Je me propose de raconter ici les pénibles pérégrinations que nous avons faites, mon savant ami le docteur Rénal et moi, à la recherche du bleu dont on meurt.

Qu’on ne me demande pas de préciser la matière dont il s’agit. Je ne saurais essayer de la définir davantage. Le but de nos poursuites appartient à la métaphysique autant qu’à la science et il est tellement subtil, tellement fugace que nous ne pouvons espérer de le faire bien comprendre que par le récit même des investigations auxquelles il a donné lieu. Et d’abord je dirai comment nous avons été conduits à entreprendre cette recherche.

Depuis longtemps, j’avais reconnu que la vie étant essentiellement courte, beaucoup trop courte pour ce que chacun de nous peut avoir à y faire, le meilleur moyen d’en tirer parti est encore de l’employer tout entière à se rendre immortel.

J’en fis la confidence à mon ami le docteur Jean Rénal, membre de l’Académie de médecine de Montbrison, de la Société de botanique de Stettin, de l’Académie royale des sciences de Liège, de la Société philomathique de Lyon, de l’Académie de physique d’Édimbourg, etc., qui fut entièrement de mon avis. Restait à trouver le meilleur moyen pour parvenir sûrement au résultat.

Nous partîmes de ce principe que personne ne contestera : la Poésie, la Foi, la Science sont les trois grandes étapes qui ont marqué jusqu’à présent l’évolution de l’esprit humain.

Au sortir de l’ère de la barbarie, le premier sens qui se développe est celui du Beau et de la Poésie. En effet, la Poésie n’a pas besoin de procéder par degrés et de s’appuyer sur les recherches lentes et graduelles des générations précédentes. Rien ne l’empêche d’arriver du premier jet à son apogée. Si Newton avait vécu au temps d’Homère, il n’aurait certainement pas trouvé la loi de la gravitation universelle ni la théorie du binôme, mais si Homère avait vécu au temps de Newton, il n’aurait probablement pas produit une œuvre plus parfaite que l’Iliade. C’est la Poésie, c’est l’Art, c’est en un mot le culte du Beau dans ses diverses manifestations qui a éclairé le monde pendant toute l’Antiquité.

Plus tard, au moyen âge, l’humanité qui, dans l’écroulement du monde antique, a perdu le culte du Beau dont le panthéisme grec était l’expression la plus parfaite, prend pour seul guide la lumière de la Foi. L’activité intellectuelle orientée dans cette direction unique arrive à des résultats qui ne manquent ni de grandeur ni de force, tels que, dans le domaine de l’art, la construction des cathédrales gothiques et, dans l’ordre social, le prodigieux mouvement des Croisades.

Enfin, la Renaissance et la Réforme sont les signes précurseurs d’une nouvelle ère qu’inaugurent définitivement les travaux des deux derniers siècles et la Science devient l’objectif essentiel vers lequel se tourne l’activité de le pensée humaine.

La Poésie, la Foi, la Science, tels sont les trois champs dans lesquels l’intelligence des hommes s’est successivement exercée.

Avant tout, il faut être de son temps : les deux premières périodes ont fait le leur. Nous sommes dans la troisième. Conclusion : c’est par des recherches scientifiques que l’on peut le mieux parvenir, dans le siècle où nous sommes, à sortir de la foule et à conquérir ce qu’on est convenu d’appeler l’immortalité, cette chose si désirable et si désirée, quoique jamais personne ne soit parvenu à en découvrir l’usage ni à en déterminer les avantages pour celui qui l’obtient au prix de ses efforts, et souvent même de sa vie.

Ceci posé, nous demandâmes-nous, de quel genre seront nos recherches ? Dans quelle branche de la science faudra-t-il nous illustrer ?

Il suffit de considérer ces dernières années pour voir que des savants aussi nombreux qu’éminents, doués de toutes les capacités les plus rares et de tous les moyens d’analyse les plus perfectionnés, ont fait des recherches sans nombre dans les mathématiques, la chimie, la physique, la zoologie, la botanique, la paléontologie, et dans toutes les autres sciences connues. Ils ont tout vu, tout classé, tout catalogué. Il n’est guère de trous qu’ils n’aient sondés, de recoins où ils n’aient porté leurs microscopes.

De sorte qu’aujourd’hui l’on a beau être fort, il est bien malaisé d’être original. Il ne reste plus à étudier que des questions de détails, des ramuscules minimes du grand arbre de la Science ; il est même bien difficile de trouver, dans cette ramification si touffue, une branche, fût-elle de deuxième ordre, dont l’écorce ne soit pas usée par le frottement des culottes des savants allemands ou autres qui se sont donné la tâche d’y grimper pour examiner à la loupe les rides de sa surface.

On nous dira que, dans les études de détail, il y a encore moyen de se créer une place très honorable et on pourrait nous citer comme exemples des savants éminents, admirés par tous leurs contemporains et revêtus des plus hautes dignités officielles, qui n’ont jamais rien fait que cataloguer les découvertes de leurs devanciers, ou qu’explorer un champ scientifique infiniment restreint. Ils ont creusé en profondeur au lieu de s’étendre en largeur et leur vie a suffi à peine pour épuiser la question qu’ils s’étaient proposé d’examiner, quelque restreinte qu’elle fût.

Mais un pareil rôle ne pouvait nous convenir. Ce que nous voulions faire, c’était une grande découverte, une découverte de premier ordre ; ce qui nous empêchait de dormir, c’était la gloire d’un Galilée, d’un Descartes, et non celle de M. X***, de l’Institut, auteur d’une étude sur les déflexions de l’imparfait du subjonctif dans la langue copte.

Après de longues hésitations, aucun sujet ne nous semblant assez nouveau ni assez vaste, nous décidâmes de nous attacher à la découverte du bleu dont on meurt, matière bien remarquable en effet et bien digne de tenter la curiosité du savant.

Il est certain, a priori, qu’il doit exister quelque part un bleu dont on meurt… En douteriez-vous, par hasard ? Je ne vous ferai pas l’injure de le supposer. Cela se sent, et ne se discute pas.

Il est non moins indiscutable que cette précieuse substance est jusqu’à présent, au moins officiellement, tout à fait inconnue des savants.

– Mais, direz-vous, ce sujet est passablement nuageux, pour une recherche qui, vous l’avez déclaré vous-même, doit être avant tout exacte et scientifique.

– Précisément, c’est là le côté génial de notre invention. Dans une époque aussi positive que la nôtre, le seul moyen d’être original, c’est de trouver quelque chose de très peu prévu et dont l’étude ne rentre dans le cadre d’aucune science cataloguée jusqu’à ce jour.

Cette matière une fois découverte, il s’agit de l’analyser. Rien n’empêche d’ailleurs d’appliquer à cette analyse la méthode scientifique et expérimentale, puisque celle-là est à la mode.

Je dirai plus : le grand mérite, c’est d’appliquer la méthode exacte à un sujet ignoré ou considéré jusque-là comme appartenant aux vagues régions de la rêverie et de la poésie, c’est-à-dire comme n’existant pas : on ajoute ainsi au domaine de l’investigation scientifique un champ nouveau.

Quel triomphe pour la Science, qui n’en est plus, d’ailleurs, à compter le nombre des siens, et quel succès pour le novateur !
 

*

 

Plus nous réfléchissions à notre idée, plus nous la trouvions lumineuse.

Voyez un peu quel beau thème pour une communication à l’Académie des sciences ! Notre célébrité universelle était assurée du coup.

Aussi Rénal dressa-t-il immédiatement le plan du rapport qu’il se proposait de rédiger pour la docte assemblée, lorsque nous aurions examiné à fond l’objet de nos recherches.
 
