M. Solon, physicien et chimiste, homme d’un grand savoir, fut appelé, à la suite de la mort d’un de ses amis, dans un château d’Allemagne, pour dresser le catalogue d’une très ancienne bibliothèque.

Quelle ne fut pas sa joie d’y retrouver un manuscrit inédit de Paracelse, qui traitait de l’étude à laquelle il avait voué sa vie. M. Solon, en effet, tentait depuis des années, dans son pauvre appartement de Paris, de refaire l’œuvre de la nature, de créer avec de la matière un être vivant ayant la forme et la pensée d’un homme.

Or, cette chimère, qui était celle de Paracelse, elle était réalisable, possible ; le grand homme l’affirmait, en donnait la formule dans ce manuscrit qui datait de la fin de ses jours.

M. Solon repartit pour Paris, emportant sa précieuse trouvaille et se remit au travail. Il resta enfermé dix ans dans son cabinet, penché sur un automate, dont chaque pièce était un miracle d’imitation. Cet automate représentait un jeune homme dans la force de l’âge ; il avait donné à son corps d’harmonieuses proportions, à son visage une extrême beauté.

Enfin, un jour, le savant trouva le mouvement et la vie, et l’automate se mit à marcher.

C’était un premier résultat appréciable. Mais Paracelse disait qu’on pouvait en atteindre un plus grand et M. Solon passa encore trois ans, tenant dans la main le cerveau de son automate pour lui donner la pensée. Il l’avait provisoirement habillé d’une livrée de domestique, estimant qu’il serait inconvenant qu’on voie un personnage nu se promener dans l’appartement d’un vieux savant.

M. Solon était pauvre, il n’avait aucun serviteur ; il ouvrait lui-même sa porte. Un jour que, découragé, il avait remis le cerveau dans le crâne de l’automate et qu’il lisait devant son feu, quelqu’un sonna.

« Va ouvrir et fais entrer, » dit en plaisantant M. Solon à son compagnon inanimé.

Et voilà que l’automate se leva et alla ouvrir la porte.

Sans qu’il s’en doutât, une pression imperceptible, une goutte d’eau ajoutée avait donné à l’automate la précieuse faculté de penser.

M. Solon donna à l’automate toutes sortes d’ordres que celui-ci exécuta immédiatement. Il le fit mettre à quatre pattes, il le fit danser et la parole lui vint. Mais l’automate ne disait que des choses que le savant savait, qu’il lui suggestionnait. Il n’avait pas de personnalité, de volonté. L’affirmation de Paracelse était pourtant formelle. Il fallait aller plus loin encore.

« Je ne révélerai ma découverte au monde que lorsque mon personnage sera complet, et ma gloire sera d’autant plus grande, se dit M. Solon. Donnons-lui la volonté. »

Il chercha encore deux ans inutilement.

Un de ses amis de l’Institut l’invita sur ces entrefaites à une soirée mondaine.

M. Solon trouva plaisant d’amener son automate dans le monde. Il acheta un habit, des souliers vernis, tout ce qu’il fallait, et il partit avec lui, lui ayant appris les formules de politesse qu’il convenait de savoir.

« Quel étonnement dans le monde, quand je raconterai tout cela, » pensait-il.

L’automate obéit passivement aux ordres du savant, salua, remercia, but du champagne.

« C’est mon filleul, » disait M. Solon.

Et chacun venait le féliciter de la beauté et de la distinction du jeune homme.

Mais, vers le milieu de la soirée, une jeune femme passa près de l’automate et le regarda avec un sourire.

La surprise du savant fut grande quand il vit l’automate se détourner et suivre la jeune femme dans la foule. Il le perdit de vue et, quand il le retrouva, une heure après, il était dans un petit salon écarté, près de la jeune femme qu’il avait suivie. Il lui parlait avec animation, et celle-ci l’écoutait complaisamment, avec un mélange de trouble et de plaisir.

« Voilà qui est merveilleux, » pensa M. Solon.

Il s’approcha et sa surprise augmenta quand il entendit les propos que disait l’automate.

