Cette discussion naquit entre Brimbesec et moi à propos d’un article à controverses : « l’Histoire a-t-elle le droit de démolir la légende ? Un beau mensonge, bâti par les siècles, doit-il s’écrouler en ruines devant la vérité reconstruite ? »

Brimbesec est un homme très moderne. Aucune tradition ne l’embarrasse. Il est épris de raison pure, de méthodes critiques. Il a soif de sources précises. Avec une férocité pointue, il se propose de récrire l’Histoire, à sa mode, sans tenir compte le moins du monde de ce que les autres ont dit. Ce jour-là, dans le café de province, il ricanait, triomphal :

« On verra de quoi je suis capable. J’en ai assez des légendes, du roman-feuilleton pour gosses d’école primaire. La plupart des historiens sont des dramaturges, des imaginatifs honteux. Ils inventent une belle figure, une fière parole, une aventure héroïque, « parce que ça fait bien. » Puis, froidement, ils écrivent qu’ils ont trouvé des documents. Ça y est. Le temps passe. Un bon petit siècle naît et meurt. Le peuple a dans le sang un mensonge de plus. À nous de réagir ! À nous, la vérité, la vérité sans voiles, si laide soit-elle ! Je me charge, moi seul, de défarder les grandes figures. »

Brimbesec tapait du poing sur le marbre. Son œil brillait, sa voix s’enflait. On eût dit un mauvais apôtre. Il continuait. Il continuait, s’exaltant, presque trivial :

« Non, mais tu crois ça, toi, que Louis XIV était une espèce de dieu en or, avec des cheveux comme des rayons et des idées immenses tout le temps ? Attends ! Attends ! J’ai retrouvé quelques petits détails… Et Henri IV, avec sa poule au pot ? Et le chevalier d’Assas ? Un héros, cet homme-là ? Allons donc ! C’est parce qu’il a eu peur qu’il n’a pu s’empêcher de crier ! « À moi, d’Auvergne, ce sont les ennemis ! » Ça ressemble rudement à « Au secours !… » hein ? »

Brimbesec avait l’air de siffler ses paroles. Je protestais de toutes mes forces. Cela le rendait furieux. Hors de lui-même, il hurlait soudain de toute sa gorge :

« Assez d’impostures ! Rien ne me retiendra. Je dirai tout. Moi, Brimbesec, j’ai la preuve absolue que la blonde Vénus était rousse, Cléopâtre imbécile et Messaline tout à fait chaste. Eh bien, je le proclamerai, mon cher ! Gare aux héros ! C’est ma devise, mon cri de guerre. Je dirai tout.

– Vous serez bien criminel, monsieur ! Laissez un inconnu vous le dire. »

La bouche de Brimbesec, la mienne prirent la même forme stupéfaite. Elles se modelèrent en « o. » Par ma foi, cela se comprend. À deux pas de nous se dressait un étrange petit vieillard, rose et propre, dans une longue redingote et sous d’épais cheveux en neige. Il portait de fortes lunettes à monture d’or, des médailles anciennes à son gilet, un air délicieux de bonhomie sur sa figure.

Nous ne l’avions pas vu venir. Et cependant, il était là, devant notre table, et même depuis quelques instants sans doute, puisqu’il répondait fort à propos aux inconvenances de Brimbesec.

Il répétait sa phrase :

« Vous seriez bien criminel, monsieur ! laissez un inconnu vous le dire. Tuer la légende ! Quel horrible travail ! Je n’en connais guère de plus vil. Autant s’introduire au musée et crever les toiles illustres. Autant mettre le feu aux bibliothèques de l’État. Les trois actions se valent ! C’est amoindrir le peuple, c’est le voler. Tel que vous croyez me voir, messieurs, je dois vous raconter une histoire. Elle m’est arrivée, il y a une vingtaine d’années, dans l’archipel des Cyclades. Je parcourais en savant l’île de Melos, d’où nous vient, comme vous savez, le mélodrame… »

L’étrange vieillard sourit aimablement, s’assit à notre table, sans faire en ces gestes le moindre bruit. Puis il commença son récit, avec l’air à la fois d’être là, tout en n’y étant pas. Les personnes qui ont déjà vu des revenants me comprendront sans difficulté.

