Plus que mille ans !…

La terre décrivait lentement une ellipse très longue autour du soleil rouge. Elle s’était aplatie jusqu’à prendre la forme d’une monstrueuse lentille de neige, et son équateur en avait craqué en gouffre circulaire, bouche sombre et fumeuse qui béait vers les suprêmes rayons de chaleur et de lumière.

C’est dans la tiédeur de ce trou que s’était réfugiée la vie. Or il ne restait de vivant que des plantes rabougries, quelques bêtes velues et des hommes, plus nombreux que les bêtes et les plantes, car ils avaient mieux su se défendre contre l’invasion mortelle du froid. Ils avaient creusé le roc de galeries profondes qui s’approchaient du centre bouillonnant encore, et leur industrie leur avait permis de façonner des machines qui pouvaient leur faire suivre, dans sa marche tournante, la clarté du jour.

Ces derniers hommes avaient en effet une grande science. Ils avaient amassé toutes les découvertes des innombrables générations qui les avaient précédés et ils en étaient arrivés à simplifier l’effort physique jusqu’à un point infime. La nourriture même n’exigeait point la peine d’une chasse quotidienne, car depuis longtemps on était parvenu à tirer de l’air et des minéraux les principes nécessaires à l’existence, et à les matérialiser. Les maladies étaient toutes prévenues ou immédiatement guéries, et chacun était assuré de s’éteindre doucement, à un âge très reculé, par la seule usure de ses organes.

L’intelligence n’avait trouvé des bornes immuables que lorsqu’elle avait cherché la cause et la raison de la vie. En cela, elle était demeurée au point où l’on fut toujours quand on essaya de discerner une base de vérité absolue dans les affirmations séduisantes des religions ; tout se réduisait à la constatation de l’universel mouvement et à la déduction logique d’une impulsion première ; mais la figuration de cette impulsion, son origine et son terme échappaient aux efforts du cerveau qui s’emplissait de ténèbres sitôt qu’il en abordait le problème.

Les hommes de la terre mourante n’étaient donc pas heureux, malgré leur insouci des besoins matériels et leur sécurité contre la souffrance corporelle, car ils avaient plus le loisir de penser que les hommes d’autrefois, distraits par la lutte de chaque jour ; et toutes leurs pensées aboutissaient à une éternelle interrogation qui restait sans réponse. Dès que les enfants arrivaient à l’âge de réfléchir, un pli grave se dessinait sur leur front et ne les quittait plus. Les mots rire, joie, espérance étaient inusités, comme appartenant à une époque antique et naïve. Beaucoup de gens avaient renoncé à sortir dans la Vallée, car leur tristesse devenait plus âpre à la vue du soleil s’inclinant dans la brume rose du ciel où ne s’éteignait jamais plus le poudroiement des étoiles. Ceux-là préféraient se confiner dans les pièces souterraines, où l’on avait accumulé les débris des civilisations anciennes, et ils essayaient de vivre en imagination les temps passés, avec l’obstination du vieillard qui rappelle sa jeunesse. Pourtant, ils ne s’accoutumaient point à rencontrer, dans les livres jaunis ou sur les fragments sculptés des temples, d’archaïques invocations à un Dieu juste, bon et sage. Quand eux-mêmes ou tout autre de leurs frères de la tribu des hommes étaient obligés de faire allusion à l’inexplicable Force-principe, ils employaient un mot qui contenait le triple sens de Souffle, Aveuglement et Folie. Mais chacun évitait cette expression lugubre qui éveillait la haine en évoquant des milliers de siècles de souffrances et de fatals écroulements.

Dans le monde sans besoins matériels, il n’y avait pas de riches ni de pauvres. Tous avaient le même droit à se servir des choses nécessaires, des machines qui évitaient la fatigue, de la nourriture amassée aux lieux publics, des bibliothèques et des musées. Par tradition, ceux qui avaient la plus longue expérience surveillaient l’ordre de toutes les institutions qui maintenaient la vie et prescrivaient aux jeunes hommes les courts labeurs utiles à la communauté.
 

*

 

Parmi ces vieillards, il en était un qui avait pénétré plus encore que les autres toutes les connaissances du passé. Il s’appelait Orgouzalam ; sa figure glabre semblait de cire ; sur son front, la ride de réflexion mélancolique qui marquait tous les hommes était profonde comme une blessure, et ses yeux couleur d’eau ne reflétaient rien des choses passagères. Il vivait avec sa descendance nombreuse dans un souterrain qui avait la vue sur un point de la Vallée par une grande ouverture close d’un cristal. Depuis longtemps, il ne se déplaçait plus, comme beaucoup de gens âgés, pour suivre la lumière vivifiante du soleil, mais, enfoui au milieu de fourrures, il restait constamment tourné vers l’infini alternativement noir et vermeil, dans une contemplation silencieuse. Parfois cependant, les siens voyaient ses lèvres remuer, comme s’il se parlait à lui-même, et son doigt tracer sur son genou d’invisibles chiffres.