« Il me semble que j’existe seulement depuis le moment où je vous ai vue. Avant, j’accomplissais sans penser les actions de la vie, comme un ridicule automate. Je vous aime et je veux vous épouser. »

Ces paroles banales prenaient un grand charme à cause de leur vérité. Mais M. Solon effrayé, intervint, balbutia des excuses et emmena l’automate.

Il était tard, ils rentrèrent.

M. Solon fit alors de sévères observations sur la conduite inconsidérée de l’automate. Et comme il le menaçait de lui faire reprendre son premier rôle de domestique, celui-ci le gifla.

M. Solon sentit la dureté de ces doigts qu’il avait fabriqués avec tant d’art.

« Mon œuvre est réalisée, songea-t-il ; je lui ai donné la volonté, mon automate est libre. Demain, je réunirai tous les savants que je connais et je leur expliquerai ma découverte, qui est la plus grande qu’on ait jamais faite. »

Mais, le lendemain, l’automate était parti, emportant le peu d’argent que possédait M. Solon.

La douleur du savant fut immense. Il erra plusieurs jours et plusieurs nuits, cherchant son œuvre perdue. Puis il l’attendit chez lui en pleurant. Et ce n’était pas la gloire qu’il regrettait. Il aimait cet automate comme son fils et c’était son cœur paternel qui souffrait.

Il vieillit, il devint très pauvre. Ses amis l’abandonnèrent peu à peu. On disait de lui que ses facultés s’étaient affaiblies.

Une nuit qu’il regardait la sortie de l’Opéra dans le confus espoir de voir passer l’automate, il vit, donnant le bras à une élégante jeune femme, un personnage en habit, d’une grande beauté, dans lequel il reconnut l’être qu’il avait créé. C’était bien lui ; à peine si une certaine raideur dans ses mouvements pouvait rappeler qu’il était, non un être vivant, mais un automate.

M. Solon poussa un cri de joie et s’élança, les bras tendus.

L’automate l’arrêta d’un geste glacial.

« Vous avez à me parler, dit-il. Venez dans mon hôtel. Mais comme ma voiture ne saurait nous contenir tous les trois, montez à côté de mon cocher. »

Et le savant obéit. Il apprit, chemin faisant, du cocher que l’automate avait épousé une très riche comtesse du faubourg Saint-Germain, qu’il avait fait une carrière brillante dans la diplomatie et qu’à cause de son allure correcte, régulière, un peu automatique, on avait reconnu en lui de brillantes facultés de représentation et qu’il venait d’être nommé ambassadeur de France à Londres.

M. Solon entra dans un riche hôtel et, une fois seul avec l’automate, il laissa éclater l’amertume de son cœur :

« Quoi ! dit-il, je t’ai créé lentement, de ma pensée et de mon effort. Chaque goutte de ton sang est une journée de ma vie. Et voilà comment tu me remercies. Tu m’abandonnes et, le soir où je te retrouve, tu me fais monter à côté de ton cocher, comme un serviteur. Mais je vais me venger cruellement. Je vais apprendre à tous mon secret, dire que tu n’es qu’un automate et te faire enfermer dans un musée. »

L’automate haussa les épaules en souriant.

« Vous êtes pauvre et j’ai pitié de vous. Vous viendrez à l’ambassade avec moi. Vous revêtirez une livrée semblable à celle que vous m’avez fait revêtir jadis, vous ouvrirez la porte, vous m’obéirez, vous serez pour moi l’automate, comme je l’ai été pour vous. »

Le savant s’enfuit, indigné. Et il se rappela alors, en le regrettant amèrement, qu’en faisant son automate, il lui avait mis une petite pierre au milieu du cœur.

Les journaux annonçaient quelques temps après que M. Solon avait été enfermé à cause d’une étrange folie. Il prétendait que l’ambassadeur de France en Angleterre n’était pas un homme vrai, mais un être de sa fabrication.

L’automate mourut l’hiver suivant. Le froid fut très rigoureux. La pierre qu’il avait dans le cœur se fendit.
 
 

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(Maurice Magre, in Messidor, première année, n° 8, vendredi 8 février 1907)