Le roi, avec quelques compagnons, revenait de la plaine où il avait vu manœuvrer ses soldats ; il revenait par le sentier, le long du ruisseau et, monté sur un cheval d’une souplesse merveilleuse, il prenait plaisir à le faire bondir d’une rive à l’autre. Le roi était ce jour-là d’un entrain inaccoutumé et son alezan, nerveux et fin, répondait à sa fantaisie. On vit soudain cette bête, docile dans sa fougue, sous une pression des genoux, plier les jarrets jusqu’à ce que son ventre fût au ras du sol ; le roi se pencha, poigna dans une sorte de limon durci et, à l’étonnement de tous, s’écria :
« Un cerf ! »
Les officiers regardèrent étonnés.
« Quoi, un cerf, dans la terre !
– Oui, Messieurs, un cerf, disait le roi, dont le cheval, redressé, gambadait autour de cette proie inattendue et encore invisible ; il fait le mort espérant nous échapper, mais nous l’allons débusquer de son trou. »
Les courtisans n’y croyaient pas, tant il leur paraissait invraisemblable qu’un cerf fût enfoui là, devant eux, sans qu’ils y vissent rien.
De nouveau, le cheval du roi pliait sur ses jarrets pour permettre à son maître de saisir encore l’animal obstiné dans son inertie, lorsque le sol s’ébroua et une masse informe de boue séchée se leva par saccades ; un nuage de poussière s’en dégagea.
Les officiers admirèrent que le roi eût découvert là, dans ce terrain nu, partout semblable à lui-même, une bête si bien cachée ; plusieurs d’entre eux avaient passé à côté sans rien remarquer, mais ce qui était plus extraordinaire, c’est que le prince, sans l’ombre d’une hésitation, eût pu de la sorte reconnaître un cerf.
S’ils avaient su le roi enclin à la plaisanterie, peut-être auraient-ils pensé que ceci n’était qu’une surprise préparée par lui en grand secret, mais tel n’était point le cas, il n’y avait ni jeu, ni farce dans l’aventure.
La bête, sortie de son trou à grand’peine, tremblant sur ses pattes, regardait, étonnée, la brillante compagnie qui faisait cercle autour d’elle.
« Si c’est un cerf, il date certainement de l’époque tertiaire, dit l’un.
– C’est un pachyderme, fit un autre.
– C’est un bœuf préhistorique, affirma un troisième ; il a l’air stupide. »
Une épaisse couche de terre collée à son poil l’enveloppait d’une carapace qui le rendait méconnaissable. Sans doute avait-il l’air stupide, mais, à bien regarder sa tête, on constatait que cet air n’était pas exempt de noblesse ; l’animal avait de la race, et même, à l’examiner davantage, on découvrait en lui la majesté d’un vieux roi déchu.
Son œil, comme prolongé par un larmier profond, se promenait à la ronde et semblait dire : « Que me voulez-vous ? » Il ne paraissait ni étonné, ni craintif, mais résigné.
« Il ne s’enfuit pas, dit le prince d’un ton où perçait le désappointement ; il nous faudrait pourtant le faire courir. »
Les officiers approuvèrent, étant tous pénétrés de cette idée qu’un cerf, quelles que soient les circonstances et le lieu où on le trouve, est destiné à être couru.
L’animal, de l’air d’un gentilhomme ratatiné, d’un autre âge et un peu ridicule, parla :
« Pourquoi voulez-vous donc obliger un vieux cerf paralytique à courir ? Ce sont là des amusements du temps passé. Maintenant que des machines dévorent les routes et parcourent les airs, il y a, pour les hommes, des plaisirs plus enivrants que ceux d’une chasse dépourvue d’autres émotions que celles d’une cruauté enfantine. Ce qui était bon pour vos ancêtres est indigne de vous.
