DRAMATIS PERSONÆ

 
 

Personnages :
 

JIM       (ci-devant cambrioleur)

BILL       (id.)        }       tous deux morts.
 

Lieu de l’action : un endroit solitaire. — Époque : Le temps présent.
 

Un lieu solitaire jonché de gros rochers noirs et de bouteilles de bière débouchées — ces dernières extrêmement nombreuses. Au fond, un mur fait de grands blocs de granit ; dans ce mur, un portail d’or : le portail céleste.

Au-dessous de ce lieu solitaire s’ouvre un abîme clairsemé d’étoiles.

Au lever du rideau, Jim, d’un geste las, débouche une bouteille de bière. Puis il la penche avec des précautions infinies. Elle se trouve être vide. Un ricanement étouffé et désagréable se fait entendre à la cantonade. Ce manège et les rires lointains qui l’accompagnent se répètent continuellement pendant toute la pièce : on assiste à la découverte de bouteilles bouchées cachées derrière les rochers ; d’autres descendent constamment à portée de Jim ; toutes sont vides.

Jim débouche quelques bouteilles.
 
 

JIM (soupesant attentivement une bouteille)

 

En voilà une pleine.
 

(Elle est vide, comme toutes. On entend chanter sur la gauche. Entre Bill : son front, au-dessus de l’œil, est troué par une balle. Il chante le « Rule, Britannia »)
 

BILL (s’arrêtant de chanter)

 

Ah, tiens ! Voilà une bouteille de bière ! (Il constate qu’elle est vide. Regardant de côté et vers le bas) Je commence à en avoir assez de ces sacrées grandes étoiles et de ces rochers. Je n’ai pas arrêté de marcher sous ce mur depuis… Ah oui ! il doit y avoir au moins vingt-quatre heures que ce logeur m’a tué. Et sans motif, encore : j’voulais pas faire de mal au type ; je ne voulais qu’un peu de sa galette. Ça m’a fait un drôle d’effet… Tiens ! une porte. Oh mais ! c’est la porte du Ciel ! Bien, bien. Ça va comme ça. (Il regarde un moment vers le haut) Non. J’peux pas escalader ce mur-là. Il n’a pas de sommet. Il n’en finit pas de monter. (Il frappe à la porte et attend)
 

JIM

 

C’est pas pour des gens comme nous.
 

BILL

 

Ah mais ! v’là un autre type. Lui, il a été pendu. Du diable si ce n’est pas ce vieux Jim ! Hé ! Jim !
 

JIM (d’une voix lasse)

 

Salut.
 

BILL

 

Dis donc, Jim. Il y a longtemps qu’ t’es ici ?
 

JIM

 

Depuis toujours…
 

BILL

 

Voyons, Jim, tu t’souviens pas de moi ?… Comment ! c’est toi qui as appris à Bill à crocheter des serrures il y a des années, quand il n’était encore qu’un gosse, qu’il n’avait pas appris de métier, qu’il n’avait pas un sou en poche, et qu’il n’en aurait jamais eu sans toi, Jim. (Jim regarde d’un air absent) J’t’ai jamais oublié, Jim. J’suis entré dans des tas de maisons, à la campagne, tu sais, des vraies maisons, des grandes. J’suis devenu riche, Jim, et respecté de tous ceux qui me connaissaient. J’suis devenu un citoyen, Jim, un de ceux qui vivent parmi nous. Et le soir, comme ça, au coin du feu, je me disais : « Je suis aussi calé que Jim. » Mais j’l’étais pas, Jim. J’ai jamais su grimper comme toi. J’ai jamais su, comme toi, monter un escalier qui craque, quand tout est calme et qu’il y a un chien dans la maison, et, çà et là, des tas de petites choses qui remuent, une porte qui grince si on la touche, et, là-haut, sans qu’on s’en doute, une malade qui est bien obligée de vous entendre, parce qu’elle arrive pas à s’endormir. Tu t’souviens pas du petit Bill ?
 

JIM

 

Ça devait être ailleurs…
 

BILL

 

Mais oui, Jim, mais oui. En bas, sur la terre.
 

JIM

 

Il n’y a pas d’ailleurs.
 

