« Monsieur le commissaire central, je vais vous raconter exactement ce qui est arrivé, ou du moins ce que je sais de la disparition de mon pauvre camarade Legludic. Je ne crois pas avoir mérité de blâme en cette triste affaire. Il y a dix ans que je suis, moi, Yves Perreuc, dans les douanes de la côte, et j’ai quatre ans de grade de sous-brigadier, la médaille du Tonkin et la médaille du Soudan, deux blessures, une citation à l’ordre du jour pour l’affaire de Bac-Ninh, une proposition pour la médaille de sauvetage, la cause d’un monsieur baigneur que j’ai quasiment tiré de l’eau à Villerville, et pas une mauvaise note dans tout mon service. En sorte que je ne passe pas pour un menteur.

Cependant, ce qui est arrivé n’est pas ordinaire, et il n’y a eu que moi pour le voir. Quand je dis qu’il n’y a eu que moi, malheureusement c’est une façon de parler ; il y a eu Legludic, mais le voilà noyé, le pauvre diable, sans que j’y puisse rien. Je vais donc vous dire ce qu’il y a eu, tout comme ça s’est produit, et vous en tirerez parti, parce que vous êtes un monsieur instruit ; moi, je n’ai encore pas bien compris, et si c’était un autre que moi, je ne croirais pas ce qu’il dirait. Même que non seulement je suis remué de voir mort un brave garçon, et qui me manquera, mais je ne dors plus de l’idée que, sous ce que j’ai vu, il y avait une autre chose que je ne m’explique pas. Enfin, bref, voilà ma déposition :

Il était sept heures du soir. Nous venions de nous rejoindre dans notre hutte, Legludic et moi. Il avait fini sa journée plus tôt qu’il ne pensait. Il arrive avec un air malin.

« Yves, qu’il me dit, je crois qu’il y a une bonne occasion de se distinguer aujourd’hui. Je peux peut-être gagner mes galons de sous-brigadier aussi, moi. »

Il faut vous dire que, Legludic et moi, on était pays, tous les deux de Port-Navalo, qu’on se tenait comme deux doigts de la main, et que, malgré mon grade, en dehors du service bien entendu, je lui parlais comme à mon frère, censément, car je n’en ai pas eu. Je me mets à rire, et je lui dis :

« Qu’est-ce que tu as donc déniché, Pierre ? »

Il me répond :

« Je crois que nous pouvons pincer en bas de la falaise, dans la petite anse, ces sales gars qui nous ont fait tellement enrager, tu sais, les types qui ont passé du tabac et du rhum à notre nez, il y a un mois, un soir qu’on ne voyait pas à trois pas devant soi. J’ai su quelque chose sur eux ; ça pourra servir. Veux-tu que nous descendions tout de suite ? Ce serait le moment ; on cassera la croûte au retour. »

Je réponds que ça va ; je range mes ustensiles – car j’avais déjà commencé à m’occuper de la soupe – et nous prenons nos cabans et nos fusils. Il commençait à pleuvoir un peu, mais on y voyait encore très clair et la mer n’était pas mauvaise. La marée allait remonter. Nous faisons lestement quinze cents pas, ou à peu près, et nous glissons dans le sable et les oyats jusqu’au coin de la petite anse. Là, Legludic me dit :

« On n’a plus qu’à attendre un peu, et on les prendra comme au lacet, mon vieux… »

Au même moment, il tressaute et me souffle :

« Est-ce qu’ils seraient en avance ? »

J’entends rire.