– Ne t’inquiète pas, vieux cerf, dit le roi, nous ne te voulons pas de mal ; il ne s’agit que de s’égayer un peu en se donnant du mouvement. En même temps, nous prendrons quelque intérêt à voir comment s’amusaient nos aïeux. Tu as peut-être trop dormi pour constater que l’homme est vite fatigué du plaisir nouveau qu’apportent les découvertes les plus belles, les inventions les plus merveilleuses, et qu’il aime à revenir à ce qui, dans le passé, divertissait ses prédécesseurs. Ce phénomène se remarque déjà chez l’enfant : la mécanique a eu beau mettre toutes ses ressources à la disposition du jouet, c’est toujours celui qui, dans sa simplicité, représente l’espèce plutôt qu’un type particulier qu’on préfère. L’homme dans ses plaisirs est le même que l’enfant. Chez tout être, le besoin de l’absolu se combine avec le plaisir du changement, et ce plaisir n’est peut être que l’expression la plus ordinaire de ce besoin. Un antique instinct, réveillé tout à coup, nous a permis de te découvrir dans ce gîte où tu te confondais si parfaitement avec le sol et nous pousse à chevaucher à ta suite. Allons, trêve de philosophie, en route ; nous ne te voulons point de mal ; nous te rendrons au repos quand tu seras fatigué. Tu ne mourras pas de cette promenade !
– Je le sais, repartit l’animal avec assurance. Mais, pour courir en votre noble compagnie, Messeigneurs, il me faut mes andouillers et je ne les ai pas sur la tête.
– Nous nous en passerons bien.
– Vous n’y songez pas, il semblerait que vous fussiez à la poursuite de quelque biche échappée d’un jardin d’acclimatation et ce spectacle n’aurait vraiment rien de majestueux. Les cornes d’un cerf sont une lyre royale où chante le somptueux mystère de la forêt. Puisque vous voulez évoquer le passé, il faut vous conformer à une tradition qui a des règles rigoureuses ; vous auriez honte d’une parodie grotesque !
– Tu as raison, dit le roi, mais où sont tes bois pour t’en coiffer ?
– En cherchant bien, vous les trouverez ici près, dans le sol ; ils sont tombés, croyant qu’ils ne me seraient plus nécessaires, pour débarrasser ma tête d’un fardeau désormais inutile.
– Tu pensais donc que ce trou serait ton tombeau ?
– Je l’espérais sans trop d’assurance, mais je l’espérais tout de même, autant que l’on peut espérer en ce monde.
– Et il y a longtemps que tu t’est enfoui dans ce trou ?
– Je ne sais, car le sommeil, comme l’éternité, est indifférent à la fuite du temps et ne la mesure pas. »
De son épée, un officier gratta la terre et n’eut pas de peine à découvrir les deux branches qui avaient orné le chef de la bête. L’humidité les avait rongées ; elles s’effritaient en plusieurs endroits, mais elles étaient d’une grandeur remarquable et portaient des andouillers comme jamais aucun des assistants n’en avait vu dans les trophées de chasse des vieux châteaux où ils avaient reçu l’hospitalité.
On se les passait pour les admirer et pour en compter les subdivisions qui permettent aux veneurs de déterminer l’âge de l’animal.
« Tu es donc le Mathusalem des grands dix-cors ? dit le roi émerveillé. Combien d’années as-tu donc ?
– Ce n’est point par années, mais par siècles qu’il faudrait compter, répondit le cerf. Tâchez de me bien ajuster ces bois. »
Un camion automobile portant un atelier de campagne passait sur la chaussée prochaine ; on l’appela, les mécaniciens se mirent à l’ouvrage et bientôt la futaie cornue reprit sa place sur la tête du patriarche des forêts. Magnifique, elle formait une lyre d’une régularité parfaite : les deux branches étaient absolument identiques ; chaque détail de l’une était reproduit sur l’autre en sens opposé, elles exprimaient la beauté transcendante de la symétrie, maîtresse de l’harmonie et de la grâce. Il n’y avait rien de rigide dans cette beauté, car les andouillers, partant des deux troncs en des sens divers, formaient des lignes d’une fantaisie qui variait à chaque mouvement de la tête, sans jamais rien troubler de l’ordonnance de l’ensemble.
« Il n’y a pas de plus bel exemple d’équilibre entre la composition et le caprice, dit un courtisan au roi qui regardait, pénétré d’admiration. Loin de se heurter, loin de chercher à prendre la prédominance l’un sur l’autre, ils se complètent merveilleusement et concourent au même but. La nature, qui paraît souvent si désordonnée en ses manifestations, a réalisé là un chef-d’œuvre classique.
– Je suis à la disposition de vos vanités, Messeigneurs, » dit le grand dix-cors.
