La Porte ouverte est heureuse de partager aujourd’hui deux articles qui nous paraissent éclairer d’un jour nouveau la genèse de Sherlock Holmes.
Le premier texte a été publié à l’occasion de la mort du docteur Joseph Bell (2 décembre 1837 – 4 octobre 1911), ce médecin écossais dont Conan Doyle s’est largement inspiré pour créer le personnage de Sherlock Holmes. Il reprend principalement des anecdotes illustrant la méthode déductive du professeur Joe Bell, la primeur de cette révélation revenant à l’article de Dr Harold Emery Jones, « The original of Sherlock Holmes » (Collier’s Weekly, 9 janvier 1904).
Le second nous paraît beaucoup plus intrigant. Hirayama Yuichi (1) est le premier à avoir signalé un très curieux article de Takata Gi-ichiro, paru au Japon dans Hanzaigaku Zasshi [Le Magazine de criminologie], volume 4, n° 1, en janvier 1931. Intitulé « Le Modèle de Sherlock Holmes, » il est présenté comme la traduction d’un « article intéressant » offert à ses lecteurs. Mais, relevant, à juste titre, un certain nombre d’incohérences dans le cours du récit, Hirayama Yuichi met en doute son authenticité et avance l’hypothèse qu’il s’agit, selon toute vraisemblance, d’un pastiche du soi-disant traducteur.
Or, il s’avère qu’il s’agit bien d’une traduction, plus exactement de la traduction écourtée (2) d’un article publié initialement en français dans l’hebdomadaire Détective, sous le titre : « Si Sherlock Holmes… » Cet article, signé John Berby, est paru quinze jours après la mort de l’écrivain ; il se présente comme un témoignage de première main : une interview que lui aurait accordée Sir Arthur Conan Doyle dans sa propriété de Bignell Wood, en 1929.
Certes, on ne saurait entièrement écarter l’hypothèse que cette interview supposée soit une œuvre de pure fiction, mais il paraît peu problable que John Berby se soit livré à cette supercherie posthume : collaborateur régulier à Détective entre 1929 et 1935, il en fut le correspondant attitré à Londres. Sans doute conviendrait-il plutôt d’attribuer les inexactitudes qu’on peut y relever au laps de temps qui s’est écoulé entre l’interview de Doyle et la rédaction de l’article.
Si, comme Berby semble le laisser entendre, l’article a effectivement été écrit un an après la rencontre avec Conan Doyle, cela suffirait à en justifier les approximations. Ainsi pourraient s’expliquer l’orthographe aléatoire des noms propres, Joe Bell devenant John Bell, le curieux statut de Bell, présenté comme condisciple de Conan Doyle, alors qu’il était professeur, ou encore la confusion paronymique entre Eton et Aston : en effet, d’après Berby, l’épisode rapporté par Conan Doyle se serait déroulé à Eaton [sic, pour Eton ?], alors qu’il conviendrait plus logiquement de placer la scène à Aston, où Conan Doyle a résidé entre 1878 et 1881.
Malgré ces zones d’ombre, et les réserves légitimes qu’elles peuvent inspirer, l’article de John Berby a néanmoins le mérite de nous livrer un chapitre inédit des débuts de Conan Doyle, et de mettre en scène une enquête du détective Bell.
On en retiendra surtout deux précieuses indications, qui mériteraient sans doute de faire l’objet d’une investigation plus approfondie. Ainsi, à en croire John Berby, c’est un ami de Bell nommé Burns, qui aurait servi de modèle au docteur Watson, et c’est une affiche de music-hall, annonçant la représentation de « l’illusionniste Sherlock, maître du mystère » et du « calculateur Holmes, » qui aurait fourni à Conan Doyle le nom choisi pour son héros.
Pour pouvoir authentifier le récit de John Berby, deux pistes restent à explorer : arriver à trouver mention, dans la presse de l’époque, du suicide d’un étudiant nommé William Parrett, – ou, à défaut, mettre en évidence l’existence effective de ses deux principaux protagonistes : Will Parrett et Mabel, la fille du professeur Whirill ; ou bien encore retrouver trace de Sherlock le magicien et de Holmes le calculateur. Nul doute que les membres du très éminent cercle holmésien auront à cœur de reprendre l’enquête et de résoudre cette nouvelle énigme.
MONSIEUR N
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(1) Cet article, présenté et traduit en anglais par Hirayama Yuichi dans The Shoso-in Bulletin, volume 13, 2003, a été repris dans East Wind Coming, A Sherlockian Study Book, MX Publishing, 2013.