Nous avançons dans les rochers, l’un à droite, l’autre à gauche, et tout à coup j’entends Legludic s’exclamer :

« Ah ! par exemple ! »

Je le rejoins en deux bonds, et je le vois debout, tout nigaud, devant une femme nue. Une femme toute nue, monsieur le commissaire central. Une jolie personne, grasse, blonde, avec de grands beaux cheveux clairs qui lui couvraient le dos, et une drôle de figure, des yeux verts, un rire bizarre. Car elle n’avait pas l’air gênée du tout ; elle riait tant qu’elle pouvait en nous regardant. Elle avait encore plus l’air d’un folle que d’une effrontée, du moins ç’a été mon impression. Bref, Legludic me regarde, vexé. Moi, je m’avance et je dis :

« C’est défendu de se baigner comme ça, madame. C’est indécent. C’est bien de votre faute si nous vous avons vue en faisant notre service ; faut vous en prendre à vous-même. »

Là-dessus, nous allions tourner les talons pour laisser la personne remettre sa chemise, sauf respect, quand elle part d’un éclat de rire aigu – je l’ai encore dans l’oreille – et nous la voyons qui, loin de se gêner, s’allongeait dans le sable, les mains croisées tous la tête.

Du coup, je prends une colère et je dis :

« En voilà une histoire ! Faudrait pas vous moquer des agents de l’État, madame. Les contraventions à la convenance publique, c’est l’affaire de la gendarmerie, mais, tout de même, on n’a pas idée de ça ! D’abord, où sont vos habits ? »

La femme riait sans répondre. Legludic était très rouge. Moi, je m’agaçais de plus en plus. Je dis tout bas à Legludic :

« Je ne suis pas bégueule, mon vieux, et j’en ai vu de fortes aux colonies. Mais cette traînée-là a trop d’audace. Tu m’amènes pour débusquer du gibier ; je pense que celui-là ne vaut pas mieux.

– Mon vieux, me souffle Legludic, elle est rudement belle. »

Et je vois dans ses yeux de bon chien une espèce de saoulerie. Monsieur le commissaire central, je dis les choses telles quelles, et je vous jure que nous étions de sang-froid, et à jeun, et dans l’intention de faire notre service. Le fait est que cette créature était d’une beauté ! Je n’ai rien vu de pareil. Son corps était si blanc qu’il faisait comme de la lumière dans les rochers. Et, dame ! on est des hommes comme tout le monde, et je comprenais Legludic. Mais moi, je ne voulais que le bien du service, et puis le rire de cette femme me faisait froid dans le dos et me rendait furieux sans que je sache pourquoi. Je hausse le ton et je dis :

« Voulez-vous me répondre, ou non ? Où sont vos habits ? »

Elle semble réfléchir et me dit avec une voix douce :

« Je… je ne comprends pas.

– Vous ne comprenez pas ? D’où venez-vous ? »

Elle me montre la mer.

« Vous venez de là ? Vous venez par mer ? Écoutez, est-ce que vous vous fichez de nous ? Nous allons bien voir. Pourquoi êtes-vous là, toute nue ? Croyez-vous que ce sont des choses à faire ? »

Elle me répond, toujours avec cette voix qui faisait de la musique :

« Toute nue ? Je ne comprends pas.

– Vous ?… Ah çà ! voyons, est-ce que nous sommes nus, nous autres ? Est-ce qu’on est nu ?

– J’ai toujours été ainsi.

– Et vous ne savez pas qu’il y a des règlements, que c’est dégoûtant d’être tout nu ? Ça se faisait dans l’ancien temps, mais à présent on est convenables, et vous ne datez pas de l’antiquité, ma petite dame. »

Elle sourit et dit en se rallongeant :

« J’ai toujours été ainsi. »

Alors, j’ai cessé de me fâcher, et j’ai dit à Legludic :

« On va la laisser. Seulement on passera à la gendarmerie, tu comprends. En voilà une affaire ! Quant à tes mauvais gars, on les cueillera un autre jour. On a dû te donner un faux renseignement, et depuis le temps que nous parlementons avec cette toquée, à découvert sur la plage, ils ont eu le temps de nous voir de loin. C’est raté. Allons-nous-en. Une dernière fois, madame, voulez-vous chercher vos habits je ne sais où, et filer ? Non ? Vous voulez prendre un bain à marée montante ? Bon. Le brigadier de gendarmerie s’arrangera. »