BILL

 

J’t’ai jamais oublié, Jim. J’aurais pu, comme les autres, faire marcher ma langue à l’église, mais j’pensais tout l’temps à toi, dans la petite chambre à Putney, quand l’homme fouillait tous les coins pour te trouver, un revolver d’une main, une bougie de l’autre, et qu’tu tournais presque en même temps que lui.
 

JIM

 

Qu’est-ce que c’est que ça, Putney ?
 

BILL

 

Voyons, Jim, tu t’souviens pas ?… Tu t’rappelles pas le jour où tu m’as appris à gagner ma vie ? J’avais guère plus de douze ans, c’était le printemps, le mois de mai, toute la banlieue était en fleurs. Et nous avons déménagé le 25 de la Rue Neuve. Et, le lendemain, on a vu la grosse tête d’imbécile du bonhomme. Il y a trente années de ça.
 

JIM

 

Qu’est-ce que c’est que ça, des années ?
 

BILL

 

Voyons, Jim !
 

JIM

 

Tu vois, y a pas d’espoir, ici… Et quand y a pas d’espoir, y a pas d’avenir. Et quand y a pas d’avenir, y a pas de passé. Ici, y a que le présent… Je te dis que nous sommes fichus. Y a pas d’années. Y a rien.
 

BILL

 

Un peu de courage, Jim. Tu penses à une citation : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. » Autrefois, j’apprenais des citations. C’est très distingué. Y avait un type nommé Shakespeare, qui en écrivait. Mais elles ne veulent rien dire… Pense pas aux citations, Jim.
 

JIM

 

Je te dis qu’y a pas d’espoir, ici…
 

BILL

 

Du courage, Jim ! De l’espoir, y en a beaucoup , n’est-ce pas ? (Il montre le portail céleste)
 

JIM

 

Oui, et c’est pourquoi ils tiennent la porte si bien fermée. De l’espoir, ils ne nous en donneront pas. Non… Je commence à me ressouvenir de la terre, depuis que tu parles… C’était tout pareil. Plus ils en avaient, plus ils vous empêchaient d’en avoir un morceau…
 

BILL

 

Tu auras plus de courage, quand je t’aurai dit ce que j’ai dans ma poche. Dis donc, Jim, as-tu de la bière ?… Mais oui, tu en as. Alors, du courage, mon vieux !
 

JIM

 

Voilà toute la bière que tu verras, désormais. Elles sont vides.
 

BILL (se levant à demi du rocher où il s’était assis, et montrant Jim du doigt ; très gaiement)

 

Dire que c’est toi le gars qui disait qu’y a pas d’espoir ici !… et voilà que tu espères trouver de la bière dans chacune des bouteilles que tu débouches.
 

JIM

 

Oui, j’espère trouver une goutte de bière dans l’une d’elles, un jour, mais je sais que je n’en trouverai pas… Leur truc pourrait ne pas marcher, pour une fois…
 

BILL

 

Combien en as-tu essayé ?
 

JIM

 

J’sais pas… J’ai fait que ça, aussi vite que je pouvais, depuis… depuis… (Il touche d’un air pensif son cou et le bas de son oreille) depuis toujours…
 

BILL

 

Pourquoi ne t’arrêtes-tu pas ?
 

JIM

 

J’ai trop soif, Bill.
 

BILL

 

Qu’est-ce que tu crois que j’ai là, Jim ?
 

JIM

 

J’sais pas. Rien ne sert à rien.
 

BILL (constatant qu’une nouvelle bouteille est vide)

 

Qui est-ce qui rit, Jim ?
 

JIM (étonné de la question, haut et avec emphase)

 

Oui, qui est-ce qui rit ?
 

BILL (comme déconcerté d’avoir posé une question stupide)

 

Est-ce un copain ?
 

JIM

 

Un copain ! (Il éclate de rire, et le rire lointain se joint à son rire et le prolonge)
 

BILL

 

J’sais pas, moi… Dis donc, Jim. Qu’est-ce que tu crois que j’ai là ?
 

JIM

 

Ça ne te sera bon à rien. Peu importe ce que c’est, même si c’est un billet de mille !
 

