LE LONG DE « WINDMILL » (1) AVENUE

JUSQU’EN LIGNE

 
 

Représentez-vous n’importe quel village de votre connaissance. Dans un pareil village commence la tranchée. C’est-à-
dire qu’on trouve des caillebotis le long d’un fossé, lequel 
fossé se creuse en tranchée. Seulement, le village n’existe plus. 
Il ressemblait à un village de votre connaissance, bien que
 peut-être un peu plus gai que la moyenne des villages du
 Nord, étant plus au sud et plus près du soleil ; mais il a maintenant entièrement disparu. Et la tranchée sort des ruines et
 s’appelle « Windmill Avenue. » Jadis, il a dû y avoir là un 
moulin à vent.

Quand vous passez du fossé à la tranchée, vous quittez les herbes folles, le terreau et les troncs de saule et découvrez la craie à nu. En haut de ces deux parois blanches se voit une épaisseur d’un pied ou deux d’argile marron. L’argile marron augmente à mesure que vous entrez dans les collines, jusqu’à la disparition complète de la craie.

Notre alliance avec la France est chose nouvelle dans l’histoire de l’homme, mais c’est une vieille, vieille union dans l’histoire des collines. La craie blanche, avec l’argile marron par-dessus, s’est affaissée, enfoncée sous la mer, et les collines du Sussex et du Kent ne font qu’un avec celles de Picardie. Et ainsi, on peut traverser la craie qui gît dans cette terre désolée en évoquant le silence de collines plus heureuses.

Mais cela dépend en réalité des significations que la craie a pour vous ; elle peut ne pas vous être familière, et en ce cas vous n’y ferez pas attention ; ou bien vous pouvez être né là-bas parmi les collines parfumées de thym sans avoir de vagabondes rêveries, et alors vous ne penserez pas aux collines qui vous ont contemplé enfant, mais vous garderez l’esprit tendu vers la besogne présente, ce qui sans doute vaut mieux.

Au bout d’un moment, vous arrivez à d’autres tranchées : des écriteaux vous guident et vous ne sortez pas de « Windmill Avenue. » Vous dépassez Pear Lane, Cherry Lane et Plum Lane. (2) Des poiriers, des cerisiers, des pruniers ont dû pousser là jadis. Vous longez peut-être des sentiers sauvages, aux talus plantés d’églantiers, au-dessus desquels ces divers arbres regardaient curieusement un à un et faisaient neiger leurs fleurs à la fin du printemps, et des jouvencelles en auraient cueilli les fruits une fois mûrs, avec l’aide de jeunes gars bien découplés ; ou bien vous traversez peut-être un vieux jardin clos de murs où la poire, la cerise et la prune poussaient en espalier, et regardaient le midi tout le long de l’été.

Impossible de dire ce qui fut : la guerre a tout uniformisé ; rien de ce qui était là qui n’ait disparu ; il ne reste à présent et n’en survit que les noms de ces trois arbres.

Nous atteignons ensuite Apple Lane. (3) Mais n’allez pas supposer qu’un pommier ait jamais poussé là, car nous, nous découvrons là-dessous la main spirituelle de l’humoriste qui, en nommant Apple Lane le voisin de Plum Lane, commémore l’indissoluble union associant à jamais la prune à la pomme dans l’esprit de tous les guerriers modernes. Car le mélange de la pomme à la prune donne au fabricant la ressource d’insérer, comme pour ainsi dire à la jonction de deux forces, plus de navet dans la confiture qu’il ne pourrait parvenir à le faire sans cette alliance sacrilège.

Bientôt, nous arrivons aux retraites de ceux qui nous dérangent (mais ce n’est que pour notre bien) ; les abris des batteries de crapouillot. C’est un vacarme, quand ils s’avancent tout proche de la première ligne et jouent une petite demi-heure avec leurs partenaires. L’ennemi riposte, notre artillerie se met de la partie. C’est comme si, durant une partie de croquet, des géants, hauts d’une centaine de mètres, les uns amis, les autres hostiles, carnassiers, affamés, venaient jouer au football sur votre pelouse de croquet.

Nous dépassons le P. C. du chef de Bataillon, les souterrains et les abris de diverses personnes occupées à l’Histoire, nous dépassons des dépôts de bombes et de multiples ingrédients qui servent à fabriquer l’Histoire ; nous dépassons des gens qui redescendent et sont difficiles à croiser, car la largeur de deux hommes et de deux équipements est égale, et parfois supérieure d’un pouce, à la largeur d’un boyau ; nous dépassons deux hommes qui emportent un porc volant (4) attaché à une perche entre eux, et enfin, après maints détours, « Windmill Avenue » vous amène au P. C. de la Compagnie, dans un abri construit par Hindenburg avec sa consciencieuse application allemande. Et là, au bout d’un moment, descend le « Tok Emma Man » (l’officier qui commande une batterie de crapouillots (Trench Mortars) ; il se voit offrir peut-être bien un verre de whisky et d’eau, et il s’assied sur la meilleure boîte vide que nous ayons, et il allume une de vos meilleures cigarettes.

« Il va y avoir, à 5 h. 30, une petite séance de Strafe, (5) » dit-il.
 

Capitaine Lord DUNSANY

 
 

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(1) Avenue du Moulin à Vent.
 

(2) Lane : sentier étroit et profond ; pear = poire, cherry = cerise, plum = prune.
 

(3) Apple = pomme.
 

(4) Flying Pig = l’obus du Minenwerfer.
 

(5) Strafe (châtiment, en allemand) est devenu un terme courant dans l’armée anglaise.
 

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(in Revue France, première année, n° 6, 10 août 1918)