 

 

… et ainsi de suite pendant cinquante-six pages, format in-folio.
 

Ce plan fut adopté sans discussion, à l’unanimité de nos deux voix, et Rénal fut nommé rapporteur.

En attendant que la date exacte et l’itinéraire de notre voyage fussent fixés, nous pouvions toujours, pour ne pas perdre de temps, commencer nos préparatifs. C’est ce que nous fîmes, et comme nous avions lieu de supposer que le voyage serait long, nous y apportâmes tout le soin imaginable, n’épargnant ni la peine ni la dépense, car nous ne voulions pas qu’un détail matériel vînt compromettre le succès de notre entreprise.

Pendant plusieurs mois, du matin au soir, nous parcourûmes les quartiers les plus excentriques pour examiner et commander, chez des fournisseurs spéciaux, les ustensiles affectés aux voyages au long cours.

Seulement, Rénal achetait avec prédilection les engins inventés par les voyageurs qui ont voué leur vie à l’exploration des régions torrides, tandis que moi, je me laissais plutôt séduire par les ustensiles de voyage appropriés aux pays froids. J’achetais les traîneaux les plus perfectionnés, tandis qu’il portait toute son attention à chercher le meilleur système de pirogue démontable pour la navigation des grands fleuves équatoriaux.

Pendant qu’il courait examiner des carabines à répétition et des pièges à prendre les tigres, j’allais de mon côté acheter des harpons indéviables et des boulettes foudroyantes à l’usage des ours blancs. Et tandis qu’il faisait, au point de vue de la marche dans les sables brûlants, des essais comparatifs entre la guêtre des Touaregs, la mezte des Arabes, la sandale des Chinois et le mocassin du capitaine Mayne-Reid, si commode pour éviter la piqûre des serpents, j’accumulais les patins permettant de glisser aisément sur la surface gelée des mers polaires, les crampons à glace pour les escalades alpestres et les raquettes à neige chères aux Canadiens, s’il faut en croire les gens qui ne les ont jamais vus.

J’achetais des harnais des meilleurs faiseurs pour atteler des chiens esquimaux, tandis que mon associé se ruinait en palanquins et qu’il commandait chez Beck des selles à l’usage des dromadaires.

Cette manière de procéder ne laissait pas que d’avoir quelques inconvénients, puisque nous devions voyager ensemble, et par conséquent visiter les mêmes pays.

Mais ni l’un ni l’autre ne voulant céder, et chacun de nous se passionnant au contraire tous les jours de plus en plus pour les nouveaux engins qu’il découvrait chez les spécialistes les plus inconnus, nous continuâmes à collectionner, lui, des moustiquaires, des vêtements réfrigérants, des voiles de gaze et des casques contre les insolations, joints à des fusils aussi propres que possible pour chasser l’éléphant ou le rhinocéros, moi, des vestes en peau de phoque, des bonnets fourrés, des lunettes à neige, des scaphandres à calorifère et des armes destinées à me permettre de lutter corps à corps, sans trop de désavantage, avec la baleine ou le narval.

Enfin vint un moment où il ne manqua plus rien. Mon domicile était devenu un musée de tous les outils que les navigateurs en chambre les plus experts ont su inventer pour les voyages au pôle, tandis que les trappeurs les plus exigeants de tout Belleville, voire même l’un de ces braves gens qui, des hauteurs de Montmartre, ont découvert, bien avant Speke et Livingstone, les sources du Nil et celles du Zambèze, auraient trouvé, dans le mobilier de Rénal, les mille objets qui leur sont familiers.

Quand mon ami eut collectionné tous les outils bizarres et compliqués dont une longue privation de parasol peut suggérer l’idée à des voyageurs perdus dans le Sahara, et quand, de mon côté, j’eus rassemblé chez moi tous les accessoires dont les marins hivernant au pôle Nord ont pu regretter l’absence dans les froids cauchemars de leurs cerveaux congelés, nous reconnûmes qu’il était temps de songer au départ.
 

*

 

Notre voyage une fois bien décidé, il ne restait plus qu’à en fixer la direction. Mais ce détail était essentiel : car, s’il est possible aujourd’hui, grâce à la vapeur et aux routes dont notre civilisation a sillonné le globe dans tous les sens, de se transporter rapidement sous presque tous les méridiens et presque toutes les latitudes, il faut reconnaître que la Science moderne n’a pas encore trouvé le moyen de conduire les voyageurs dans plusieurs directions à la fois. Ce résultat sera-t-il atteint un jour ? Il serait prématuré de se prononcer. En attendant, il ne l’est pas.

C’était une affaire bien délicate que ce choix. Assurément, nous ne pouvions prétendre explorer à fond, même en y consacrant la durée de notre vie entière, qu’une bien faible partie de la surface du globe, et d’autre part, comme je l’ai dit, l’objet de nos recherches étant absolument nouveau, nul ouvrage antérieur ne pouvait nous guider d’une manière précise. Il nous fallait donc choisir presque au hasard et d’après de simples conjectures.
 
 

 

Rénal inclinait pour l’Inde, et appuyait son opinion des arguments les plus spécieux.

« S’il est une région plutôt qu’une autre où nous ayons chance de trouver ce que nous cherchons, disait-il, c’est assurément celle-là.

L’Inde, c’est le pays coloré par excellence, le pays où, sous un ciel d’un bleu intense qu’embrase un soleil incandescent, la nature se livre à une véritable orgie de couleurs. Là, les nuances de sa palette se révèlent aux yeux dans tout leur éclat, et non pas seulement, comme dans nos pays ternes et neutres, à l’état de reflets assourdis.

De même que le ciel, les monts Windhyâs, les monts Sivaliks sont bleus. C’est dans un brouillard bleu que l’œil se perd quand il cherche à sonder les gouffres au fond desquels l’Indus et le Brahmapoutra roulent leurs eaux, bleues elle-mêmes, pour traverser la chaîne colossale de l’Himalaya.

Là, nous aurons un champ d’études digne, par son étendue et sa richesse, de la grandeur du but que nous nous proposons.

Là, nous fouillerons les sanctuaires de Siva, le dieu bleu, nous interrogerons la mystérieuse fleur du lotus, nous sonderons le bleu sombre et profond des lacs sacrés de Poshkur et d’Amber, qu’entourent des escaliers de marbre, et où se reflètent les palais féeriques des rajahs d’autrefois.

S’il le faut, nous ravirons aux hiéroglyphes des temples souterrains, aux manuscrits de pierre légués par cette race de titans qui a sculpté les montagnes des Ghâtes en monuments indestructibles, les anciens secrets des religions disparues.

Nous irons demander au vieux Gange la recette de l’origine du choléra bleu, et aux fakirs la couleur de leurs rêves.

L’Inde, c’est le pays où l’attraction de l’infini et de l’incréé s’exerce sur les hommes avec assez de force pour retenir les brahmes en extase pendant des années entières au seuil du Nirvana, dans le néant duquel ils finissent par s’absorber vivants, bien avant que la mort leur en ouvre les portes.

Évidemment, concluait Rénal, entre tous les pays du globe, c’est là que nous devons avoir le plus de facilité pour trouver la matière de nos recherches, même en admettant qu’elle existe aussi dans d’autres contrées. »
 

*

 

Quoique très séduit par les arguments de mon savant ami, je n’étais pas tout à fait de son avis ; je penchais même fortement en sens inverse, influencé peut-être à mon insu par le désir bien naturel d’utiliser mon matériel polaire.

« Je ne conteste pas, lui disais-je, que l’Inde ne soit un pays éminemment bleu entre tous. Mais c’est précisément cette profusion de couleurs voyantes qu’offrent ses paysages qui contribuerait à m’en éloigner. Il n’est nullement certain qu’il renferme la merveilleuse nuance que nous désirons.

