«  Pourquoi Maxime d’Orgys a tué sa maîtresse, jamais les jurés n’admettront cela, c’est un cas si particulier. D’Orgys était sobre : il n’a donc pas saigné cette pauvre Fanny dans un accès d’ivresse.

Dans un accès de jalousie, encore moins ; jalousie de quoi ? du passé ou de l’avenir ? musique wagnérienne ou Exposition des arts rétrospectifs ? Jalousie du présent ! Fanny était une fille galante, mais elle était aussi une galante fille : elle ne trompait pas Maxime.

D’abord, le meurtre ne fut qu’une incidence ; en tout ceci, le seul coupable est le vieux rose ; d’Orgys était un dépravé de couleurs.

– Un dépravé de couleurs !.. »

Et comme nous nous récriions tous, Olivier Sigor continuait de sa voix blanche :

« Vous ne niez pas, messieurs, qu’il existe entre les couleurs et les affections de l’âme, vulgairement appelées sentiments, une corrélation bizarre, mais inexplicable, qui éveille les unes au moyen des autres, et celles-ci au moyen de celles-là, réciproquement. La couleur réfléchie par le miroir de l’œil donne au cerveau l’impression de la vision, ce qui est le phénomène immédiat ; l’impression perçue par le cerveau y devient sensation, laquelle sensation éveille, en affectant l’âme, toutes les idées acquises ou préconçues se rapportant à la couleur saisie dans la vision, d’où l’affection de l’âme ou sentiment…

N’existe-t-il pas des verts dépravés et troublants, mordorés comme des peaux de reptile, subtils et lumineux comme de clairs poisons, qui éveillent l’idée de débauches et de crimes, d’agonies somptueuses, d’atroces raffinements, comme les Borgia et les derniers Valois, ces Borgia du Nord, en donnèrent l’exemple, soit au château Saint-Ange, soit dans les anciens Louvre. Il est des roses morts douloureux qui pâlissent, qui parlent d’amours lentes, lentement savourées, lentement expiées dans un bonheur éteint ; des bleus glacés, d’argent, triomphants, chimériques, robe de courtisane ou de sainte royale ; d’autres, chastes et froids, rêveurs comme des vierges, et puis des bleus souffrants, d’une douceur étrange, doux comme un clair de lune empli de vols de fées, le bleu des contes bleus ; d’autres, enfin, sont intenses et limpides comme un ciel de juillet, et racontent l’été, les blés mûrs, les longs jours… Le vert glauque est perfide, attirant : un abîme…

Le jaune est insolent, féroce, éclatant, dur. Tout un siècle galant, musique, amours légères, pourtant mélancolique, revit dans les rayés lilas clair et jonquille du siècle précédent. L’écarlate sanglant, royal, est plein d’orgueil, d’impunité, d’astuce ; c’est la couleur des puissants couronnés et des papes : tragique, il rappelle l’Église et les cardinaux rouges, c’est le maître écrasant. Le violet est cruel, humble, rampant, sinistre ; les crimes des évêques, trahisons et supplices, flamboient dans ses reflets. Enfin, moi qui vous parle, j’ai vu, de mes yeux vu, une étoffe arya, sorte de toile d’argent brodée de damiers rouges, qui, sanglante et splendide, racontait Troie en feu, l’épopée homérique et la mort des héros ; mais ce sont là des exemples élémentaires, des sensations presque enfantines, et je vous demande pardon de les citer ; mais admettez que le voyant des couleurs et des nuances, que le patient malgré lui de leurs affinités, soit un nerveux, un érudit initié aux raffinements de l’art de toutes les époques, peut-être un énervé des mornes élégances de notre vie moderne : jugez sur quel immense et douloureux clavier de sensations et de sentiments il peut jouer de la gamme des nuances !

D’Orgys était cet érudit, ce patient douloureux et nerveux des couleurs, ce passionné de nuances, ce blasé de la vie… Sa vie, il avait bien voulu en soulever un coin de voile, un soir, après un an de rencontres, presque journalières, dans le capharnaüm hébraïque et bohème de Séphora Reschmith, la brocanteuse de la rue Charlot, cette merveilleuse juiverie où viennent s’échouer, avant de s’écouler de là sur Paris et de Paris en France et de France en Europe, tous les arrivages des étoffes du Levant, des broderies portugaises et des velours de Gênes, jusqu’à ces gros de Tours devenus introuvables, découverts au fond de lointaines provinces par les yeux fureteurs d’une armée de Jacobs et de vieux Zacharies, revivant tous de père en fils l’instinctive passion du peuple d’Israël pour le gain, le trafic, le lucre et les échanges, passion qui les a fait maîtres de l’or du monde à Paris comme à Londres, tous brocanteurs d’argent, enfoncés jusqu’au cou dans les papiers, les chiffres, banquistes et banquiers, tous fauteurs de banqueroutes, enfiévrés d’affaires, subtils, intelligents.