« Donc, tel que vous croyez me voir, messieurs, tel à peu près du moins, car je n’avais alors ni cheveux blancs, ni lunettes d’or, je fus chargé par le gouvernement français, voilà bientôt vingt ans, de parcourir les terres classiques : l’Égypte, la Tunisie, la Grèce, et d’y rechercher, au moyen de fouilles et d’enquêtes, s’il ne restait rien d’admirable à trouver dans ces vénérables girons.

Or un jour, messieurs, je trouvai la gloire. Voici comment la chose m’advint.

Depuis deux semaines environ débarqué dans l’île de Melos, ayant réjoui mes yeux et mon cœur à la contemplation du paysage adorable, tout pareil encore à ce qu’il était jadis, aux époques de la Grèce heureuse, avec ses petits oliviers trapus qui ressemblent de loin à des travailleurs immuables de la terre, ses vignes aux grappes vigoureuses, ses rochers où s’accrochent tous les manteaux du souvenir, son petit volcan de bonne compagnie, son ciel de poésie et son soleil, j’avais commencé d’éventrer le sol par-ci par-là, suivant les indications des indigènes. Je n’avais encore rien trouvé, quand je fis une découverte. Ah ! messieurs, quelle découverte ! Celle qui, d’un coup, pouvait me donner la fortune et l’illustration ! Je trouvai, toute petite, intacte, avec ses bras, une réduction merveilleuse de la Vénus de Milo. C’était miracle sans doute qu’on ne l’eût pas encore désenfouie ! N’est-ce pas dans la même île qu’on a déterré la vraie, la grande, celle qui est au Louvre, privée pour toujours de ses bras ? Messieurs, pensez à l’importance de ma trouvaille. La plus belle statue du monde antique, le monde moderne ne la possède que mutilée. Depuis des années, des sculpteurs admirables essaient en vain de redonner la vie au geste inconnu. Tous y renoncent, vaincus d’avance par le mystère. Et la Vénus, brisée aux épaules, a l’air d’un sphinx dont les mains seules peut-être auraient écrit la vérité ! »

L’étrange vieillard se leva, se rapprochant de mon camarade. Il vint lui parler à l’oreille, d’une voix basse, mais distincte :

« … Alors, monsieur Brimbesec, je m’aperçus soudain que la Vénus, la glorieuse Vénus de Milo avait un geste laid, vulgaire, qui détruirait la légende, qui finirait l’illusion. Ah ! mon cœur se serra, je vous assure. Mon égoïsme se cabra. Mais je compris bientôt ce que j’avais à faire. À l’abominable gloire d’assassiner une gloire, je préférai soudain le sacrifice, le rayonnement intime du beau devoir rempli. Je pris une bêche qui traînait là. De toutes mes forces conscientes, je brisai pour jamais les bras de pierre de la Vénus, lui ragrafant les bras du rêve ! Alors, il me sembla, dans une seconde, que la statue me souriait.. N’oubliez pas mon histoire, monsieur Brimbesec ! Respectez le palais des légendes ! Ne construisez pas à sa place vos maisons de rapport. Et gardez-vous surtout de rechercher les bras de la Vénus. J’aime mieux rêver un beau geste que d’en cataloguer un laid… »

L’étrange vieillard disparut si vite que je poussai, de surprise, un grand cri. Ce cri me réveilla. Je m’étais endormi depuis un quart d’heure. À mon côté, Brimbesec regardait les illustrés de la semaine. Sur l’un d’eux, en premières page, souriait le portrait de X…, l’archéologue, mort depuis quarante-huit heures. Avec une stupeur sans bornes, je reconnus le vieux savant dont mon sommeil s’était orné… Il me semblait encore entendre sa voix ! Alors, je ne fus plus tout à fait sûr d’avoir rêvé…
 
 

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(Pierre Frondaie, « Contes des mille et un matins, » in Le Matin, vingt-septième année, n° 9645, lundi 25 juillet 1910 ; repris dans le recueil Contes réels et fantaisistes, Paris : Éditions du Monde illustré, 1911 ; illustration de George du Maurier pour Peter Ibbetson (1891) ; Philippe Mouchès, « Apparition de la Vénus de Milo pendant l’Angélus de Millet devant le Viaduc de Millau »)