinue, » 1932 ; Arthur Hacker, « Circé, » c. 1893)