BILL

 

C’est mieux qu’un billet de mille, Jim ! Jim, essaie de te souvenir. Tu te rappelles pas comment nous forcions les coffres-forts ? Tu te rappelles donc rien, Jim ?
 

JIM

 

Oui, maintenant, je commence à me souvenir… C’était au coucher du soleil. Il y avait de grandes lumières jaunes. Et on entrait derrière par une porte battante.
 

BILL

 

Oui, Jim, c’est ça. C’était comme ça au bar de l’« Ours bleu, » à Wimbledon.
 

JIM

 

Oui, la bière en était tout éclairée…. même si on en renversait sur le comptoir. Il y avait aussi une blonde, debout, derrière. Elle doit être de l’autre côté de cette porte, à présent. Ses cheveux doivent étinceler parmi les anges, et elle doit avoir son bon vieux sourire d’autrefois quand on la taquinait, et ses jolies dents brillantes. Elle doit être tout près du trône, car elle n’a jamais rien fait de mal, Jeanne.
 

JIM

 

Oh ! j’tiens pas à voir les anges, Bill ; mais si je pouvais revoir Jeanne (Il indique la direction d’où vient le rire), celui-là pourrait bien rire tant qu’il voudrait, chaque fois que j’ai envie de pleurer. On ne peut pas pleurer ici, Bill, tu sais.
 

BILL

 

Tu la reverras, Jim.
 

(Jim n’écoute pas cette réplique. Il baisse les yeux et reprend son travail)
 

BILL

 

Jim, tu la reverras ! Dis, tu veux entrer au Ciel ?
 

JIM (sans lever les yeux)

 

Si je veux !
 
 

 

« The Glittering Gate, » The Neighborhood Playhouse, n° 466 Grand Street, New York, 1915

 
 

BILL

 

Jim, tu sais ce que j’ai là?
 

(Jim ne répond pas et continue son travail avec lassitude)
 

BILL

 

Tu te souviens des coffres-forts, Jim… comment nous les ouvrions comme des noix avec notre bonne vieille pince-monseigneur ?
 

JIM (s’occupant, d’une voix lasse)

 

Encore vide…
 

BILL

 

Eh bien ! je l’ai, la pince ! Je l’avais sous la main au moment… de l’accident. Ils me l’ont laissée ; ils pensaient que ce serait une bonne pièce à conviction.
 

JIM

 

Ici, rien ne sert à rien.
 

BILL

 

Je vais entrer au Ciel, Jim, et je t’y emmènerai, parce que tu m’as appris à gagner ma vie. J’pourrais pas être heureux, moi, comme ces anges, si je savais qu’il reste des gens dehors. J’suis pas égoïste, moi.
 

(Jim continue son travail)
 

BILL

 

Jim, Jim ! tu reverras Jeanne !
 

JIM

 

Tu pourras jamais enfoncer ces portes, Bill. Tu pourras pas.
 

BILL

 

Elles sont jamais qu’en or, et l’or est mou comme du plomb. La pince les ouvrirait même si elles étaient en acier.
 

JIM

 

Non, tu y arriveras pas, Bill.
 

(Bill roule un rocher contre la porte, monte dessus pour atteindre la serrure, et se met au travail. Jim continue sa besogne avec lassitude. Tandis que Bill travaille, des morceaux et des vis d’or tombent à terre)
 

BILL

 

Jim, Jim ! ma bonne vieille pince trouve que c’est de la blague, Elle entre là-dedans comme dans du beurre.
 

JIM

 

Ils te laisseront pas faire, Bill.
 

BILL

 

Ils connaissent pas mon outil, Jim. Comme dans du beurre, que je te dis.
 

JIM

 

Suppose qu’elle ait un kilomètre d’épaisseur. Ou un million de kilomètres, ou cent millions ?…
 

BILL

 

Impossible, Jim. Ces portes-là s’ouvrent à l’extérieur. On pourrait pas les faire tourner si elles avaient plus de quatre pouces d’épaisseur, – même pour faire entrer un archevêque. Elles bougeraient pas.
 

JIM

 

Tu te souviens de ce grand coffre-fort que nous avons ouvert, et qui ne contenait que du charbon ?
 