Peut-être faut-il, au contraire, la chercher dans les pays du Nord, où les couleurs ont, à défaut de l’intensité et de la richesse, une finesse, une délicatesse dans la demi-teinte inconnues aux pays tropicaux.
 
 

 

Ce bleu dont on meurt, peut-être est-ce la Norvège qui le recèle au fond de ses fjords mystérieux, ou dans ses lacs pareils à ceux dont parle Heine, « qui regardent comme de grands yeux pleins d’un désir impénétrable. »

La fleur d’angsoka, chantée par les poètes, vaut peut-être celle du lotus, et le ciel brumeux du Nord, voilé, dans ses plus beaux jours, d’une gaze légère, a des sourires pâles plus poétiques peut-être que les baisers brûlants du soleil indien.

Ce bleu, que nous chercherions vainement sur les bords du Gange, peut-être l’analyse spectrale nous en révélera-t-elle la présence dans l’aurore boréale, ou bien dans l’arc-en-ciel dont s’irise le cristal de la cascade de Keel, lorsqu’elle se précipite, de mille mètres de hauteur, dans les flots bleu sombre du Sognefjord ?

Ou bien peut-être est-ce lui qu’on devine au fond des crevasses des glaciers, dont les parois transparentes laissent entrevoir des profondeurs d’un vert bleuâtre ? »

Ces doutes faisaient le désespoir de Rénal, frileux comme un loir et ennemi par tempérament des pays froids. J’ai toujours pensé que le désir mesquin d’utiliser ses ustensiles de voyage n’était pas étranger à son obstination.

D’ailleurs, à tout prendre, nos deux opinions ne différaient pas, du moins théoriquement, autant qu’ils en avaient l’air.

Comme l’ont si bien montré les savantes études de M. Holmboë sur les traces du bouddhisme en Norvège, et comme pourrait l’indiquer, plus simplement encore, la similitude de beaucoup de légendes poétiques des deux pays, il doit y avoir un lien mystérieux entre ces contrées si éloignées et que rien de commun ne paraît devoir unir.

Nos deux avis, en apparence diamétralement opposés, dérivaient donc probablement d’un même principe et là, comme partout ailleurs, les extrêmes se touchant, il est vrai de dire, au point de vue intellectuel du moins, que l’Inde et la Norvège sont voisines. Malheureusement, il n’en est pas de même au point de vue géographique. Les deux routes qui, de Paris, conduisent à l’une et à l’autre sont sensiblement divergentes.

D’où il résulte que nous restâmes aussi peu avancés qu’au premier jour, ce qui est le propre des assemblées parlementaires.
 

*

 

Bien que notre départ fut décidé en principe, chacun de nous s’obstinant à soutenir son opinion, il fut ajourné. Selon toute probabilité, nous serions restés indéfiniment indécis comme l’âne de Buridan entre ses deux picotins d’avoine, si, un jour, après une discussion où nous avions mis plus d’acharnement encore que d’habitude, Rénal ne s’était écrié tout à coup en se frappant le front :

« Mais, avant de partir pour les contrées lointaines, il serait peut-être bon de se demander si l’on ne pourrait pas trouver plus près la couleur cherchée ! Pourquoi nos pays seraient-ils absolument déshérités sous ce rapport ? Certainement, ils semblent bien plats et bien ternes, ce qu’on est convenu d’appeler la perfection de notre civilisation n’étant qu’un équilibre parfait dans la médiocrité entre tous les branches de la vie physique et morale. Mais enfin, peut-être sont-ils cependant plus riches qu’ils n’en ont l’air. Nous cédons en ce moment, sans nous rendre compte, à cette manie d’exotisme si commune aujourd’hui, et nous supposons implicitement que toutes les choses intéressantes doivent nous venir d’ailleurs. Je sais bien que tout ce qui est loin est bleu, et l’on en peut donner pour preuve que, quelle que soit la couleur réelle d’un paysage, l’horizon est toujours bleu. Mais ce n’est là qu’une apparence. Peut-être ce bleu dont on meurt est-il comme le bonheur, cet autre mythe, que l’on va souvent chercher bien loin, quand quelquefois on l’a tout près, sous la main. Quoi qu’il en soit, il est rationnel de commencer par chercher d’abord autour de nous, à Paris, ou aux environs : si nous ne réussissons pas, il sera toujours temps d’élargir le cercle de nos investigations, et d’aller demander aux contrées inconnues ce que nous n’aurons pas pu trouver chez nous. »

Ainsi parla Rénal. Son avis était trop raisonnable, et surtout trop facile à mettre en pratique, pour ne pas être approuvé ; aussi prîmes-nous, d’un commun accord, le parti de nous y conformer et de le mettre immédiatement à exécution.
 

*

 

Forts de cette idée, nous décidâmes de commencer sans plus tarder, par une visite à notre ami, le célèbre peintre Julius Crespin.

Les peintres ayant la spécialité de s’occuper des couleurs et de leurs combinaisons, il paraissait logique de s’adresser à eux tout d’abord.

Aussi, le lendemain même, nous prenions le chemin de son hôtel du boulevard Malesherbes d’où il dicte le ton, en fait de beaux-arts, à Paris et à l’Europe, sans parler de l’Amérique.

Après avoir monté le large escalier de marbre garni de vases antiques et de gerbes de fleurs, nous entrâmes dans l’énorme atelier que tout Paris connaît, un de ces ateliers si ornés, si magnifiques, si encombrés de bibelots féeriques et de tentures somptueuses, qu’on serait tenté de croire que les tableaux du Maître, quel que soit leur mérite, n’y seront jamais que l’accessoire.

Des porcelaines rares, des tapis d’Orient, des armures précieusement ouvragées décorent les quatre faces de la salle, du haut de laquelle, par des ouvertures habilement ménagées, tombe une lumière bien distribuée que tamise savamment un vélum de nuance spéciale.

À mi-hauteur du mur, court une galerie légère dont les colonnettes hardies sont réunies par une dentelle de pierre et d’où pendent des tentures asiatiques, d’une rareté inouïe ; c’est là que sont relégués les études et les croquis. Au milieu de la salle, à demi enfoui dans un massif de plantes vertes, un samovar colossal et richement ciselé, où brûle à petit feu une composition exquise, laisse échapper une vapeur légère, qui estompe vaguement les contours des objets.

Nous fîmes une entrée presque inaperçue dans ce temple de l’Art moderne, où Rembrandt et même le Titien se seraient peut-être trouvés quelque peu dépaysés, tandis qu’à l’autre extrémité de l’immense pièce, que ses dimensions et les nombreux meubles qui la coupent rendent propice aux conversations particulières, un groupe de visiteuses jeunes, élégantes, bruyantes, admirait les toiles destinées au prochain Salon. Quelques bribes seulement de leurs appréciations parvenaient jusqu’à nous ; toutefois, nous y distinguions des éloges où l’enthousiasme semblait tenir plus de place que le discernement.

Le Maître écoutait tout avec un sourire vague, uniquement occupé qu’il était de l’effet que devait produire sur ses interlocutrices la ligne académique de son propre profil, artistement mis en valeur par un élégant costume de fantaisie.

Julius Crespin, qui est non seulement un grand artiste, mais aussi l’homme le plus affable de la terre, nous reçut avec une cordialité parfaite. Il quitta l’aimable groupe, laissant à la plus jolie de ces dames le soin de faire les honneurs de son « five o’clock tea, » et s’enquit obligeamment de l’objet de notre visite.

