Quatre jours pour voir l’Europe, c’est trop peu. Assurément, nous allons vite : en une heure, on vole de Varsovie à Bucarest. Ce petit pays est monotone ; mais, en cherchant bien, un Américain cultivé trouve à s’y instruire.

J’aimerais connaître le passé des nations qui ont formé ces nouveaux États-Unis. Je jouirais mieux de mon voyage. Mais l’humanité a une si longue histoire qu’elle ne peut plus l’embrasser tout entière. Le rythme du monde s’accélère, et les derniers cent ans ont accumulé plus de changements que mille ans d’autrefois.

Les annales de nos propres États, de mon Idaho par exemple, sont pour nous bien chargées depuis nos révolutions. Au XXe siècle, l’Amérique est allée guerroyer en Europe ; on s’en souvient encore ici. Mon arrière-grand-père, homme singulier, y avait participé, quand il avait vingt ans, et mon père parlait encore de cette guerre. Elle n’est plus aujourd’hui qu’une date pour nos écoliers.

À peine informés des événements qui nous touchent de près, comment nous intéresser aux aventures du reste de la planète ? D’énormes pans de l’histoire s’écroulent derrière nous ; la mémoire humaine ne les relèvera plus.
 

J’ai peine à reconnaître en Europe ce berceau de la civilisation qui nous fut décrit. Son âme nous est devenue étrangère. Nous qui mettons au premier rang les valeurs idéales et les curiosités désintéressées de l’esprit, nous ne comprenons pas qu’on dédaigne, après les avoir connus, les trésors de l’art et de la pensée. Quel étalage ici de cités industrielles, quel amas de biens périssables, quelle brutal recherche du bien-être ! Les yeux du voyageur sont partout blessés.

Je n’aurais pas prolongé mon excursion, si je n’avais aperçu, çà et là, quelques traces d’un passé curieux : un site échappé à l’encombrement du fer, un monument abandonné où s’amuse mon incompétence d’archéologue.

Je termine mes vols par Paris. Y découvrirai-je, sous sa banale opulence, des beautés secrètes parlant à mon cœur ? J’ai déjà classé chronologiquement ses édifices les plus anciens. Le Panthéon et l’Arc-de-Triomphe datent évidemment du temps des Romains. Le temple de Montmartre n’est pas moins vieux, et je regarde avec respect le dôme que le grand Napoléon bâtit pour abriter son tombeau.

Une église vétuste, comme Notre-Dame, m’attire par son mystère religieux. Mais les lieux de prière sont moins fréquentés que nos belles cathédrales d’Amérique, si claires, si vivantes, où s’affirme la piété de notre peuple. Sur ce continent de l’Est, elle semble étouffée sous l’indifférence matérialiste de la masse, trop orgueilleuse du progrès mécanique pour s’élever aux choses de Dieu.

Comment un Européen de France peut-il supporter la fièvre de production et de concurrence qui ne lui laisse aucun repos ? Nous gouvernons comme lui la matière, mais n’y soumettons plus nos âmes. Depuis les crises économiques si dures qui ont secoué notre égoïsme de jadis, il semble qu’un peu de la vieille Amérique de Washington et de Lincoln a reparu. Nos familles sont redevenues patriarcales. Elles sont unies et laborieuses. La nature les entoure et les enchante. On use des bienfaits du monde nouveau en s’accordant le loisir de vivre.

Glorifions nos grandes Universités du Pacifique qui achèvent de spiritualiser ce grand peuple ! Héritiers de l’humanisme gréco-latin, les maîtres qui transmettent la sagesse avec le savoir forment l’homme complet. Ils le munissent d’un idéal. Ici, qui lit les poètes ? Sous le ciel qui a vu naître Homère et Keats, personne ne les nomme plus. Chez nous, l’étudiant, l’ouvrier les a dans sa bibliothèque. Les vers que je compose sont populaires dans tout l’Idaho, comme les chants de nos musiciens. Que peut devenir une nation qui remplace la poésie par les affaires et qui ne sait plus le prix de ce qui ne sert à rien ?
 

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Ces énormes villes, qui s’attribuent encore le nom de capitales, ont un trait commun : il apparaît dès qu’on les survole. Le centre est rétréci, fait de rues étroites et étouffées, mal bâties. En s’éloignant, les voies s’élargissent, les espaces verts se multiplient et l’air y devient respirable. Paris, aujourd’hui la plus grande ville, puisque ses habitants approchent de quinze millions, s’étend entre l’Oise et la Marne. Des bois couvrent ses collines. Celui de Saint-Germain, sur la Seine, est assez joli. D’anciens tracés de routes guident le promeneur aérien vers ce qu’on appelle le Faubourg du Sud-Ouest, où quelques curiosités sont à visiter.