BILL

 

Ceci n’est pas un coffre-fort, Jim ; c’est le Ciel. On va voir les bons vieux Saints avec leurs auréoles qui brillent d’une lumière tremblotante, comme les fenêtres les soirs d’hiver (crac… crac… crac…), et les anges serrés les uns contre les autres comme des hirondelles sur un toit, la veille de leur départ (crac… crac… crac…), et les vergers remplis de pommes aussi loin qu’on peut voir… et les rivières du Tigre et de l’Euphrate, comme dit la Bible… et une ville tout en or, pour ceux qui aiment les villes, et pleine de pierres précieuses. Moi, j’en ai assez des villes et des pierres précieuses ! (crac… crac… crac…) J’irai dans la campagne où sont les vergers – sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, Ça ne me surprendrait pas d’y retrouver ma vieille mère. Elle a jamais beaucoup aimé la façon dont je gagnais ma vie (crac… crac…), mais elle était bonne pour moi, m’man. J’sais pas si, là-dedans, ils ont besoin d’une bonne m’man qui serait bien gentille pour les anges, qui leur sourirait quand ils chantent, assise à côté d’eux, et qui les calmerait quand ils sont en colère. S’ils font entrer toutes celles qui ont été bonnes, la mienne y est sûrement. (Subitement) Jim ! Ils lui auraient pas, des fois, fait grief de moi, hein ? Ce serait pas juste !
 

JIM

 

On sait jamais. Ce serait bien de leurs tours.
 

BILL

 

S’il y a moyen d’avoir un verre de bière au Ciel, ou un plat de tripes aux ognons, ou une pipe de tabac, je suis bien sûr qu’elle l’aura mis de côté pour moi. C’est merveilleux, ce qu’elle connaissait mes goûts et mes habitudes. Et elle me devinait toujours – n’importe où. Je rentrais par la fenêtre, à n’importe quelle heure – et elle savait toujours que c’était moi. (crac… crac…) Elle doit se douter que c’est moi qui suis devant cette porte, Jim. (crac… crac…) Ça va être un tel éblouissement de lumière, qu’il faudra d’abord que je m’y habitue avant de la reconnaître. Mais je la reconnaîtrais entre un million d’anges. Y avait personne comme elle sur terre ; y aura personne comme elle au Ciel… Jim ! ça y est ! Jim ! Encore un petit coup, et Monseigneur aura vaincu ! Elle cède ! Elle cède ! C’est bien la sensation, Jim ! (On entend enfin le bruit de verrous qui tombent. Les portes s’entrouvrent d’un centimètre, et sont arrêtées par le rocher)
 

BILL

 

Jim ! Jim! Je les ai ouvertes ! J’ai ouvert les portes du Ciel ! Viens m’aider !
 

JIM (regarde en l’air un moment, bouche bée, mais il secoue la tête tristement, et continue à déboucher des bouteilles)

 

Encore une vide !
 

BILL (regarde un moment vers le fond de l’abîme qui s’ouvre sous le lieu solitaire)

 

Des étoiles… De sacrées grandes étoiles… (Puis il déplace le rocher sur lequel il était monté. La porte s’ouvre lentement. Jim bondit pour aller aider Bill. Ils prennent chacun un des battants de la porte et, la figure contre leurs bras, l’ouvrent à reculons)

M’man ! M’man! es-tu là ?… C’est moi, Bill, m’man ! (La porte s’ouvre largement, mais ne révèle que la nuit vide et les étoiles)
 

BILL (chancelant, et regardant le néant vide où errent de lointaines étoiles)

 

Des étoiles ! De sacrées grandes étoiles… Il n’y a pas de Ciel, Jim !…
 

(Depuis que les portes se sont ouvertes, un rire violent et cruel s’est fait entendre. Il augmente de force et d’ampleur jusqu’à la fin)
 

JIM

 

C’est bien de leurs tours. Tout à fait de leurs tours !… Oui, c’est vraiment leur genre !…
 

(Le rideau tombe tandis que le rire continue à retentir comme un hurlement)
 
 

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(Lord Dunsany, The Glittering Gate [1909], traduit par Maurice Bourgeois, in La Revue européenne, revue mensuelle, n° 4, 1er juin 1923 [Éditions du Sagittaire, chez Simon Kra] ; illustrations de Sidney Sime)