Nous le priâmes de nous montrer les différentes espèces de bleu dont il pouvait avoir connaissance.

Aussitôt, il ouvrit ses boîtes à couleurs, et nous fit voir toutes sortes de bleus, enfermés dans de petits tubes en plomb ; des bleus clairs, des bleus foncés, des bleus de Prusse, des bleus de cobalt, des bleus indigo, des bleus de smalt, des bleus d’outremer, et une foule d’autres dont j’ai oublié les noms. Au milieu de cette légion de bleus, nous cherchions en vain l’objet de nos pensées.

« Est-ce là tous les bleus que vous connaissez ? lui demandâmes-nous enfin.

– Il y en a d’autres encore, chez les marchands, mais ceux que voici sont les principaux et suffisent pour donner toutes les nuances dont j’ai besoin, » répondit Julius Crespin, avec autant de bon sens que de bonne foi.

Puis il nous expliqua comment, en mélangeant ces bleus entre eux ou avec d’autres couleurs, ou en les appliquant de différentes façons sur la toile, on pouvait obtenir une infinie variété de bleus, des plus ternes aux plus brillants, des plus clairs aux plus foncés, depuis le bleu le plus verdâtre jusqu’au bleu le plus violet.

Tout cela ne nous renseignait pas.

« Mais n’avez-vous jamais rencontré le bleu dont on meurt ? » hasardai-je enfin, en faisant un effort pour vaincre je ne sais quel embarras.

Il me regarda d’un air stupéfait.

« Jamais je n’en ai ouï parler, me dit-il, de ce ton moitié courtois moitié inquiet que l’on prend lorsque l’on est conduit par les circonstances à avoir une conversation avec un fou dangereux. Et même, à vrai dire, ajouta-t-il, je ne crois pas qu’une pareille couleur ait jamais existé.

– Mais ne pensez-vous pas qu’à une certaine époque, sinon maintenant, il y a eu des artistes ayant le culte du grand Art au point de mettre toute leur vie et toute leur âme dans la recherche d’une forme ou d’une couleur ?

– Aux temps antédiluviens, à l’époque des Cimabuë, des Fra-Angelico et autres fossiles, peut-être y a-t-il eu des naïfs de cette force, répliqua fort irrévérencieusement le célèbre Julius Crespin. Mais, aujourd’hui, certainement il n’y en a plus. Le résultat n’en vaudrait pas la peine, puisqu’on arrive sans cela au succès. Et en admettant même qu’on n’aille pas jusqu’à consumer sa vie à la poursuite d’un idéal, mais qu’on se borne à y travailler sans relâche d’une manière exclusive, ne trouvez-vous pas que ce serait perdre bien inutilement un temps précieux ? »

Julius Crespin, personne ne l’ignore, est très beau, il est bon camarade, mais il a toujours dédaigné d’avoir de l’esprit, comme il convient au génie qui se respecte.

Ce n’est pas le cas de son ami Natteuil, ce peintre dont tout le monde cite le nom, bien que personne n’ait jamais vu aucun de ses tableaux. Celui-ci se distingue par un esprit pétillant, un goût raffiné ; il est doué en même temps, au dire des autres peintres, d’une prodigieuse facilité, ainsi que d’une paresse non moins grande et, malheureusement aussi, d’une belle fortune : il ne lui a probablement manqué que d’être pauvre pour arriver au plus haut.

Depuis le commencement de notre entretien, il nous regardait d’un air narquois, assis dans un fauteuil à bascule, tout en fumant nonchalamment une cigarette. Il prit la parole tout à coup pour achever de nous confondre :

« Non, nous ne connaissons pas ça, dit-il avec un sourire moqueur. Je suis lié à peu près avec tout le clan des peintres français et avec un très grand nombre de peintres étrangers. Eh bien, je crois qu’aucun d’entre eux n’a jamais entendu parler du bleu dont on meurt. Le bleu dont on vit, à la bonne heure ! Les artistes d’aujourd’hui le connaissent bien et la plupart d’entre eux le possèdent sur leur palette. Ils en tirent de quoi se faire construire de fort beaux hôtels avenue de Villiers. Mais l’autre bleu, que diable voulez-vous qu’ils en fassent ? »

Notre sortie de l’atelier ressembla presque à une déroute. Le groupe de jolies femmes, que Julius Crespin était allé rejoindre et qu’il avait mis en peu de mots au courant de l’objet de notre démarche, nous regardait avec curiosité, comme on regarde des êtres très extraordinaires. C’est sous le feu ironique de leurs binocles que nous battîmes en retraite avec confusion, poursuivis dans l’escalier par l’écho des rires qui éclatèrent librement dès que nous eûmes passé la porte.
 

*

 

Cet échec nous plongea de nouveau dans la perplexité. Quelques interrogations, timidement risquées auprès de divers autres peintres, n’avaient abouti qu’à nous faire considérer comme des fous. Le fil conducteur sur lequel nous avions compté nous manquait dès le début et nous nous trouvions arrêtés au premier pas.

Mais un matin, j’eus une idée ! J’entrai triomphant dans le cabinet de mon ami Rénal.

« J’ai trouvé ! lui dis-je. Vraiment, nous étions bien naïfs de nous évertuer à chercher des éclaircissements auprès des gens dont le métier est de manier le pinceau. Le bleu merveilleux que nous pressentons, il ne faut le chercher ni dans les couleurs artificielles dues à la main des peintres, ni même dans le coloris des objets ordinaires que la nature met à notre portée. Je ne sais pas encore quels sont tous les endroits où on pourrait le rencontrer, mais il y en a deux où, à coup sûr, il existe, c’est dans le bleu du ciel, et dans les yeux de la femme aimée. »

Rénal fut immédiatement de mon avis, ce qui me surprit et me prouva bien qu’à ce moment il n’entrevoyait aucune autre solution possible.

Après avoir mûrement délibéré pour savoir par lequel de ces deux champs d’expérience il valait mieux commencer, nous optâmes pour le second, comme se prêtant le mieux à une recherche directe et comme étant, dans l’état actuel des moyens humains, le plus à notre portée.

Mais il nous parut bon, avant de passer à l’étude expérimentale, de prendre d’abord l’opinion des gens compétents dans la matière.

Don Juan et Lovelace étant morts, ainsi que tous leurs émules praticiens, nous étions forcés de nous rejeter sur les théoriciens, et à cet égard nous ne pouvions mieux nous adresser qu’à M. Page, l’écrivain distingué, qui, philosophe et moraliste en même temps que styliste délicat, possède sur ces sujets une incontestable autorité.