(2) La traduction de Takata Gi-ichiro reprend très fidèlement l’épisode de l’enquête autour du suicide de Parrett à Eton ; on relèvera néanmoins quelques différences notables dans l’orthographe des noms, entre l’article de Détective et sa traduction. Ainsi, Wil Parrett est orthographié Will Parett, Burns devient Barnes, et Mabel Whirill devient Mabel Firill.
L’introduction a été entièrement omise, et la conclusion de l’article écourtée : elle mentionne ainsi l’anecdote au cours de laquelle Bell aurait trouvé le nom de Sherlock Holmes sur une affiche de music-hall de Picadilly, sans toutefois préciser les deux artistes qui sont censés l’avoir inspirée.
LE VÉRITABLE SHERLOCK HOLMES
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Il n’y a aucune nouveauté à prétendre que la plupart des héros de romans célèbres ont existé en chair et en os. Les lettres contemporaines abondent en nécrophages patients, armés de loupes, et qui cherchent, dans la poussière des correspondances privées, toutes les particularités relatives à la vie d’un auteur défunt. Leurs fiches une fois constituées, ils s’amusent à appareiller les personnes que l’écrivain fut amené à fréquenter avec les créatures fictives issues de son cerveau.
Il est moins fréquent de voir un homme encore pourvu de toutes ses facultés, admiré pour son savoir et son esprit, se promener dans la vie en souriant, nullement incommodé par la curiosité de ses contemporains qui disent sur son passage, en le montrant du doigt : « Voici l’original du héros de plusieurs romans les plus connus du monde entier. »
Or ce fut précisément le cas du docteur Bell, qui vient de mourir à Mauricewood, en Écosse, et qui professa la chirurgie à la Royal Infirmary d’Édimbourg, où il eut comme élève Sir Arthur Conan Doyle, alors étudiant en médecine.
On a écrit que si le jeune carabin lâcha le scalpel pour la plume du romancier, ce fut en grande partie sous l’influence de son professeur qu’il agit ainsi. Cette assertion ne laisse aucune ombre de doute. Mais si Doyle se mit à écrire des romans, ce ne fut point parce que le docteur Bell l’avait encouragé dans cette voie. Non. Conan Doyle nous l’a dit lui-même : il ne connaissait pas personnellement son professeur. Mais celui-ci, au cours de ses leçons, déployait une extraordinaire puissance d’induction et de déduction et le cerveau de son jeune auditeur, frappé par ses méthodes, en vint naturellement à les transporter dans le domaine de son imagination tumultueuse pour les déployer sous la forme de romans policiers.
Il était inévitable, dès lors, que dans le cerveau de l’écrivain, le docteur Bell, avec ses prodigieuses capacités de raisonnement, s’identifiât avec le détective appelé à solutionner les intrigues les plus compliquées, et ainsi, Bell ne fut pas autre que Sherlock Holmes ou, si vous aimez mieux, Sherlock ne fut tout simplement que Bell.
Doyle, au lendemain de la mort de son ancien professeur, envoya quelques lignes de condoléances à l’Edinburgh Evening Dispatch. Il traça, à cette occasion, un portrait de son véritable héros.
« Sa figure était très maigre, ses yeux gris dénonçaient son caractère à la fois plein d’humour et de sens critique. Il aimait la « blague à froid, » mais, au fond, il était plein de bonté. Son adresse comme chirurgien et son talent de conférencier sont proverbiaux. »
On raconte de nombreuses histoires relatant l’admirable pouvoir de raisonnement analytique et d’observation du docteur Bell. Par exemple, il pouvait, rien qu’à l’examen de la boue qui souillait les bottes d’un malade, dire quel quartier de la ville ou quel lieu des environs il habitait. Lorsque les malades se présentaient à la consultation de l’hospice, il les remplissait d’étonnement par la divulgation d’un tas de particularités sur leur propre vie, qu’ils croyaient secrètes, et qu’il avait devinées d’un coup d’œil.
À un maçon en briques qui se plaignait de douleurs dans les reins, Bell, sans s’être au préalable informé de sa profession, disait : « Je comprends ce que c’est… Très dur, n’est-ce pas, de monter les échelles avec, sur les épaules, un oiseau de briques ? » À une mère qui lui présentait son enfant : « Parfaitement, Madame, votre premier né, à ce que je vois. » « Cordonnier, sans aucun doute, » faisait-il en accueillant un savetier.
