L’HOMME EN 4937

 

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Nous qui avions tant de confiance dans le progrès de la race humain, – nous en recevons d’ailleurs des preuves tous les jours, – nous étions certains que nos descendants seraient, dans trois mille ans, beaux comme des dieux.

Le célèbre physiologue anglais Barker nous a préparé une déception à ce sujet. Il a fait des études très approfondies qui lui permettent d’affirmer que l’homme de 4937 sera une créature extrêmement laide. D’abord, il n’aura plus de dents, car il ne pourrait pas les utiliser. Sa nourriture, s’il en a toutefois besoin, se composera d’un produit chimique se dissolvant automatiquement dans la bouche. En outre, nos petits-fils n’auront plus de cheveux sur la tête. Car ils porteront toujours un chapeau, adapté à la saison. Leur tête ne demandera donc pas une protection contre le soleil et la pluie. L’autre extrémité de l’homme futur sera encore plus grotesque. Il ne possédera, en effet, qu’un seul orteil, d’une grandeur excessive d’ailleurs, parce qu’il aura la tâche de supporter le poids du corps entier. Cette évolution sera due aux chaussures que nous portons. La démarche de notre petit-fils sera donc aussi élégante que celle d’un éléphant. L’homme de 4937 sera « anatomiquement simplifié » ; il n’aura que quelques côtes. Et il sera dépourvu d’ongles, parce qu’il ne fera aucun travail manuel. Enfin, il sera extrêmement myope.

L’homme de 4937 sans cheveux, sans ongles, sans dents, myope, muni d’un seul orteil et de peu de côtes, sera vraiment joli… Il n’y a qu’une consolation : nous ne serons pas obligés de l’admirer.
 
 

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(in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, 6ème édition, première année, n° 173, dimanche 22 août 1937)

 
 

 

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(in Le Journal, n° 16386, lundi 30 août 1937)

 
 
 

 

Pauvre de nous ! « Nous » : une façon de parler, car la catastrophe intéresse plutôt nos petits-neveux.

Oyez ! Un savant anglais qui a passé toute sa vie à étudier les modifications de la morphologie des êtres annonce qu’il vient d’établir le portrait de l’homme futur. Selon lui, le malheureux bipède, jusqu’alors roi de la création, va subir, jusque vers l’an 5000, des transformations sensibles qui le feront apparaître sous un aspect entièrement nouveau.

M. Barker est un savant sérieux. Il n’appartient à aucun club d’humoristes. Il nous répète qu’il s’agit de science et non de fantaisie, ni de divination par les tarots et le marc de café.
 

Plus de dents

 

D’abord, la quatrième génération sera édentée. M. Barker a passé de longues semaines dans les écoles pour établir ses statistiques. Les uns après les autres, les jeunes Anglais ont offert leurs mâchoires à son examen, et M. Barker a noté : « 75 % des enfants d’aujourd’hui ont des dents défectueuses. » Donc, dans très peu de millénaires, il n’y aura plus de dents du tout.

M. Barker sait bien que le dentiste aurait son mot à dire et ses couronnes d’or à placer, mais il n’y aura plus de dentistes. Ils ne se seront pas suicidés, mais ils deviendront peu à peu conducteurs d’aérobus ou mécaniciens de l’éther, ce qui paiera son homme.

Il n’y aura plus de dents, plus de dentistes, parce que nous nous nourrirons chimiquement.

Gai ! les bonbons-repas et les gouttes-calories ! Mais nous n’aurons plus mal aux dents !
 

Plus d’yeux

 

Frappé de ce que les gens des campagnes et les marins gardent seuls des yeux perçants, M. Barker a mené son étrange enquête sur la vue de demain. Réjouissons-nous ou lamentons-nous de ce que M. Barker possède encore une double vue pour nous instruire, mais il faut le dire : en l’an 5000, nous n’y verrons pas plus que des taupes.

Explication : les perspectives étroites et bornées des grandes villes réduisent le champ visuel, et l’habitude de déchiffrer les petits caractères sont préjudiciables à une vue normale.

On peut aller plus loin que M. Barker.

La silhouette elle-même de l’homme ne sera-t-elle pas façonnée par son existence ? Toujours plus vite : nous allons vers un aérodynamisme intégral. La femme et l’homme de demain ressembleront autant à l’Hercule Farnèse et à la Vénus de Botticelli qu’une carrosserie 1900 peut encore ressembler à une carrosserie 1940. L’homme-canon et la femme-fusée ne seront plus des sujets de foire.

Plus de dents, plus d’yeux, il nous faudra un nez capable de compenser l’atrophie des autres sens avertisseurs et des oreilles supermobiles, orientables et développées en feuilles de chou. Nous n’aurons plus de jambes, ou presque, car la mécanique, les transports en commun et individuels nous ôteront le souci de la marche à pied. Et lorsque ces descendants consulteront les albums de famille, ils s’étonneront : « Quel drôle d’animal que l’arrière-grand-père ! »

« Y’a d’la joie » plaisanteront les chansonniers de l’époque.

S’ils ont encore de l’esprit, une bouche et une voix !
 
 

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(Pierre Lamblin, in L’Intransigeant, 3ème édition, mardi 31 août 1937)

 
 
 

 

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(in L’Impartial, journal quotidien et feuille d’annonces, quarante-deuxième année, n° 17429, mercredi 17 novembre 1937 ; cet entrefilet a aussi été reproduit dans L’Écho d’Alger, vingt-sixième année, n° 9897, vendredi 10 septembre 1937)