Or, un matin, comme le prodigieux astre de fer surgissait, Orgouzalam vit, à la crête de la muraille à pic qui fermait la vallée devant lui, un long scintillement sanglant, une miraculeuse frange de rubis qui suivait le caprice de la roche aussi loin que le regard pouvait aller. Il comprit que c’était la glace qui atteignait enfin, dans son implacable marche de destruction, le dernier refuge de l’humanité, et un cri s’échappa de sa poitrine, car ses calculs avaient mesuré exactement le temps très court qui s’écoulerait entre la venue de ce signe et l’extinction complète de la vie :

Plus que mille ans !!

Le son courut par les galeries, rebondit aux parois, si tragique que tous ceux qui l’entendirent accoururent ; mais ils ne lurent rien sur la vieille figure déjà immobilisée et n’aperçurent point la flamme allumée derrière les yeux sans couleur. – Le murmure de la foule emplissant la chambre sembla seul tirer le vieillard de sa rêverie ; il contempla longuement les hommes, les femmes, les petits enfants, il soupira profondément, puis il commanda qu’on allât chercher dix hommes âgés, réputés comme les plus savants, et aussi dix hommes jeunes, parmi ceux qui récemment avaient fondé de nouvelles familles.

Vers l’heure de midi, l’un après l’autre, ils entrèrent tous les vingt, s’inclinèrent silencieusement devant le maître et s’assirent en demi-cercle. On eût dit vingt frères, tant le sentiment de l’inutilité de prévoir avait figé leur visage par une lassitude identique, ou plutôt vingt portraits d’un seul homme taillé dans la pierre aux différents âges de sa vie.

Quand les portes eurent été closes, Orgouzalam parla. Il évoqua, en paroles magnifiques et brèves, la formation du monde, gaz embrasé dans l’incompréhensible Rien. Il dit la lente solidification de la sphère, l’apparition de la vie, la naissance de l’intelligence dans une nervure de bête accidentellement épanouie en cerveau ; il parcourut l’âpre lutte des myriades de générations pour durer, puis pour agrandir, parcelle à parcelle, le domaine de la pensée ; il montra les victoires qui, en orgueillissant les hommes, les avaient affolés de l’illusion d’être les instruments directs d’une divinité de justice et de bonté, cependant qu’en dépit de leur progrès la Terre commençait à mourir.

Et la voix continuait, brûlante de haine :

« Hommes, je m’adresse en vous à l’humanité tout entière ! La glace nous gagne ; aujourd’hui, elle touche à notre trou ; demain, elle y entrera et, dans dix siècles exactement, la dernière palpitation de vie s’éteindra sous son linceul vitreux. Hommes, laisserons-nous l’œuvre humaine disparaître ainsi sans nous révolter contre l’aveugle force qui nous a fait surgir ? Laisserons-nous le monde retomber dans le néant par une torture plus courte, mais plus effroyable que celle qui fut l’enfantement de l’intelligence ? N’aurons-nous pas même une malédiction digne du génie créé par notre race contre ce jeu dément qui produisit la terre et son peuple, et qui tue celui-là au moment même où il est arrivé à sa perfection ? Nous sommes unis comme des frères, nous avons fait disparaître la souffrance physique, nos descendants pourraient vivre une douce existence grâce à l’expérience laborieuse de leurs ancêtres, sans souci même de la mort, puisqu’ils se verraient revivre en des enfants destinés à jouir comme eux des belles et bonnes choses qu’ils ont connues. Et c’est à ce point culminant qu’il faut accepter que l’intelligence humaine sombre par la douleur du corps, jusqu’à n’être plus dans le cerveau du dernier des hommes, dans mille ans, que la lueur d’instinct de la bête fauve, hurlant devant la mort, et venant enfin s’abattre en râlant sur les débris de la civilisation, dans le noir et dans la glace !