Et tous ces braves gens, le maçon, la mère et le cordonnier voyaient en Bell un être mystérieux comme un sorcier, incapables de se rendre compte comment leur interlocuteur les avait, du premier coup, devinés.
Or, l’examen des doigts du maçon avait indiqué au médecin que l’homme maniait des briques ; la robe et le bonnet de l’enfant, trop luxueux pour une femme de très pauvre condition, avaient aussitôt révélé l’amour d’une jeune mère pour son premier né ; et les doigts et la trace de la courroie que les cordonniers passent autour de leur jambe avaient stigmatisé l’homme comme un travailleur du cuir.
Le docteur Bell savait fort bien que son ancien élève s’était inspiré de lui en créant Sherlock Holmes. Et cet homme d’une intelligence si supérieure s’amusait de cette particularité et en était modestement fier.
Un jour qu’il était allé rendre visite à un patient, il trouva plusieurs dames dans la maison de son malade. Elles causaient du dernier roman en vogue ; elles admiraient Sherlock Holmes qui en était précisément le héros.
« Je connais cet homme, » fit le docteur avec bonne humeur. Et, se levant pour saluer, il dit en souriant : « Sherlock Holmes, mesdames, c’est moi-même. »
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(in Le Pêle-Mêle, dix-septième année, n° 47, 19 novembre 1911)
SI SHERLOCK HOLMES…
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C’était l’an dernier, à pareille époque. J’étais descendu, à la fin du jour, à la petite station de Bignell Wood, dans le Devonshire, au sud-ouest de Londres. Le paysan qui m’indiqua la route de la maison de Conan Doyle ajouta : « Vous trouverez Sir Arthur facilement. C’est l’heure où il erre dans son jardin, à la poursuite de ses imaginations. »
La ferme-cottage était au bout d’un petit chemin de terre battue, entouré de roses sauvages. Je poussai la barrière de bois ; j’entrai dans un jardin désordonné et léger. Il y avait la maison au fond, grise et rose, et à gauche un grand pré qui descendait doucement vers une rivière. Un homme vêtu de toile blanche menait seul dans ce pré un jeu singulier. Il brandissait un objet, dont je vis à la fin que c’était un appareil photographique, se promenait nonchalamment, puis, brusquement, se retournait, faisait quelques pas en courant, reculait, se jetait à plat ventre, se relevait. À mesure que je m’approchais, je reconnaissais mieux l’image célèbre dans le monde entier de l’auteur de Sherlock Holmes. À la fin, je fus près de lui et il ne semblait pas s’apercevoir d’une présence humaine ; il continuait ses gambades.
« Sir Arthur, » appelai-je doucement.
Ce fut comme si toutes les cloches du Devonshire avaient éclaté à la fois au-dessus de sa tête. Il se retourna d’un bond, s’avança vers moi :
« Que voulez-vous ? » me dit-il dans la figure.
Je me nommai, avec la recommandation d’amis de l’écrivain. Il parut s’apaiser et me tendit la main.
« Vous avez fait fuir mes fées, mais je ne vous en veux pas ! » commença-t-il d’une voix grave. Et sur ce thème, il ne savait plus s’arrêter :
« Savez-vous que les fées sont une des plus étonnantes, une des plus pures certitudes de ma vie. Elles viennent me rendre visite presque tous les soirs, ici même. Je les vois autour de moi ; elles dansent, elles jouent entre elles, elles me font des signes d’amitié. Mais elles ont une peur horrible de l’appareil photographique. Chaque fois que je me dispose à prendre un cliché de leurs groupes joyeux, elles disparaissent. »
Il m’entraîna dans le jardin, derrière des massifs.
Je lui demandai de me parler de Sherlock Holmes. Il secoua la tête.
« C’est un remords dans ma vie. Chacune de nos actions nous est suggérée par des esprits, des défunts spiritualisés qui s’occupent de nous. Certains sont bons, d’autres méchants. C’est un esprit malin qui m’a inspiré Sherlock Holmes.
– A-t-il vécu ?… Est-ce une pure fiction ?… »
Sir Arthur Conan Doyle me regarda fixement, étrangement.
« Mais oui, Sherlock Holmes a existé. Il vit… Pourtant… je ne sais plus… Si, je l’ai connu. Il a été mon ami.