Pendant qu’ils admiraient la lyre des bois, le roi et les officiers n’avaient pas remarqué la transformation qui s’opérait dans l’ensemble du cerf.
Ce corps, qui leur avait semblé informe, pitoyable et grotesque, apparaissait tout autre maintenant. On ne reconnaissait plus l’édifice depuis que le faîte lui avait été restitué ; ses lignes avaient retrouvé leur raison d’être et leur fonction. Tandis qu’elles restaient incohérentes et inexpressives un peu auparavant, elles allaient maintenant en s’épanouissant vers la lyre et vers la lumière. Affaissées tout à l’heure, elles avaient retrouvé leur élan et leur jeu rythmique. Les pattes, fines et nerveuses, la courbe du ventre, la saillie des côtes, la longue barbiche qui prolongeait la tête, tout concourait à rendre plus belles ces cornes d’une forme si pure.
Et chacun se félicitait de ce que le roi eût découvert presque miraculeusement un animal d’une beauté si rare. Mais l’étrangeté du phénomène n’empêchait aucun des assistants de rester tributaire de cette vieille association des mots : « courir le cerf, » et l’idée suivait les mots de près. Tous se réjouissaient de donner le spectacle d’une chasse à courre avec un sujet aussi splendide ; ce n’était qu’une vanité d’acteurs qui les inspirait ; les spectateurs de la chasse seraient étonnés de l’aventure et chanteraient merveille de leur magnificence.
Quelle fête plus inattendue et plus éblouissante à donner aux foules ! quel succès pour les organisateurs !
« Les vieilles races succombent sous les clichés et périssent par eux, dit le grand dix-cors ; on a beau les en prévenir, leur rappeler des exemples, les clichés creusent devant elles une ornière dont elles ne veulent plus sortir, et cette ornière va s’approfondissant insensiblement jusqu’à l’abîme.
– Que de philosophie pour une simple course ! dit quelqu’un.
– Est-elle si simple que cela ? repartit le cerf. Quand on se lance dans une aventure, on ne sait jamais jusqu’où elle mènera.
– C’est précisément ce qui permet encore à l’homme d’agir, car si toutes les conséquences d’une action se présentaient à l’esprit de celui qui se propose de l’accomplir, jamais il ne l’entreprendrait. Du reste, on s’aperçoit toujours après coup que l’on s’est forgé des craintes chimériques ; que de tourments l’on se crée pour des événements qui n’arriveront jamais !
– Ce que vous appelez craintes chimériques ne sont peut-être que la prévoyance qui écarte précisément les chances d’insuccès et les risques de toute entreprise. Les revers ou les infortunes ne sont redoutables que quand ils trouvent l’homme désarmé. »
Sur ces entrefaites, les curieux étaient arrivés près du groupe et, les uns attirant les autres, il y avait maintenant foule autour du roi et du vieux dix-cors, et, comme le peuple était souverain selon la fiction, il lui fallut donner son avis par le suffrage universel ; on lui conta l’extraordinaire découverte de l’animal, on vanta sa perfection, on dit quel beau spectacle ce serait que de le courir.
L’éloquence du désir est persuasive ; néanmoins, quelques artisans et ouvriers, gens de peu, mais fermes en leur bon sens, répondirent qu’il y avait mieux à faire pour un chef d’État qu’à galoper avec tout son gouvernement derrière un animal d’un autre âge et à faire, comme on le disait, une promenade de ce genre dans le passé. Sans doute, disaient-ils, il ne faut pas négliger le passé quand on en peut tirer des enseignements utiles, mais tel n’était assurément pas le cas.
On leur fit remarquer que, lors d’une exposition rétrospective, on avait représenté un tournoi du XVe siècle et qu’il avait obtenu un grand succès auprès du peuple ; que, du reste, il entre dans les devoirs de ceux qui dirigent l’État de procurer des divertissements à la nation et l’exemple de Rome fut appelé à la rescousse : le peuple romain ne réclamait-it pas des jeux autant que du pain ?
Les arguments tirés du peuple romain obtiennent toujours du succès auprès des foules ; ce fut encore le cas. Les assistants pensèrent, en effet, que, héritiers du peuple-roi, il leur fallait des jeux et que les édiles ne faisaient que leur devoir en leur en procurant. Que n’obtient-on pas du peuple en lui disant qu’il est souverain ? Pour un peu d’encens, il se laisse duper, exploiter et quelquefois charger de chaînes.