Je profitai pour le consulter de la première occasion que j’eus de le rencontrer aux mardis de madame de Z…, la veuve de l’éminent académicien, dont le salon, succursale de l’Institut, réunit chaque semaine les sommités des lettres et des arts. Lorsque j’eus réussi, non sans peine, à le prendre à part pour un instant :

« Pardonnez-moi, lui dis-je, d’abuser de votre temps précieux. Mais vous pouvez en quelques mots rendre un grand service à deux malheureux chercheurs. Je serai bien aise d’avoir de votre bouche un renseignement relatif au bleu dont on meurt. Nous nous sommes voués à sa découverte, un de mes amis et moi. Nous avons acquis la triste conviction qu’aujourd’hui il n’existe pas dans les Arts et nous n’avons eu, jusqu’à présent, l’occasion de l’entrevoir dans aucune des circonstances de la vie ordinaire. L’amour ne pourrait-il nous le fournir ? N’existerait-il pas, notamment, dans les yeux de la femme aimée ? Il me semble qu’il doit en être ainsi. Voyez le regard vert et lustré, à la fois perfide et caressant, de ces portraits du temps de la Renaissance, contemporains de la maîtresse du Titien et de la duchesse de Nevers, aux yeux pers. La simple image de leurs yeux, fixée sur la toile, est troublante, et ce regard, dont la poussière des siècles n’a pas éteint la flamme, semble plonger jusqu’au fond de notre poitrine pour y chercher notre cœur. Si l’on juge d’après cela de ce que devaient être les originaux, notre hypothèse ne manque pas de vraisemblance. Les règles du coloris nous apprennent que ce vert est fait d’un mélange de jaune et de bleu. Interprétez le jaune comme vous voudrez : peut-être est-ce la couleur de l’or, peut-être est-ce celle du feu, peut-être y faut-il chercher quelque autre symbole, ou bien peut-être cette couleur n’est-elle qu’accessoire. Mais le bleu qui y est uni pour produire le regard charmeur et profond, menaçant et enchanteur de ces yeux énigmatiques, ce doit être le bleu dont on meurt. D’après cela, quel serait le moyen de s’en assurer et d’arriver à isoler, sur le vif, la matière dont il s’agit ? »

L’illustre Page secoua la tête d’un air de doute. Il sourit en montrant des dents très blanches, et passa négligemment dans les boucles de sa chevelure, que le temps argente à peine, une main extrêmement soignée.

« Mon Dieu, dit-il, cet élément mortel a peut être existé, dans l’Amour comme dans l’Art, à l’époque des modèles dont vous parlez, mais il n’existe plus. Si maintenant vous cherchez, dans le regard des femmes de notre siècle, la marque de l’idéal, ou l’amour dont on meurt, là aussi vous rencontrerez peut-être, sans de bien longues recherches, le bleu dont on vit, mais celui dont on meurt, jamais. L’ère du Beau a fait place sur la terre à celle du Vrai, et la Poésie a cédé le pas aux Sciences exactes. L’Amour, dont la parenté avec la Beauté et la Poésie a été reconnue de tous temps par toutes les religions, a disparu en même temps qu’elles. Comme l’a dit Ganderax, – un homme d’esprit, – en 1830, l’amour était l’aîné des dieux, en 1886 il est le cadet de nos soucis. S’occuper de lui, en faire l’objet d’études sérieuses ne peut être que le fait de gens absolument étrangers au mouvement intellectuel moderne, et leur tentative est condamnée à échouer. »

En ce point de notre conversation, nous fûmes violemment séparés par l’intervention de l’une des plus savantes habituées de la maison, qui, me lançant un regard féroce, qu’il n’était heureusement pas en son pouvoir de rendre mortel, s’empara du bras de M. Page et l’entraîna de force au milieu d’un cercle d’admiratrices, au mécontentement desquelles je n’avais pas pris garde, tout occupé que j’étais par mon sujet.
 

*

 

À quelque temps de là, en flânant sur les quais, nous fîmes, devant le café d’Orsay, la rencontre de l’un de nos plus anciens amis, le vieux colonel baron Durancart, dont la figure est bien connue de tous les habitués du cercle des Champs-Élysées. C’est l’un des derniers représentants de cette vigoureuse génération dont l’enfance a été bercée par le canon des guerres de l’Empire. Il a fait toutes les campagnes, depuis celles de la Restauration jusqu’à celle de 1870, à laquelle il a pris part volontairement sans que la vieillesse ait pu l’en empêcher.

Certes, il est encore très vert et même étonnant pour son âge, mais c’est évidemment un homme en dehors du mouvement moderne et des idées du jour. À ce titre, nous le prîmes pour confident de la pensée qui nous obsédait, après avoir capté sa confiance par l’offre d’une partie de dominos, à laquelle il ne sait pas résister.

Il ne sembla pas trop choqué de l’absurdité de nos recherches, ce qui tenait peut-être à ce qu’une partie de son attention était absorbée par les combinaisons du double-six. Il secoua seulement la tête d’un air incrédule.

« Je ne crois pas que vous réussissiez, nous dit-il, et dans tout le cours de ma carrière militaire je n’ai jamais entendu parler de la substance en question, pas plus en Afrique qu’en Espagne, et pas plus en Italie qu’en Russie ou au Mexique. Je suppose que votre recette doit être perdue, si elle a jamais existé, ce dont je doute. Toutefois, si nous n’avons plus le bleu dont on meurt, nous avons encore le bleu pour lequel on meurt. C’est une couleur qui vaut la peine d’être étudiée par les jeunes gens, et qui produit des effets bien curieux. C’est ce bleu-là qui colore une partie du drapeau français. Et, à certaines époques de notre histoire, il paraît avoir quelque peu déteint jusque sur les uniformes de nos soldats, sur ces vieux uniformes râpés qui ont fait le tour de l’Europe ; et, chose bizarre, plus ils étaient râpés, plus la couleur apparente en était passée, plus ce bleu-là, qui se trouvait probablement dans la corde, ressortait avec énergie.
 

De quel éclat brillaient dans la bataille

Ces habits bleus par la victoire usés,

 

a dit quelque part Béranger, encore un démodé. Ce bleu-là, pour lequel les hommes se font tuer avec enthousiasme, jeunes et vieux, gens sérieux et écervelés, en dépit de toute logique et de tout raisonnement, on en retrouve plus ou moins, en cherchant bien, dans les drapeaux de tous les peuples qui se disent civilisés, et il y avait un peu, de ce même bleu, croyez-moi, dans l’œil de Napoléon… Mais c’est à vous la pose… j’en ai quatre-vingt-douze et vous vingt-et-un… Je vous engage à soigner votre jeu. »

Nous laissâmes donc ce sujet pour nous appliquer uniquement à la marche de la partie.

Après une défaite facile à prévoir, nous prîmes congé du vieux héros avec déférence, aussi peu avancés qu’auparavant. Le respect dû à ses cheveux blancs nous empêcha d’entamer avec lui la discussion de ses croyances, mais on voit bien qu’elles étaient celles d’un homme affaibli par l’âge, glorieux débris, d’ailleurs, d’une autre époque.

En effet, comme le fit fort judicieusement observer mon savant ami le docteur Rénal, il est banal de dire, tellement cela est aujourd’hui reconnu de tous, que le patriotisme est la dernière folie épidémique qui subsiste encore dans notre siècle de raison. Il y a même là une anomalie vraiment étrange, qui tend du reste à disparaître. À mesure que les voies de communication se sont ouvertes à la surface de la terre et que des intérêts communs se sont créés parmi les hommes, le cercle auquel se limite l’idée de patrie s’est élargi, et, en même temps que ses limites se sont éloignées du centre, elles sont devenues de moins en moins sensibles pour nous. Il s’élargira encore, et l’amour du clocher natal, l’attachement routinier aux lieux qui ont abrité notre enfance, ce préjugé suranné, antilibéral et antidémocratique, se fondra peu à peu dans un cosmopolitisme bien compris, sorte d’abstraction vague et sans poésie, mais qui a pour elle cette force absurde qu’on appelle la logique, et cette justification suprême qu’on appelle l’avenir. Ainsi sera-t-il.
 

*

 

Les deux hypothèses que j’avais émises n’étaient pas encore épuisées : il nous restait à fouiller la voûte du ciel. Mais, comme je l’ai fait remarquer, elle est un peu haut, et, de plus, nos échecs successifs nous avaient rendus timides. Presque certains d’avance de rester incompris, nous n’avions qu’un empressement modéré pour aller consulter soit les aérostiers, soit les astronomes de profession qui passent vulgairement pour compétents dans la matière.

Un jour, j’interrogeai, avec toutes sortes de précautions adroites, un physicien de mes amis, attaché à l’Observatoire. Mais il m’interrompit dès les premiers mots, en me disant que le bleu du ciel n’existe pas, que c’est là une simple illusion d’optique due à l’épaisseur de notre atmosphère.

