Ce n’était un mystère pour personne, que le savant allemand Hans Milher, avait vendu son âme au diable, afin que celui-ci lui donne le temps, – il était sexagénaire, – ainsi que les moyens, – car il était pauvre comme un savant trop préoccupé de travailler à faire la fortune des autres, pour s’occuper de la sienne propre, – de mettre à exécution un projet aussi orgueilleux que mirifique : la construction d’un automate de quinze cents pieds de hauteur, (environ cinq cents mètres) avec, comme piédestal, la plus haute montagne du globe.

Pourquoi – me direz-vous – Hans Milher avait-il eu cette orgueilleuse idée ?

Oh ! tout simplement, afin que son nom, dont il voulait baptiser le colossal jouet sorti de son imagination, se perpétue de siècles en siècles, domine le cataclysme final prévu par les saintes écritures, et reste seul, en face du nom sacré de Dieu, pour témoigner du génial talent du créateur et parrain de l’automate.

Je suis forcé de passer sous silence les détails de la construction de cette œuvre unique dans les fastes de la mécanique, pour la raison très plausible qu’ils ne sont pas parvenus jusqu’à moi, et vais vous faire franchir, d’un bond, les quarante années nécessaires à l’exécution de l’œuvre de Hans Milher.

Un an avant le jour de l’inauguration de l’invention grandiose du vieux savant, une trompe magique informa l’université du globe de sa terminaison, invitant le Monde entier à venir contempler et entendre l’œuvre du glorieux Milher.

Du pôle arctique au pôle antarctique, de La Mecque au fin fond de l’Irlande, on ne voyait que caravanes compactes de curieux, se rendant vers le spectacle auquel ils étaient conviés. Au jour dit, des milliards d’individus des deux sexes, de toutes nationalités et couleurs, se trouvèrent réunis au pied de la montagne, contemplant, avec admiration, la colossale conception du Maître.

Parmi les milliers de races, qui se coudoyaient en ce jour mémorable, la race anglo-saxonne était facile à reconnaître, car elle était déjà en proie, à cette époque, à la manie « touchante » consistant, chez ses enfants, à emporter en voyage un petit marteau de poche, afin de pouvoir « détacher » un souvenir des monuments qui ont eu la malchance de susciter son admiration.

Revenons donc à mon récit, que je reprends au moment où Milher parut aux pieds de la statue-automate.

Une immense et assourdissante acclamation salua le début de son ascension, laquelle ne dura pas moins de trois heures, car il lui fallait gravir plus de cinq mille échelons, pour l’atteindre à la hauteur du cou.

Arrivé au terme de son véritable voyage, il jeta un orgueilleux regard sur la fourmilière humaine qui l’entourait, simulant assez un immense plat de lentilles, dont la montagne, ainsi que la gigantesque statue qui la décorait, semblaient le morceau de résistance.

Puis il prit sa trompe et demanda qu’un assistant veuille bien presser sur le bouton n° 1, lequel se trouvait au milieu de l’inscription placée sur le bas-côté, de face, et cria ensuite, toujours à l’aide de sa trompe magique :

« Silence ! L’automate va parler ! »

L’un des assistants ayant fait ce qui lui avait été demandé, l’automate parla ainsi :

« Je suis la conception géniale et immortelle de l’illustre savant Milher !

– Je chante, crache, rit et pleure…

– Je joue à n’importe quel jeu.

– Je bois et je mange, en digérant liquides et aliments.

– Je suis, de plus, construit de manière à défier les siècles à venir !

– L’enduit qui me recouvre me rendant, à tout jamais, invulnérable aux intempéries des saisons, me permettra de supporter les assauts du soleil et de la pluie, lesquels, grâce à lui, n’auront aucune prise sur moi. Enfin, et pour vous bien démontrer que mon génial créateur a songé à tout, je suis apte à répondre, victorieusement, à ceux qui, humiliés et jaloux de l’œuvre de mon créateur et parrain, voudraient la ridiculiser ; celui qui, atteignant jusqu’à hauteur de ma tête, me souffletterait, qu’une mort horrible soit la punition de son insulte.

– Quand à ceux qui tenteraient de détruire ma personne inanimée, je les informe que cette tentative entraînerait la mort immédiate de son téméraire auteur.

– J’ai été créé pour être immuable, et nul être au monde, même mon génial créateur, ne pourrait annihiler mon caractère d’immuabilité !… J’ai dit ! »

Les milliards d’individus qui avaient entendu cet arrogant discours, étant munis de milliards de paires de main, (sauf les manchots, cependant ! et je ne garantis pas qu’il ne s’en trouvait point dans le nombre !) les milliards de paires de mains se choquèrent l’une contre l’autre avec frénésie, et leurs propriétaires lancèrent, vers la montagne, d’immenses clameurs parmi lesquelles on distinguait les cris de :

« Vive Milher !

– Hurrah pour Milher !