Le grand dix-cors fit entendre sa voix profonde et un peu nasillarde.
On admira que l’animal fût si vieux. Quelques-uns sentirent s’éveiller en eux une sorte de sympathie à son égard, parce que, grâce à lui, un « tyran » de l’ancien régime avait été mis à mal. Et sans doute eût-il réussi à apitoyer l’assistance, si son air hautain, dédaigneux et comme détaché de tout, n’avait signifié qu’il ne demandait pas grâce pour lui-même et ne sollicitait rien du verdict populaire. Ceux qui se croyaient des juges ne supportèrent pas que ce plaideur leur parlât sans humilité ; leur vanité se prononça contre lui.
« Qu’on en finisse avec cet aristo ! » dirent-ils.
Un cri, parti on ne sait d’où, on ne sait pourquoi, emporta les dernières hésitations : « À bas la calotte ! »
La formule ne correspondait pas au but que l’on s’était proposé ; mais, à un gouvernement qui ne relève que du nombre amorphe, la formule tient souvent lieu de raison. Faire courir un cerf, comme, en l’occurrence, se livrer à un divertissement de jardin zoologique, au cri de « à bas la calotte, » n’est pas un phénomène unique dans l’histoire des gouvernements modernes. Des questions d’ordre économique ou militaire durent plus d’une fois leur solution à un cri de ce genre, aussi judicieux et aussi péremptoire !
Les courtisans avaient hâte d’en finir, car l’opinion de la foule, toute conforme qu’elle fût à leurs désirs, leur déplaisait ; ils lui en voulaient d’avoir quelque chose à dire, ils étaient mécontents qu’il lui fût permis d’être de leur avis. Le cri de « à bas la calotte ! » avait déplu au roi, parce qu’il savait que, lorsque le peuple se met à abattre, il y prend goût et devient vite la proie d’une folie de destruction.
« Si nous voulons courir le cerf, il est temps, dit-il, de nous presser. »
Il y avait de l’indécision dans sa voix ; la consultation populaire lui gâtait son plaisir.
Mais ses familiers s’empressèrent d’écarter de lui le public pour organiser la course et le groupe royal avec le cerf majestueux se retrouva, plus brillant, isolé dans la plaine sablonneuse inondée de soleil.
Le grand dix-cors s’ébrouait et couchait ses andouillers sur son échine.
« Tu es comme moi, lui dit un officier, tu n’aimes pas la foule.
– Ce n’est pas la même chose, répondit la bête ; je vis isolé par nature, tandis que, vous autres, vous aspirez à gouverner les masses, et vous osez dire que vous ne les aimez pas !
– Oui ; on s’en sert sans les aimer jamais, parce qu’elles sont brouillonnes et stupides.
– Partirons-nous bientôt ? interrogea le roi. Il y a conseil ce soir et le plaisir ne doit pas nous faire négliger les choses sérieuses.
– Crois-tu donc qu’elle n’est pas sérieuse, cette action à laquelle tu vas te livrer ? Tout est sérieux dans la vie d’un roi. Ce qui est amusement pour un homme quelconque peut avoir pour un monarque des conséquences incalculables.
– Tu recommences encore tes radotages ?
– Ce n’est pas impunément que l’on veut redescendre dans le passé ; les fleuves ne remontent pas leur cours, ils ne retournent pas vers les plateaux, d’où, minces filets, ils sortirent de la terre. L’homme ne doit regarder en arrière que pour mieux mesurer son effort dans sa marche vers l’avenir. Il n’y a d’immobilité que dans la mort, mais retourner au passé, c’est s’enterrer vivant ; il n’y a que l’avenir qni libère en l’homme les forces inconnues.
– Qu’est-ce que le passé, qu’est-ce que l’avenir ? dit un sceptique. L’avenir le plus lointain vers lequel nous nous acheminons n’est peut-être que l’image reflétée du passé le plus lointain d’où nous venons. Nous tournons dans un cercle ; fatalement, le monde revient à son point de départ ; que nous prenions à droite, que nous prenions à gauche, c’est toujours la même courbe que nous suivons ; elle nous ramène au même endroit. Il n’y a rien de nouveau ; les vérités essentielles sont depuis longtemps connues, le mécanisme du monde s’est manifesté dès l’instant où la matière s’est animée, où deux atomes se sont joints pour créer la vie que nous voyons maintenant si magnifiquement épanouie autour de nous.