« Cela est évident, ajouta-t-il, et vous devriez le savoir aussi bien que moi.

– Que ce soit vrai, je ne le conteste pas, mais cela n’est pas si évident que vous le dites, car, à mesure que l’on s’élève sur les montagnes, l’épaisseur de la couche d’air qui se trouve au-dessus de vous diminue, et en même temps la couleur bleue du ciel devient de plus en plus vive.

– Il n’y a là qu’une simple question de raréfaction de la vapeur d’eau dans les couches supérieures de l’atmosphère, combinée avec l’obscurité du vide interplanétaire, me dit l’astronome, en levant les bras avec le plus profond mépris. En réalité, cette coloration n’existe pas plus que le ciel lui-même, qui n’est qu’une expression figurée pour désigner la sphère fictive sur laquelle on projette les astres. »

La patience m’échappa.

« Cette apparence n’est pas plus fictive que celle de n’importe quel autre objet, criai-je, en me fâchant à mon tour. Les paysans de chez nous, qui ne projettent rien du tout, et les habitants de la plus grande partie de la terre, qui n’en font pas davantage, voient le ciel au-dessus de leurs têtes, et ils vous riraient au nez si vous leur disiez qu’il n’existe pas. Il faudrait le laisser au moins à ceux-là. D’ailleurs, qu’importe que le ciel existe ou non en réalité ? Nul ne peut dire si aucune chose existe d’une façon objective telle que nous la voyons avec nos moyens subjectifs. Nous serons bien avancés quand nous aurons démontré l’inanité de tout ce qui nous semble réel, sans pouvoir rien mettre à la place ! La belle besogne que de démeubler cet univers que le Créateur nous avait donné si beau et si paré ! Êtes- vous bien sûr que le décor avec lequel vous garnirez, à grands frais, le fond du théâtre de la vie, vaudra celui que la Nature nous avait offert pour rien ? Mettrez-vous même quelque chose à la place de celui-ci ? Vraiment, si nous n’étions pas des savants de profession, ce serait à dégoûter de la Science ! »

Et je sortis en tapant la porte, laissant l’astronome scandalisé.

Rénal, qui m’avait attendu dans la rue, sûr d’avance de mon insuccès, se moqua de moi, et nous nous en allions au hasard, complètement désorientés, lorsque nous nous trouvâmes nez à nez, dans la cour de la Sorbonne, avec le Révérend Père Polyxène, le grand orateur sacré, dont les sermons ont un moment occupé tout Paris, où ils auraient provoqué une recrudescence de foi religieuse si notre époque pouvait se passionner pour des questions de cet ordre.

La conversation, engagée par politesse sur un sujet banal, fut ramenée involontairement par nous sur notre thème favori. Nous confiâmes au père Polyxène nos déceptions et nos espérances.

« Nous ne comptons trouver auprès des astronomes de l’Observatoire aucune indication utile. Et pourtant, ajoutai-je, le bleu de notre ciel n’est-il plus le même que celui d’autrefois et ne pensez-vous pas que la religion du moyen âge y trouvait cette nuance dont on meurt ? N’était-ce pas ce même ciel que contemplaient les moines d’alors du fond de leurs cloîtres, à travers ces vieux vitraux d’un bleu si intense et si riche dont le secret de fabrication est perdu, et cette contemplation ne finissait-elle pas par les ravir en extase dans les espaces infinis, au-dessus du monde et du bruit humain ? N’était-ce pas sur ce ciel encore que les croisés, partis pour la Terre-Sainte, croyaient voir leur étoile les guidant du côté de l’Orient ? Et n’est-ce pas vers lui que se tournaient les yeux des martyrs au commencement de l’ère chrétienne ? »

Le R. P. Polyxène est non seulement le prêtre vénérable et l’orateur éminent que l’on sait, mais encore un homme du meilleur monde, imbu des idées les plus larges. Il nous comprit à demi-mot, ce que n’avait encore fait personne, et sourit tristement :

« Je suis heureux, mes amis, nous dit-il, de voir dans notre siècle pratique des hommes de science se préoccuper de pareils sujets. Mais la matière vous manquera. On ne meurt plus du bleu. On meurt d’anémie, d’indigestion, de péritonite, du choléra, de la dysenterie, de la névrose, de la fièvre typhoïde, ou même de maladies diversement colorées, telles que la variole noire, la fièvre pourprée, la rougeole ou la jaunisse. En cherchant bien, peut-être trouverait-on encore quelques cas isolés de lèpre blanche ou de peste noire, quoiqu’ils soient devenus très exceptionnels et que les étrangers se les réservent. Tous les journaux du matin et du soir vous donnent chaque jour le nombre des décès dus à ces différentes affections. Mais avez-vous jamais vu dans aucun d’eux une seule mort attribuée à la cause dont vous parlez ? Ce n’est pas une maladie de notre temps. Non seulement le bleu des vitraux qu’on fait aujourd’hui n’est plus le même que celui des vitraux anciens, mais le bleu du ciel lui-même a changé. La fumée des machines à vapeur l’a terni. Et ce sont peut-être aussi les yeux des hommes qui ont changé et qui ne savent plus voir le bleu dont on meurt. D’ailleurs, cet « on » est un peu vague. Qui entendez-vous y comprendre ? Il est possible que le même bleu qui aurait pu faire mourir les fervents d’autrefois ou les héros des Croisades soit maintenant sans aucun effet sur les sceptiques du XIXe siècle. Cela me semble même évident, à tel point que vous ferez bien de poser votre problème dans d’autres termes. Mais pardonnez-moi si je vous quitte : je prêche à Notre-Dame et je n’ai ce matin que le temps de m’y rendre. »

Et il nous quitta, avec un salut plein d’une onction compatissante, nous laissant aussi incertains qu’auparavant.
 

*

 

Le lendemain, en déjeunant, Rénal me dit :

« Nous faisons fausse route, avec tes imaginations sur le ciel et autres billevesées. Ce sont des restes de rêvasseries spiritualistes qui n’ont plus aucune actualité. Au lieu de nous attarder à fouiller les débris du passé, dont notre contemplation et nos regrets ne pourront jamais rien tirer, adressons nous à la Science, seul guide de l’esprit moderne, et voyons si l’avenir, dont elle est la reine, ne nous réserve pas le secret que nous cherchons.

Mais, pour cela, il ne faut négliger aucun moyen de nous éclairer : rien ne nous empêche de joindre à nos lumières celles des gens les plus propres à nous mettre sur la voie, par exemple celle de Japié, le grand maître de la chimie moderne. Il est aujourd’hui à son laboratoire du Collège de France. Allons-y.

– Allons-y, » répondis-je, sans conviction.

Et nous nous mîmes en route.

Nous trouvâmes l’éminent professeur dans son laboratoire. Coiffé d’une calotte de velours et vêtu d’une robe de chambre que recouvrait à demi un grand tablier de chimiste, il surveillait d’un œil attentif les modifications du contenu d’une cornue chauffée par un petit fourneau à réverbère et dont le col se prolongeait par un tube conduisant les produits de la distillation dans un appareil extrêmement compliqué.

L’ayant salué avec respect, nous prîmes la liberté de lui exposer le plan général de nos travaux et de lui donner lecture complète du programme de notre futur ouvrage.

Il eut la bienveillance de nous écouter, puis, après avoir toussé, il nous dit :

« Votre idée ne manque pas d’un certain intérêt, bien qu’elle soit formulée d’une manière qui, à mon avis, laisse un peu à désirer au point de vue de la méthode. Mais, jusqu’à présent, vous avez suivi une marche défectueuse et vous avez mal choisi les objets de votre analyse.