Non, non, révoltons-nous, hommes de la Terre ! Trompons la chose monstrueuse sans yeux et sans oreilles, et puisque nous ne pouvons rien contre l’anéantissement, volons-lui au moins dix siècles de souffrances ! Que l’humanité périsse d’un coup dans une apothéose, et que cette vieille terre qui eut la gloire de voir surgir l’âme dans la matière s’effondre avec nous, au lieu de continuer à tournoyer encore des milliers d’années dans l’infini, planète désolée et morte, épave du monde ! »

Il continua longtemps encore à clamer terriblement, jusqu’au moment où le rouge soleil déclinant échancra son disque au bord de la montagne ; et les vingt hommes debout, gagnés par son émotion grandiose, criaient avec lui des anathèmes et gémissaient, les bras tendus vers l’immensité, comme un chœur répondant à un chant de mort : « Trompons le souffle ! Changeons la loi ! Que l’homme ait sa revanche enfin ! Dites-nous, Maître, ce qu’il faut faire ! Dites votre pensée, Maître ! »

Alors, le grand vieillard, d’un geste, les serra autour de lui et, baissant sa voix jusqu’à un ton à peine perceptible, comme s’il eût redouté une invisible puissance rôdeuse, il expliqua son formidable plan : en des points également distants, fouir le sol de la vallée qui cerclait la terre, pénétrer jusqu’au feu et le faire jaillir en sources ardentes qui rendraient au monde une lumière et une chaleur oubliées depuis longtemps, jusqu’à ce que les flancs nourriciers fussent vidés. Mais avant cet épuisement fatal, à un moment dont lui seul, Orgouzalam, serait juge, la terre disparaîtrait d’un coup ; il était inutile qu’il expliquât son moyen ; l’anéantissement, il le jurait, serait aussi prompt que le battement de la paupière, et si complet que la poussière du chemin pouvait paraître grossière à côté de la vapeur qui marquerait un instant la place du monde…
 

*

 

Ce fut comme une folie d’activité qui secoua l’humanité figée depuis des siècles dans la morne attente de l’inévitable fin. Par toutes les galeries souterraines, les êtres s’affairaient, fourmillaient si denses qu’on eût cru que, subitement, l’espèce avait décuplé. Une rumeur énorme de voix grondait à travers le labyrinthe des voûtes inondées de lumière électrique et se mêlait au fracas des machines roulant et frappant. Des portes ouvertes en terriers aux flancs de la vallée, ruisselaient sans interruption des files de travailleurs, et tout le jour les faibles, les femmes, les enfants, les vieillards s’accrochaient en étages aux pentes rocheuses, comme de mouvantes plaques de lichen, pour voir progresser l’ouvrage libérateur. Cependant, en effet, six colossales foreuses montaient vers le ciel, crevant la brume vermeille de leurs aiguillons d’acier. Puis, elles se mirent à vivre avec des halètements rythmés, défonçant l’argile, pulvérisant le granit, et déversant autour de leur base des cascades de débris qui s’amoncelaient en cratères. Enfin, un matin, presque en même temps, elles touchèrent le globe liquide de feu qui formait le cœur de la planète, et la lave se précipita dans les puits avec la clameur d’une troupe de bêtes, fit sauter jusqu’aux glaces lointaines les carcasses des machines, et gicla en l’air si blanche, si éclatante que l’on ne vit plus le soleil et que le ciel sembla s’être décoloré. Les jets dépassèrent les montagnes, puis leur faîte s’élargit en parasol et commença à retomber en grosses gouttes qui s’écrasaient sur le sol avec un bruit mou, dans un épanouissement d’étincelles. Six lacs bouillonnants se formèrent en quelques heures, s’allongèrent au fond de la vallée et coulèrent les uns vers les autres en fleuves bombés qui se joignirent.

Ce soir-là, pour la première fois depuis l’origine du monde, il n’y eut point de nuit pour l’humanité. La lumière et la chaleur étaient insoutenables près des fontaines de feu, mais en s’en éloignant chacun pouvait goûter successivement l’ardeur des midis tropicaux qui furent à l’âge moyen de la terre, ou la molle douceur des rives méditerranéennes, ou plus loin encore, au juste intervalle de deux volcans, la subtile sensation du crépuscule d’un printemps, dans le pays oublié où la Seine passait, lourde d’îles fleuries. Ce furent ces régions charmantes et poétiques que beaucoup préférèrent. Les jeunes gens y erraient deux par deux, s’abandonnant à la joie du présent, heureux du silence de leurs pas sur le tapis de gazon qui, magiquement, s’était mis à verdoyer ; mille ruisselets d’eau descendirent en chantant des murailles rocheuses où reculait la glace ; la sève monta aux vieux troncs noirs et les para de bourgeons ainsi que de pierreries violettes et roses, de menus animaux engourdis dans les crevasses apparurent.

Rien ne fut plus admirable que cette immense journée qui ne finissait point, où tout renaissait exquisement et violemment. Quand les couples étaient las, ils s’étendaient où les avait menés leur course sans but, dans le parfum des jeunes plantes, et s’endormaient les mains mêlées ; près d’eux, ignorant la crainte, les oiseaux blottissaient leurs têtes menues dans leurs plumes ébouriffées, et les insectes s’immobilisaient au calice des fleurs dans la mollesse du pollen.