Je pars dans les rochers, Legludic me suivant à regret, et je bougonnais tout le temps, le long de la dune. J’entendais encore le rire de cette créature. Elle avait l’air tellement à l’aise, qu’on aurait pu penser qu’elle vivait réellement dans l’eau, qu’elle était à moitié poisson. Pourtant, elle avait un corps comme toutes les femmes. Et si elle était folle, elle l’était d’une façon si paisible ! Monsieur le commissaire central, je dois dire qu’elle donnait l’impression, surtout, d’une étrangère, de quelqu’un qui serait venu d’extrêmement loin et comme de l’origine du monde, d’une de ces bêtes qu’il y a au fond de la mer et qu’on n’a encore jamais pêchées… Enfin, je ne sais pas m’expliquer, mais réellement on aurait dit qu’elle était chez elle, qu’elle sortait de l’eau, qu’elle y habitait depuis toujours. Pourtant, elle avait un corps de vingt ans. Comment dites-vous ? Si je sais ce que c’est qu’une sirène ? Le sifflet des remorqueurs ? Ah ! non, monsieur le commissaire central, je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Est-ce que ce sont des femmes de ce genre-là ? Vous dites qu’elles n’ont jamais existé que dans les fables ? Enfin, tout ce que je peux dire, c’est que celle-là existait pour de bon.

Pour en revenir à ma déposition, rentrés à notre cabane, je dis à Legludic :

« On va manger, et puis on ira à la gendarmerie ensuite : faut avertir, on ne sait pas ce que c’est. »

Legludic ne dit rien. Je le regardais en dessous ; il avait une figure tout inquiète, et je voyais bien ce qu’il pensait. À la fin, il se lève, et il me dit, têtu :

« Je vas y aller, moi. »

Je le regarde et je lui réponds :

« Toi, Pierre, je te vois venir… Tu as ton idée…

– Peut-être, qu’il me répond.

– C’est pas bien, ce que tu veux faire là. Et puis, c’est pas prudent.

– Laisse, qu’il me dit. Je suis comme tiré vers là-bas, depuis que j’en ai quitté. Je fais chaque pas comme si j’avais des semelles de plomb. Faut que j’y aille, vois-tu. C’est plus fort que moi. Tu es un frère ; personne ne le saura. »

Là-dessus, il s’emballe, il se met à divaguer, avec des yeux chavirés. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Le pauvre diable vivait comme un sauvage, depuis bien longtemps : cette créature nous avait ahuris. Après tout, ça ne me regardait pas, ça n’était pas dans le service. La femme nous riait au nez et n’avait pas l’air de défendre sa vertu, au contraire… Enfin, que vous dire, monsieur le commissaire central ? J’ai peut-être eu tort de ne pas interdire tout net à Legludic de bouger de la hutte. Si j’avais su ! J’ai bien crié après lui, mais il m’a mal répondu, et il a pris le pas de course. Je n’étais pas inquiet ; il avait son revolver. J’ai pensé qu’il rentrerait après s’être passé son caprice avec cette femme, qui n’était peut-être qu’une pas grand’chose se moquant de nous. Je n’ai eu peur qu’au moment de la marée battante : j’ai appelé, j’ai cherché toute la nuit. Rien. Il faisait noir d’encre. Et alors, ce matin, voilà qu’on a aperçu dans le sable le corps de mon pauvre Legludic, et pas trace de cette maudite créature. Qu’est-ce qu’elle lui a fait ? L’a-t-elle tiré sous l’eau ? On dit bien dans le pays qu’une folle s’est échappée, avant-hier, d’une maison de Tréguier, une jeune femme qui a eu des peines d’amour, et personne ne sait où elle est. Mais si c’était elle, on aurait le corps, ou un des vêtements qu’elle aurait quittés, un indice quelconque… Non, non, monsieur le commissaire central, on ne m’ôtera pas de l’idée que cet être nu qui riait venait d’un pays pas naturel… »
 
 

_____

 
 

(Camille Mauclair, « Contes du Journal, » in Le Journal, quinzième année, n° 5074, mercredi 22 août 1906 ; John Macallan Swan, « The Sirens, » huile sur toile, 1910)