Le bleu du ciel, pas plus que le ciel lui-même, n’existe en réalité ; je n’ai pas besoin de vous le dire. Et quant au reste, que venez-vous me parler d’art, de religion, et autres choses du même ordre ? La Religion ? Il y a longtemps que la Science a fait justice de cet amas de rubriques accumulées par l’ignorance et le fanatisme d’un autre âge. L’Art ? Un ensemble de routines et de procédés empiriques obtenus par tâtonnements, à des époques où la méthode scientifique n’existait pas. Le dernier mot en a d’ailleurs été résumé, en une seule leçon, dans l’Équation du Beau, dont l’auteur est M. Lagout, le savant ingénieur des Ponts et Chaussées, inventeur de la tachymétrie. Il n’y a, dans tout ce bagage suranné d’anciennes routines, rien qui mérite d’arrêter plus d’un quart d’heure un esprit vraiment sérieux.

Selon toute probabilité, étant donné le but que vous vous proposez, c’est par l’étude des dérivés du cyanogène qu’il serait le plus rationnel de commencer. La plupart de ces dérivés sont extrêmement toxiques, et parmi eux il y en a plusieurs qui présentent une belle coloration bleue. Certains d’entre eux tuent par simple inhalation. La Science, il est vrai, ne connaît encore aucun corps qui tue par simple vue, mais elle en connaît dont l’odeur suffit à provoquer la mort. Le mode d’absorption qui se fait par le nez est certainement différent de celui qui pourrait s’opérer par les yeux, mais enfin, bien qu’aucun exemple de pareils faits n’ait jamais été constaté jusqu’à ce jour, la chose n’est pas a priori impossible à concevoir et il peut être intéressant d’étudier la question.

D’ailleurs, peu importe que le but proposé soit ou non réalisable : c’est en cherchant la solution de problèmes souvent insolubles que les expérimentateurs sont arrivés par hasard à la plupart des grandes découvertes de la chimie. L’essentiel est de travailler et de chercher. Travaillez donc, et faites des recherches ; il en restera toujours quelque chose. Quand vous aurez trouvé la matière dont vous parlez, ou tout autre corps nouveau, ne manquez pas de m’en envoyer un échantillon et je l’analyserai, bien entendu avec toutes les précautions que pourront comporter ses propriétés toxiques. Je serai heureux de vous aider dans votre tâche en appliquant aux substances que vous aurez découvertes les procédés d’analyse perfectionnés, infiniment supérieurs à tous les autres, que j’ai récemment introduits dans la chimie. Tout l’honneur m’en revient, par parenthèse, bien que mes savants collègues le professeur Kochheimer, de Heidelberg, le professeur Axel, de Lünd, et le docteur Allan Beek, de Caërmarthen, sans parler de plusieurs autres moins connus, aient cherché simultanément, chacun dans leur pays, à m’en disputer la priorité. Le temps fera justice de leurs prétentions. »

Sur ce, l’illustre Japié nous salua de la main sans cesser de porter son attention sur sa cornue, et s’excusant, pour ne pas nous reconduire, sur l’impossibilité d’interrompre sa surveillance, il nous fit comprendre que l’entrevue était terminée.
 

*

 

Après ces essais infructueux, force nous fut de reconnaître que l’objet de nos recherches n’existait pas dans notre civilisation d’Europe. Puisque ni l’Art, ni l’Amour, ni la Foi, ne sont plus en état de le fournir, et que la Science, qui les a tués, n’est pas encore capable de les remplacer sous ce rapport, il était inutile de chercher autour de nous. Nous n’avions donc qu’à revenir à notre idée primitive et à chercher si, dans d’autres contrées moins avancées ou plus favorisées par la nature, nous ne pourrions pas mieux réussir. Mais, Rénal persistant dans sa prédilection pour les pays tropicaux et moi dans la mienne pour les pays du Nord, nous décidâmes, afin de trancher le différend, de nous en rapporter à l’expérience de M. de Stanza, le grand explorateur, que ses voyages scientifiques, si féconds aussi bien pour la science pure que pour l’histoire de l’humanité, ont mis en évidence depuis plus d’un demi-siècle.

Il nous reçut avec la bonne grâce qui lui est habituelle, dans sa curieuse maison où les plus beaux bronzes de la Chine sont entassés près des marbres antiques et des fragments de poteries aztèques, et où les kakémonos japonais étalent leurs fraîches couleurs à côté des papyrus noircis de la vieille Égypte. Nous lui exposâmes ce que nous attendions de lui.

« Assurément, dit Rénal, nous ne pensons pas que vous puissiez nous renseigner d’une manière exacte sur le lieu où nous trouverons la précieuse substance, puisque précisément son gisement est encore inconnu. Mais nous avons eu l’idée de recourir à votre haute expérience pour nous indiquer dans quelle partie du monde nous avons, autant qu’il est possible de le préjuger, le plus de chance de la découvrir. Devons-nous aller au pôle ou à l’équateur, dans les pays les plus sauvages ou les plus civilisés, dans l’Ancien ou le Nouveau Monde ? La vie humaine a des bornes, et l’Univers est si grand que nous ne saurions songer à l’explorer dans tous les sens. C’est à peine si une longue carrière comme la vôtre, remplie par une incomparable activité, peut suffire pour acquérir une connaissance générale des principales régions du globe que nous habitons. Et nous, qui voulons faire de minutieuses recherches, nous devons nécessairement nous limiter à un coin bien restreint. »

Il haussa légèrement les épaules et nous dit avec une ironie mêlée de tristesse :

« Allez où vous voudrez ; les voyages forment la jeunesse. Entrepris dans les pays chauds, ils sont aussi très bons pour guérir les rhumatismes des gens qui en ont, ou pour en donner à ceux qui n’en ont pas. Mais, quant à ce que vous cherchez, je crains bien que vous ne le trouviez pas plus ailleurs qu’ici.

– Nous avions pensé à l’Inde, hasarda timidement Rénal.

– Voilà déjà plusieurs années que je n’y suis passé. C’était à une époque où la civilisation européenne n’y avait pas encore pénétré autant qu’aujourd’hui. J’ai vu la vallée du Gange, Agra, Delhi, et aussi le bassin de l’Indus, Lahore et l’Himalaya. J’ai parcouru également le Dekkan et la péninsule méridionale. À Bénarès, la ville sainte, sur les marches de l’escalier sacré de Madhoray Ghât, dont les cent marches, usées par les genoux des pèlerins, conduisent à l’emplacement où se trouvait jadis le temple de Vichnou, le plus ancien sanctuaire du culte des Vaichnavas, j’ai vu le dernier fakir. Sa barbe blanche, son visage noirci, ridé par les années et les privations, disaient sa vieillesse et ses austérités. Les brahmanes plus jeunes le saluaient avec respect. Pareil lui-même à une statue de bronze, il se tenait debout sur les marches blanches du temple sacré, dans la lumière éclatante du grand soleil de l’Inde. Il vendait aux étrangers des lorgnettes, des bijoux mahrattes fabriqués à Marseille et des photographies de monuments indous faites sur place, ce qui est pis.

Près de Gwalior, la vallée sacrée de l’Ourwhaï, sanctuaire du vieux culte jaïna, a été comblée par les remblais d’une route que les ingénieurs anglais ont construite et pour lesquels on a employé comme matériaux les statues colossales des Tirtankhars, les saints du jaïnisme, dont les temples souterrains s’ouvraient au fond de la vallée.

– Puisque les pays chauds ne peuvent nous satisfaire, peut-être serions-nous plus heureux dans les régions du Nord, dis-je à mon tour.