Nul ne songeait plus que cette minute d’or de l’éternité dût finir, nul, sauf le vieil Orgouzalam. Dans le même temps que les machines fouillaient le corps usé de la terre, il s’était enfermé avec des livres des âges passés qui gardaient le secret d’inventions chimiques si destructives que, d’un commun accord, les hommes avaient un jour renoncé aux guerres pour sauver la race. Mais les formules de ces matières foudroyantes, si compliquées qu’elles fussent, étaient enfantines encore, pour un cerveau qui assemblait la science de l’humanité tout entière. Quand avait apparu le panache rayonnant du puits le plus voisin de sa demeure, Orgouzalam avait trouvé une combinaison explosible, la plus effroyable qu’on eût jamais rêvée, et il avait entendu les cris d’allégresse des êtres répandus dans la vallée, tandis qu’il la recueillait, cristallisée aux parois des cornues, poudre si légère et d’une nuance si précieuse qu’on eût dit la dépouille des ailes de papillons. Il en eut assez pour remplir une petite cassette, et c’était plus qu’il n’en fallait. Il en scella le couvercle et la fit descendre au fond de la plus souterraine des galeries désertées par les hommes ; un fil la reliait à sa chambre, et ce fil était terminé par une minuscule machine brillante, qui avait l’apparence, dans le coin du plancher où il la laissa, d’une balle d’or oubliée après un jeu.

Alors, tout étant prêt, le vieillard reprit sa place coutumière, en face de la baie ronde dont il brisa le cristal, et l’arôme des fleurs, mêlé au tintement des rires dans l’air tiède, vint l’envelopper de caresses. Mais son âme restait rigide comme son visage : il parcourait en pensée l’immensité et devinait les univers d’étoiles cheminant interminablement en cercles, et se succédant les uns aux autres selon l’inexplicable impulsion du souffle aveugle. Son esprit se représentait, sans bornes, les foyers de vie s’allumant, rayonnant un moment et s’éteignant par une agonie semblable à celle de la Terre. La haine l’emplissait, énorme. Il eût voulu que le Principe, moteur du jeu atroce des choses, pût se peindre à son imagination avec la forme tangible que lui donnaient les naïfs croyants d’autrefois, pour supposer la contraction furieuse de sa face lorsque l’humanité, violant sa loi de malheur, échapperait d’un seul coup à la progressive étreinte de ses griffes glacées. Il en arrivait à trouver cette vengeance même infime, de tuer la Terre avant son heure ; il eût voulu anéantir tout ce qui était mouvement dans l’Éternité.
 

*

 

Il y aurait eu quatre-vingt-deux jours que la vie avait été rendue à la vallée terrestre, quand Orgouzalam, après un assoupissement de quelques heures, fut éveillé par un gazouillement frais et charmant. Il regarda devant lui et il aperçut, sur la mousse parfumée de violettes, un enfant nu, le dernier de ses arrière-petits-fils, qui agitait ses membres roses en d’incertains efforts, tout joyeux de se sentir vivre. Et tandis que le vieillard le considérait, il eut soudain l’impression qu’un léger voile, subitement, descendait sur le monde. Il leva les yeux et vit que la torche de feu, à l’extrémité de la gorge verdoyante, avait cessé d’atteindre le niveau des hautes murailles. Les entrailles de la terre étaient épuisées : la lave commençait à baisser. Nul que lui, sans doute, ne s’en était encore aperçu ; il fallait agir avant que l’angoisse n’entrât au cœur des hommes.

Orgouzalam se leva. Mais, tout à coup, une pensée traversa son esprit qui éclaira son visage d’une lueur surhumaine et triomphale. Il prit le petit être souriant, le tendit vers le ciel au bout de ses bras, comme pour faire mieux voir à l’Inconnu la raillerie immense de son geste sans force, puis il le posa sur le plancher de la chambre, très doucement, et regarda.

Sur ses menottes tendres, sur ses genoux, le petit erra, trébucha. La boule d’or attira son regard ; il s’en approcha avec des cris et des rires, étendit ses doigts tremblants, perdit l’équilibre et s’abattit de tout son faible poids sur le jouet.
 

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Une poussière d’étincelles fleurit un instant dans l’immensité, puis s’éteignit, et l’œil sanglant du soleil chercha vainement le monde.
 
 

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(André Saglio, in Mercure de France, tome V, n° 173, mai 1904 ; ce texte a été repris dans Le Boudoir des Gorgones, revue de littérature étrange et fantastique, n° 17, février 2007, avec une présentation de Marc Madouraud. William Blake, « Adam et Ève trouvant le corps d’Abel, » aquarelle sur bois, 1826)