– Gloire à l’immortel automate ! »

Milher, devant cet accueil fait à son œuvre, se cramponna à l’automate, tant il était ému ! Puis, un moment après, lorsque son émotion fut un peu calmée, il voulut mettre les milliards de paires d’oreilles de ses admirateurs en délire, et cria dans sa trompe, avant de presser le bouton nécessaire :

« L’automate va chanter ! »

Un éclat de rire monstre salua la deuxième démonstration des talents du merveilleux jouet mécanique !

Il y avait de quoi ! car Milher, encore profondément ému des acclamations de la multitude, s’était trompé de bouton, ce qui avait eu pour résultat de lui faire cracher une douche de cent litres d’eau, en plein visage !

Son émotion très compréhensible le sauva, car, tenant encore convulsivement les échelons qui permettaient d’aller de la base au faîte de son automate, il put tenir tête à la trombe d’eau qu’il recevait.

Mais si sa vie était sauve, il n’en était pas de même de son honneur !

« Damnation ! » hurla-t-il.

Et, fou de rage de l’insulte que son œuvre, sa chose, lui avait prodiguée, devant des milliards d’individus, il perdit la tête et… la souffleta !!!!

Un formidable cri d’horreur monta vers les nues, car les deux mains de l’impeccable automate se rejoignirent inexorablement, enserrèrent le corps du créateur de l’implacable jouet, avec une telle force, qu’un flot de sang inonda son œuvre toute entière !

Ensuite, l’une de ses mains, – la droite, – à laquelle adhéraient des lambeaux de chairs palpitantes encore, s’abaissa lentement le long de son corps, tandis que l’autre rejetait loin d’elle, avec un geste aussi dédaigneux que méprisant, un tampon sanguinolent représentant – combien piteusement ! – tout ce qu’il restait de l’illustre imbécile qui avait vendu son âme ; condensé, au profit d’une seule œuvre, les manifestations multiples de son génie ; sacrifié les quarante dernières années de son existence… pour se confectionner un instrument de supplice aussi inédit que personnel !

Il est facile de deviner que l’innombrable multitude s’enfuit épouvantée, car elle ne se souciait nullement d’attendre le funèbre envoi de l’automate, afin de lui servir d’inutile parachute !

Le ciel, qui n’avait pas encore dit son mot, mais tenait à prouver son aversion pour le bruit, – ce qu’il ne manque jamais de faire, en dérangeant le climat des pays qui ont fait parler la poudre, – le ciel se mit de la partie, en déchaînant un épouvantable orage, au cours duquel un formidable courant de fluide électrique déchirant les nues, se dirigea incontinent vers l’automate, lequel n’étant pas protégé par l’invention de Franklin, – le paratonnerre, – ce savant n’existant pas encore, fut pulvérisé au point qu’il serait impossible de découvrir l’emplacement qu’il occupa sur la surface du globe.
 

MORALITÉ

 

Ce conte vous prouvera, sans aucune espérance que vous profiterez de la leçon qu’il contient, – bien entendu ! – qu’il ne faut jamais élever, ou contribuer à élever, nul être au-dessus de soi, car c’est, la plupart du temps, se donner un maître, – si ce n’est un bourreau, – qu’agir ainsi… soit-il !
 
 

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(Eugène Dupuis, Grand Tournoi n° 17, in Le Pêle-Mêle, journal humoristique hebdomadaire, deuxième année, n° 15, 11 avril 1896 ; gravure illustrant article « L’Ancienne Religion des Gaulois, » dans La Mosaïque, tome I, n° 13, 1833)

 
 
 
 

GRAND TOURNOI

 

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HUIT RÉCOMPENSES

 
 

Un grand tournoi est ouvert dans les conditions suivantes :

Les nouvelles que nous recevons sont publiées sous le titre de Grand Tournoi et sont numérotées.

Quand il en aura paru cinquante, le tournoi sera clos, et nos abonnés seront appelés à indiquer dans l’ordre de leurs préférences les sept nouvelles auxquelles ils désirent voir attribuer les prix.

Ces prix seront :

Pour le premier, une bourse en argent contenant une pièce d’or de vingt francs.

Pour le deuxième, une bourse en argent contenant une pièce d’or de dix francs.

Pour chacun des troisième, quatrième, cinquième, sixième, et septième, une bourse en argent contenant une pièce de cinq francs.

Celui de nos abonnés qui aura donné la liste la plus exacte des vainqueurs recevra également une bourse en argent contenant une pièce de cinq francs.

Les nouvelles ne doivent pas dépasser cent cinquante à deux cents lignes environ. Cette condition n’est pas absolue, mais les nouvelles trop longues pourraient être écartées malgré leur valeur.

Les nouvelles peuvent être en prose ou en vers, tous les genres sont admis sauf le grivois.

Adresser les manuscrits au journal avec la mention « Grand Tournoi. »