– J’ai vu aussi la Suède, reprit M. de Stanza. Dans ses lacs, qu’encadrent des rochers sombres, les nixes et les ondines se sont évanouies, chassées par les roues des bateaux à vapeur ; et lorsque les voyageurs que portent ceux-ci voient de loin, à la surface des eaux, un remous insolite, ce ne sont plus comme autrefois les femmes-cygnes qui plongent à leur approche : on explique cela maintenant par des lames de fond ou par toute autre théorie absurdement scientifique. Aussi, voyez le résultat : les trois Nornes, Urda, qui savait le passé, Yerdandi, pour qui le présent n’avait pas de secrets, et Skulda qui lisait à livre ouvert dans le mystérieux avenir, sont devenues à jamais des étrangères pour nous. La fumée des usines de la Dalécarlie a rendu le Walhalla tellement inhabitable qu’Odin a déménagé, sans laisser sa nouvelle adresse. En même temps a disparu Freya, dont les beaux yeux se sont éclipsés, et avec eux le bleu pour lequel auraient voulu mourir les dieux. Disparues aussi les Walkyries, dont le regard bleu soutenait les guerriers dans les combats et les aidait à vaincre et à mourir.
 
 

 

– Il ne nous reste plus que les pays froids qui ne sont pas dans le Nord, les pays très montagneux par exemple, insinuai-je.

– Ceux-là ne valent pas mieux que les autres. En Suisse, les Alpes portent toujours leurs blancs manteaux de neige, interrompus par des crevasses où la glace montre sa transparence verte et bleue ; mais les parois de ces crevasses-là ne sont plus les murailles de cristal du palais de la Vierge des glaciers, ce sont de simples blocs figés suivant une loi de physique. Au-dessus de ces glaciers s’élèvent çà et là des rochers noirs et nus, dont les pointes aiguës percent la nappe immaculée. Leur profil escarpé se voit de loin, et leur flanc badigeonné porte un écriteau apprenant aux amis de la nature que le meilleur chocolat est celui que fabrique Ph. Suchard, de Neufchâtel.

Cette inscription se retrouve partout, peinte en rouge, en jaune, en vert, souvent même en bleu. Mais ce bleu-là n’est pas encore celui dont on meurt ; et même, paraît-il, ces deux couleurs sont incompatibles : le voisinage de l’une suffit pour chasser l’autre à tout jamais d’un pays.

Croyez-moi, le monde est grand, mais il est trop petit pour contenir à la fois la civilisation moderne et la poésie d’autrefois. »
 

*

 

Ce dernier insuccès ne nous a pas découragés, car, lorsque l’on se propose un but aussi élevé que le nôtre, le découragement est interdit, mais cependant il nous a plongés dans l’indécision et nous avons suspendu provisoirement le cours de nos recherches.

Si le doute était permis en matière scientifique, je serais tenté d’y céder et de dire, comme les ignorants : Après tout, il ne faut demander à la science que ce qu’elle peut nous donner. À quoi bon prendre tant de peine pour analyser par le menu ce que l’on sent en soi ! La plus belle prérogative de l’esprit humain est précisément de pouvoir arriver sans analyse, sans raisonnements scientifiques, sans calculs préalables, aux idées sublimes. Les siècles passés, antérieurs aux méthodes scientifiques, l’ont bien prouvé. Pourquoi méconnaître cette faculté merveilleuse et refuser de nous en servir ? Le moindre mouvement spontané vaut souvent mieux que les plus savantes combinaisons.

La Science humaine a et aura toujours forcément des bornes, quelque avancée qu’elle soit et à quelque époque de son évolution qu’on la prenne, tandis que l’idéal n’en a pas. La méthode scientifique demande des efforts considérables et des études préparatoires, et, malgré tout, elle n’est jamais que l’accumulation de moyens humains. Le rêve, lui, se dégage des entraves de la matière et atteint du premier coup, sans efforts, aux plus hautes sublimités de l’infini. Il n’est lié ni par le temps, ni par l’espace, ni par la matière. Incontestablement il va plus haut : va-t-il moins sûrement ? C’est encore une question.

Quel sera le dernier mot de la Science, le but suprême auquel arrivera l’humanité, au terme de l’ère de progrès vertigineux où elle est engagée d’une marche que rien ne peut plus arrêter ? Peut-être, dans plusieurs siècles, quelque savant de l’avenir, plus hardi que les autres et exceptionnellement bien doué, arrivera-t-il, après une vie d’études, à déduire de laborieux calculs ce que de tout temps les ignorants et les humbles ont deviné d’eux-mêmes, mais ce que l’humanité d’alors aura oublié, et il inventera le spiritualisme.

Cette notion divine de l’idéal, que nous portons tous en nous, mais que le travail de notre génération et de celles qui le suivront aura réussi à détruire chez les hommes, peut-être alors quelques privilégiés parviendront-ils, à force d’érudition et de mathématiques, à l’entrevoir au bout de leurs équations. Ce sera la grande victoire, l’apothéose de la Science.

Ne sera-ce pas plutôt l’aveu de sa défaite et l’hommage que le savoir humain rendra à l’inspiration divine, le triomphe du rêve, qui a des ailes, sur le raisonnement qui ne peut s’élever qu’en construisant péniblement des pyramides et des échafaudages ? Peut-être sera-ce le commencement de cette nouvelle ère de foi et de lumière que l’Edda prévoit après la nuit du Ragnarok.

Peut-être l’humanité, après avoir décrit un cercle, se trouvera-t-elle ramenée à son point de départ, réalisant ainsi l’antique symbole du serpent enroulé sur lui-même ou l’emblème mystique du double triangle entouré d’un cercle, le treya des Arabes, le vingt-deuxième arcane des Égyptiens, qu’on retrouve sculpté dans les pagodes indiennes, d’où il a passé chez les Chaldéens, chez les Persans et chez les kabbalistes du moyen âge. S’il faut en croire les Chélas de l’Inde actuelle, disciples de la science ésotérique, ce signe représente l’évolution matérielle et spirituelle du monde. Nous pouvons admettre que l’apogée de la Poésie, celle de la Foi, celle de la Vérité, seraient alors représentées par les sommets du triangle. Après en avoir fait le tour, on se voit ramené au point de départ.
 

*

 

En attendant que tout cela soit éclairci, ce qui n’arrivera point de sitôt, nous n’avons pas trouvé, Rénal et moi, pour la livrer à la science, la matière première qui doit servir à nos expériences.

Il se peut que plus tard nous tentions, malgré les renseignements défavorables que nous avons recueillis jusqu’à ce jour, d’aller chercher dans quelque pays lointain, encore fermé à notre civilisation européenne, un peu de ce bleu dont on meurt. Si nous le découvrons, nous ne manquerons pas d’en envoyer un notable échantillon à l’illustre professeur Japié, de l’Institut, pour qu’il en détermine la composition chimique, mais il est à craindre qu’il ne trouve au fond de son creuset qu’un peu de cendre commune ou même que tout résidu fasse complètement défaut et que la précieuse substance ne se prête pas à l’analyse.

Voilà comment l’Académie des sciences est toujours privée de notre rapport et comment nous n’avons pas jusqu’ici, mon savant ami Rénal et moi, conquis l’immortalité.
 
 

 

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(Édouard Blanc, in Les Lettres et les arts, revue illustrée, deuxième année, tome quatrième, 1er novembre 1887 ; cette nouvelle a été reprise dans le recueil Chasses à l’impossible, Paris : Calmann Lévy, 1889. Les illustrations de Guillaume Dubufe fils sont extraites de la parution en revue)