C’était au collège d’Eaton [sic] ; quoique faisant mes études de médecine dans une autre Université, j’y étais venu passer quelques semaines, pour entendre le cours d’un professeur illustre. Le hasard, la destinée voulurent que, le surlendemain de mon arrivée, le mystère s’installât à Eaton. Voici les faits :
Beaucoup d’étudiants logeaient au collège même, dans un bâtiment distribué en chambres, comme un hôtel. Un matin, un valet de chambre venant apporter le déjeuner à un jeune étudiant, nommé Wil Parrett, ne reçut point de réponse quand il frappa à la porte. Il insista, puis s’inquiéta assez pour prévenir le directeur. On força la serrure. Wil Parrett était étendu sur son lit, mort, un revolver dans sa main crispée. Sur la table, il y avait un mot écrit de sa main : « Qu’on n’accuse personne de ma mort, je me suicide. » Tout paraissait donc naturel. Le médecin appelé déclara que Parrett avait succombé à une blessure par balle reçue dans la poitrine et qui avait provoqué une hémorragie interne. Mais, au moment de délivrer le permis d’inhumer, le coroner eut l’idée d’examiner de plus près l’arme trouvée dans la main du mort. C’était un revolver barillet pouvant contenir six balles. On s’aperçut alors avec stupéfaction que le barillet était plein. Les six balles étaient là. Aucun coup n’avait été tiré avec ce revolver.
L’affaire changeait de face et, du premier coup, l’énigme se présentait comme étant de qualité. Scotland Yard envoya à Eaton ses meilleurs détectives. Et les premiers résultats de l’enquête rendirent le problème plus ardu encore. Il fut prouvé que personne n’avait pu entrer ou sortir de la chambre de Parrett. Les fenêtres et les volets étaient, comme la porte, fermés et verrouillés de l’intérieur. Il n’existait dans la pièce ni cheminée, ni trappe, ni passage secret. On n’avait rien volé. Le billet était irréfutablement de la main de Parrett. Tout prouvait le suicide. Il n’en était pas moins impossible que l’étudiant se fût suicidé puisque son revolver n’avait pas tiré de balles et que, par ailleurs, dans la pièce close, il n’y avait pas trace d’une autre arme. D’autre part, la balle qui l’avait tué, après avoir traversé sa poitrine, était allée s’écraser contre le mur, de façon si complète qu’il n’avait pas été possible d’identifier, à une mesure près, son calibre. La police bafouillait. Naturellement, le mystère faisait le fond de toutes les conversations au collège.
Or, un après-midi, j’avais accepté d’aller boire un verre de whisky dans la chambre d’un camarade. Burns était un gros garçon, travailleur et jovial. Au bout d’un moment, arriva un étudiant que je ne connaissais pas et que Burns me présenta comme son meilleur ami. John [sic] Bell était un grand garçon, au visage anguleux, grave, sarcastique plutôt. Il ne parlait pas beaucoup et fumait presque sans arrêt une grosse pipe.
Nous en vînmes tôt à parler de l’affaire et, tout de suite, Burns déclara :
« Si Bell veut s’en donner la peine, il découvrira la vérité. » Et, avec feu, il m’apprit que Bell s’amusait souvent à résoudre ainsi des énigmes mystérieuses. Dès qu’un crime était commis, il faisait une enquête en dehors de celle de la police avec les seuls éléments que donnaient les journaux et, mathématiquement, logiquement, il trouvait la solution, bien avant les policiers.
Je m’étonnai poliment. Bell souriait. Enfin, il dit : « L’affaire Parrett me paraît une énigme trop parfaite pour ne pas être rapidement résolue. J’y ai un peu réfléchi et je crois que j’ai deviné, au moins en gros. Mais il me manque encore quelques données. Voyons Burns, vous êtes la potinière du collège. Parrett n’avait-il pas de maîtresse ? » Burns répondit : « Je crois qu’il avait un flirt avec une jeune fille du collège, mais ils le tenaient absolument secret.
– Laquelle ? »
Burns hésita.