C’est chez cette puissance que se fit la rencontre.

Dès le premier jour, rien qu’à voir avec quelle déférence et quels yeux dévots la Reschmith épiait ce grand homme pâle, à l’extérieur raide et froid de clubman, je compris à quel sérieux rival, puissant connaisseur et plus puissant payeur, votre humble serviteur avait, hélas ! affaire… car la Reschmith, à part la synagogue, le rabbin et son grand chien Tomy qui la suit pas à pas, toujours collé contre ses jupes, n’a que deux sentiments dans son âme de juive : l’aveugle amour de l’or et l’aveugle respect de l’amateur sérieux, connaisseur érudit, passionné, comme elle, des tissus et des nuances, car la vieille est artiste, artiste et brocanteuse, mais maintenant dans l’art qui n’est pas brocanteur !… et c’est d’égal à égal et non pas de client à marchande qu’on est traité dans la soupente de la rue Charlot, pour peu qu’on ait joint à d’importants achats quelques preuves de goût et de vraies connaissances. D’hebdomadaires, que dis-je ! de presque quotidiennes rencontres dans le ghetto de Séphora avaient fini par nous lier, d’Orgys et moi. La courtoisie dont il fit plusieurs fois preuve en ne me disputant pas à coups de billets de banque certaines pièces, objets de mes convoitises, avait tout à fait éteint en moi la rancune de l’amateur pauvre contre l’amateur riche, et, un jour, d’Orgys voulut bien lever pour moi la consigne qui faisait de sa vaste garçonnière une des collections les plus fermées de Paris !… À quoi bon vous en raconter les splendeurs ! Depuis le crime, tous les journaux ont narré par le menu les trésors de cet appartement ; les reporters ont passé par là avec une science de commissaire-priseur, et il n’est pas de loge de concierge où l’on ne sache, aujourd’hui, à deux louis près, le prix des verrines du hall Renaissance et des tapisseries sur fond d’or de la fameuse chambre verte.

– La fameuse chambre…

– Oui, la chambre où cette pauvre Fanny a été trouvée égorgée et saignée somme un simple mouton. Si je vous disais que l’harmonie de cette fameuse chambre glauque, mais glauque comme le fond de la mer ou le lit d’une source, a été la seule cause du meurtre !

– Vous abusez, Sigor…

– C’est la pure vérité, pourtant. Tendue de larges panneaux de vieille soie ramagée de feuilles d’acanthe, mais d’une soie introuvable, épaisse comme du cuir et changeante comme une moire, cette chambre, tour à tour du vert argenté de la feuille de saule et du vert jaune de l’absinthe, était le chef-d’œuvre et l’orgueil de d’Orgys ; la merveilleuse tapisserie à personnages sur fond d’or, dont on a tant parlé dans la presse, en occupait tout le fond, hallucinante, fantasmagorique presque, dans la pénombre verte des tentures, véritable songe tissé dans cette haute pièce sombre qu’elle semblait peupler d’illusions ; vis-à-vis, c’était le grand lit de milieu en bois de citronnier avec ses quatre frêles colonnettes, le lit debout comme un catafalque au milieu de cette chambre toute de soie, sans autre meuble que, sur le tapis verdâtre, des piles de coussins, des coussins partout, des coussins en monceaux, de toutes les nuances vertes connues, soie et velours, ceux d’Italie et ceux d’Orient, avec dans leur trame tous les reflets de soleil et de lune qu’éveillent les broderies de vieil or et les guipures d’argent, les terribles coussins aujourd’hui tachés de rouge, où le cadavre de Fanny fut trouvé si délicieusement nu dans sa chemise de soie pâle… la gorge coupée, oui, tout simplement… Et le juge d’instruction qui a cru à un accès de sadisme, à un raffinement de volupté, à de l’érotomanie, à je ne sais quelle cruauté de malade !… mais si d’Orgys s’est laissé aller à ouvrir la gorge de sa maîtresse, c’est tout simplement pour trouver le vieux rose… le vieux rose, c’était la couleur même des lèvres de Fanny, cette bouche un peu fanée, au dessin pourtant si pur, et d’une si jolie tristesse, avec ses coins légèrement tombants.