On descend sur une place ronde. Au centre est une de ces statues de cavalier assez fréquentes en Europe. On dit que celle-ci représente notre général La Fayette ; je crois plutôt que c’est l’ancien roi de ce pays qui aurait fait construire le château voisin. Ce bâtiment fait le fond de ce faubourg très peuplé. Nos voyageurs d’Amérique ont gardé l’usage de le venir voir. J’ai visité comme eux deux grandes salles, dont l’une, encore dorée, ressemble aux théâtres de jadis ; elles servent aux écoles d’électricité. Le milieu du château, qu’un gardien vous ouvre, contient des salons assez petits avec des peintures dont la signification nous échappe aujourd’hui. Elles sont, d’ailleurs, presque toutes détériorées par le temps, et cette partie de l’édifice qui ne sert plus menace ruine. Chacun détache quelque morceau de marbre ou de bronze qu’on emporte par habitude.
 

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Je m’attardais à quelques réflexions sur la fragilité de ces gloires humaines dont la trace demeure ici, et je me promettais de les étudier un jour dans mes livres, quand vint à moi un homme de manières affables et fort âgé. Il traversait la cour, des clés à la main, et m’offrit de m’introduire dans le jardin. Je disposais d’une heure encore avant la tombée de la nuit, et j’acceptai.

Ce jardin désert me plut d’abord par sa majesté. Plus j’avançais sur la terrasse, mieux je devinais que ce château dédaigné avait dû être, en son temps, une chose magnifique. Ces longues façades présentaient une exacte harmonie ; était-ce là ce que les historiens ont appelé le goût français ? Je n’avais jamais aussi bien senti que la grandeur ne tient pas à l’énormité. Les lignes restaient intactes, bien que la pierre rongée montrât cruellement l’abandon.

Pourquoi aurait-on entretenu cette façade inutile, puisque personne ne venait plus la regarder ? Deux grands bassins pleins d’une eau verdâtre la reflétaient encore confusément, et je comprenais quelle noblesse avait eue son image dans la pureté de ces miroirs. Des figures de bronze, couchées encore sur les margelles disjointes, me semblèrent plus belles que tout ce que je connais.

Une d’elles, une femme jouant avec un enfant, longue et mince, me fixait étrangement, comme pour m’inspirer une tendre nostalgie. D’un seul regard, elle avait peuplé tout le jardin.

Je marchais dans les allées dont le tracé se conservait à peine parmi les herbes folles. Des rejetons poussés au hasard obstruaient le chemin. Une prairie sauvage recouvrait ce qui avait dû être du gazon. Des degrés, des bassins, des colonnades s’écroulaient sous les futaies, et laissaient deviner un plan d’ensemble qui les avait distribués.

Mais, à chaque pas, apparaissait une statue mystérieuse, qui révélait sous la mousse le travail le plus parfait. Plus d’une, tombée du piédestal, gisait, les membres épars. Je n’osais y toucher ; un respect m’arrêtait devant ces symboles.

Étaient-ce les divinités d’autrefois auxquelles ces bois étaient consacrés ? Ou les effigies allégoriques de héros oubliés ? Ou encore de simples ornements imaginés pour une fastueuse demeure ? Je penchais pour la première de ces hypothèses. Et, comme il persiste des sortilèges dans les images des dieux abolis, je hâtai le pas sous les branches, n’osant interroger davantage l’énigme des marbres.
 

Le grand silence n’était troublé que par un saut d’écureuil ou le passage d’une bête inconnue. L’ombre s’épaississait dans les feuillages, alourdissant la solitude. Je ne sais comment, perdu dans ce labyrinthe, je me retrouvai sur la terrasse, en face d’une perspective ouverte sur un horizon lointain. Un long canal y miroitait sous le soleil près de disparaître ; et, me retournant, je vis, d’un bout à l’autre du château, flamboyer dans les fenêtres les feux du couchant.

Apothéose fugitive, qui n’allait durer qu’un instant, mais à jamais illuminerait ma mémoire ! J’avais visité la demeure du passé ; désormais, ce passé habitait en moi. Ce qu’il m’était donné d’entrevoir, ces dieux ressuscités, ces ombres incertaines, ne m’abandonneraient plus.

Le vieillard qui m’avait introduit me fit signe qu’il fallait sortir. Je le priai de me dire comment se nommaient ces lieux étranges. Il me regarda, un peu surpris :

« C’est Versailles, monsieur. »
 
 

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(Pierre de Nolhac, Contes philosophiques, Paris : Bernard Grasset, 1932 ; Hubert Robert, « Les Bains d’Apollon lors de l’abattage des arbres, » huile sur toile, 1777)