« Mabel Whirill, la fille du professeur. »
Deux jours après, nous étions de nouveau réunis tous les trois â l’heure du thé. Je parlai de l’affaire. La police commençait à avouer son impuissance. Bell se taisait. Burns dit à un moment donné : « C’est assez curieux, Mabel Whirill, la jeune fille dont je vous parlais l’autre jour, a quitté brusquement Eaton ce matin. Elle s’est faite, paraît-il, infirmière et part pour l’Afrique. Voilà une vocation brusquement décidée. »
Bell répondit gravement :
« C’est moi qui suis la cause de ce départ. Je lui ai fait entendre que la meurtrière de Parrett ne pouvait rester plus longtemps ici. »
Nous nous exclamâmes. Bell expliqua :
« Le problème au fond était simple. L’enquête prouvait à la fois que Parrett ne pouvait s’être suicidé et qu’il n’avait pu être la victime d’un bandit, à cause de la lettre et des issues fermées. Il y avait donc crime, mais Parrett, la victime, était complice de ce crime. Vous savez qu’on peut toujours ramener une affaire criminelle à un cas-type. Il n’y en a pas tellement. Pour ces données, on ne pouvait guère hésiter. Il fallait penser que si Parrett avait voulu sauver le coupable alors qu’il était lui-même frappé, c’est qu’il s’agissait d’une aventure sentimentale. Il ne me manquait qu’un nom. Vous me l’avez donné avant-hier, Burns. J’ai vu hier Miss Mabel. Elle a éclaté en sanglots à la deuxième phrase.
– Mais que s’était-il donc passé ? demanda Burns, stupéfait.
– Miss Mabel, follement éprise de Parrett, voyait celui-ci s’éloigner d’elle peu à peu. Le soir de la mort, elle vint chez lui avec un revolver. Après une violente discussion, elle lui tira, folle de douleur et de jalousie, un coup de revolver et s’enfuit. Parrett grièvement blessé, sachant, étant médecin, qu’il n’avait que quelques minutes à vivre, voulut sauver celle qu’il avait aimée. C’est un sentiment assez naturel chez une âme d’élite comme lui. Il ferma donc la porte, commença à simuler le suicide, écrivit la lettre, prit son propre revolver. Mais il n’eut pas le temps d’achever la mise en scène, de retirer du barillet de son revolver la balle qu’il était censé s’être tirée dans la poitrine. Ou peut-être l’oublia-t-il. Toujours est-il que l’hémorragie le foudroya et il mourut en créant une des plus étonnantes énigmes qui, à première vue, se soit présentée à un policier. »
Nous félicitâmes chaudement Bell. Burns était rayonnant. Par la suite, nous devînmes inséparables et j’eus souvent l’occasion d’apprécier les qualités étonnantes de perspicacité de Bell. Sa passion était de déchiffrer les problèmes policiers. Il avait à la fin composé une véritable méthode d’investigations et de déductions. Il était médecin à Londres ; il fréquenta beaucoup les coroners, les médecins légaux ; il fut l’ami des grands chefs de la police anglaise et, plus d’une fois, ceux-ci eurent recours à ses conseils. Plus d’un succès attribué à un détective de Scotland Yard est l’œuvre de Bell qui, sceptique, désabusé et modeste, donnait aux policiers la clef du mystère et les laissait profiter de la gloire de la réussite.
Mais un jour, il y a longtemps, je lui avais dit un soir, chez lui, alors qu’en débourrant sa pipe, avec son flegme imperturbable, il venait de m’étonner une fois encore :
« Bell, j’ai envie de raconter votre vie, en la romançant, de créer un personnage qui aurait vos extraordinaires qualités de détective.
– Comme vous voudrez… » dit-il en riant.
Burns approuva d’enthousiasme. Je devais le mettre en scène également, sous le nom de Watson, le confident un peu niais du grand homme.
« Quel nom voulez-vous que je vous donne dans ces aventures ? » demandai-je à Bell, ce soir-là, un peu plus tard.
Nous étions dans Picadilly et nous marchions sur le trottoir. Bell s’arrêta devant l’affiche-programme d’un music-hall.
« Tenez, dit-il, en montrant deux lignes sur le panneau avec sa canne, appelez-moi comme ça, ou comme ça. »
Je lus : L’illusionniste Sherlock, maître du mystère, et : Le calculateur Holmes.
« Eh bien, allons boire un whisky, Sherlock Holmes, » lui dis-je.
« Oh ! une fée ! » cria Conan Doyle en tendant le bras vers le jardin. Sa lubie l’avait repris. Il ne me reparla plus jamais, avant sa mort, et encore que je l’aie revu plusieurs fois, de Sherlock Holmes.
John BERBY
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(in Détective, le grand hebdomadaire des faits divers, troisième année, n° 91, jeudi 24 juillet 1930)
Bonjour, je suis contente d’avoir pu lire ces articles, même si je prendrai le second avec des pincettes 😉