Ce vieux rose était l’obsession de d’Orgys ; voilà plus de trois ans qu’il le cherchait, aussi bien dans la soupente de la Reschmith qu’à travers tous les bric-à-brac des deux rives ; c’était la couleur complémentaire qui éveillerait et pacifierait à la fois les bleus endormis et les jaunes inquiétants de la fameuse chambre verte. À certaines heures du jour, dans certains jeux de lumière, des fissures apparaissaient tout à coup dans la glauque harmonie de la pièce. Un moment, d’Orgys avait cru y remédier en installant çà et là, sur des consoles de velours vert, des petits bronzes antiques, dont le vert-de-gris blêmissait ; mais, à la tombée de la nuit, les pâles statuettes prenaient l’aspect de moisissures, quelque chose de spongieux et de vénéneux semblait pourrir là, dans les angles ; il eût fallu de la chair de femme à la place de ce vert-de-gris, du rose atténué de pétales de fleur, de fleur de pommier ou d’églantine… de la peau de femme anémique, comme il me le dit un jour lui-même devant un tas de pièces de soie déployées sur son lit, toutes d’un rose trop vif ou trop neuf, apportées là comme échantillons : « Aucune de ces soieries n’est vraiment rose : il y a du jaune dans toutes, ou, pis, du violet ; elles sont toutes orange, vineuses ou saumon… Oh ! entre ces quatre colonnettes, une belle tache de chair qui, comme un coup de gong, ferait taire et rentrer dans l’ordre tous les bleus latents et les jaunes honteux de cette chambre, cette chambre que je voudrais vert myrthe, avec çà et là des reflets vert saule, et qui tourne au vert tilleul par place, affreusement ! » Et c’est alors qu’il prit pour maîtresse cette pauvre Fanny Rhodaz ; et chacun s’en étonna dans son monde, car avec sa beauté meurtrie, son joli corps gracile, mais aux chairs un peu mûres de modèle de vingt-huit ans, Fanny, malgré ses grands yeux de violette et ses beaux cheveux d’un châtain luisant, comme toujours humide, était plutôt une créature de charme triste que d’immédiat désir. Son profil grave et sa bouche fanée en faisaient le type de l’amie, non pas celui de la maîtresse ; mais c’était l’anémie même de la pauvre fille qui, pour moi, séduisit d’Orgys. « Oh ! le rose de ses lèvres, disait-il un soir que nous venions de dîner au restaurant, c’est ce rose-là que je cherche. »

Or, pour moi, qui connais à fond mon homme, je reconstitue très bien la scène. Savez-vous comment a eu lieu le meurtre ? D’Orgys et Fanny étaient, cette nuit-là, couchés comme la veille et les autres nuits, ni plus, ni moins. En dormant, une épingle à cheveux a dû blesser Fanny à la joue, à la gorge, qu’importe, et faire perler une goutte de sang. D’Orgys s’est réveillé, et, sous la lampe de nuit, a regardé, comme nous le faisons tous, sa maîtresse dormir ; la goutte de sang l’a attiré, elle devait avoir le ton même du vieux rose, ce vieux rose que Fanny avait sur ses lèvres, et sûrement dans ses veines. D’Orgys a tressailli, le collectionneur s’est réveillé en lui ; avec le collectionneur, le dépravé de nuances, avec le dépravé le maniaque… Or, le maniaque, vous le savez, c’est la bête brute, l’animal féroce. D’Orgys s’est trouvé tout à coup avec des mains d’étrangleur, d’assassin, et il a tué Fanny, inconscient, j’en suis sûr, par amour du vieux rose, pour une goutte de sang.

Mais allez donc persuader cela à un juge d’instruction ! »
 
 

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(Jean Lorrain, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, quatrième année, n° 1181, dimanche 22 décembre 1895 ; à notre connaissance, ce conte n’a jamais été repris en volume. Domenico Baccarini, « L’umanità dinanzi alla Vita [La passioni umane], » trytique (détail du panneau central), huile sur toile, 1904-1906)