– L’homme n’est emmuré que s’il se refuse à tout effort, dit le cerf, car il porte en lui un moteur que l’étincelle divine met en mouvement ; ainsi, il peut, au lieu de tourner en rond, s’élancer à la recherche de mondes nouveaux ou, pour mieux dire, être le créateur de ces mondes, privilège souverain de l’intelligence dynamique ; les terres promises à la vie agissante sont innombrables. Celui qui s’arrête n’est déjà plus qu’un cadavre ; que dire de celui qui marche en arrière, surtout quand il tient en mains les destinées d’un peuple ? Si tout a été dit, ce qu’il est un peu sot d’affirmer, tout a besoin d’être répété ; les vérités sont comme les lampes, il faut renouveler l’huile qu’elles ont brûlée pour produire la lumière. »
Mais on n’écoutait plus les étranges propos de cet animal radoteur. Les dames, prévenues à la hâte, arrivaient à cheval avec la reine en justaucorps rouge bordé d’hermine, coiffée d’un tricorne noir à ganse dorée. Quand elles surent de quoi il s’agissait, elles marquèrent une vive satisfaction. Elles examinèrent curieusement le vieux dix-cors en se faisant conter les détails de sa découverte et elles ne tarirent pas en éloges sur la perspicacité du roi ; cette fois, elles faisaient leur cour en toute sincérité.
« C’est, en effet, merveilleux, leur dit le prince des forêts, que votre roi m’ait découvert dans ce trou où je me confondais avec la terre ; aussi commençé-je à croire qu’en toute cette aventure la fatalité le pousse et qu’il ne peut lui résister. »
Mais les objurgations du cerf eurent encore moins de succès auprès des dames ; elles furent plus acharnées que les hommes à vouloir se donner le plaisir de cette course.
« C’est vrai, dit le cerf, les femmes ne se complaisent plus maintenant qu’aux occupations masculines ; elles passent leur temps à imiter les hommes et à réclamer les mêmes droits ; elles s’insurgent contre l’injustice des lois physiologiques et s’apprêtent à proclamer la révolte contre la nature. Tout va à rebours ; il est donc logique que ces gens songent à retourner en arrière. »
Le maître des cérémonies, faisant l’office de grand veneur, donna le signal du départ et la brillante troupe se mit en marche. Les chevaux, bêtes magnifiques et de sang ardent, s’impatientaient autant que leurs maîtres de ne pouvoir s’élancer dans un galop éperdu pour dévorer l’espace, mais le vieux dix-cors trottait à pas menus et ne paraissait pas disposé à prendre une allure plus rapide.
« Mes pattes sont rouillées, dit-il ; si vous voulez aller plus vite, il faut me prendre à la remorque.
– En voilà une proposition ! » s’écria le roi.
Mais, à la réflexion, on trouva qu’il valait mieux adopter ce parti plutôt que de continuer à marcher à peu près aussi lentement qu’à la procession.
Le prince et quelques-uns de ses officiers prirent des cordes qui relièrent le cerf à leurs harnachements, puis ils se remirent en selle.
« Comme cela, dit l’animal, je suis certain que vous n’abandonnerez pas la partie et que vous irez jusqu’au bout !
– Tranquillise-toi, lui fut-il répondu, nous n’avons aucune envie de t’abandonner.
– Il n’en sera peut-être pas toujours de même, mes beaux seigneurs !
– En route ! »
Les cavaliers donnèrent de l’éperon et, cette fois, on partit à fond de train ; le cerf avait trouvé toute sa vélocité, ses jarrets se tendaient comme des ressorts neufs.
« Tudieu, quel entrain ! fit le roi tout joyeux ; et dire que cet extraordinaire animal faisait des difficultés pour courir ! »
La cavalcade se déroulait sur la route bordée de curieux. Bientôt, elle dépassa les gens qui la regardaient immobiles, ainsi que les dernières maisons des faubourgs de la ville ; les champs et les bois s’offrirent à sa vue.
C’était une magnifique journée d’automne ; les arbres avaient conservé leur feuillage grâce à la douceur de la saison, de sorte que leurs dômes s’éployaient au soleil dans leur plénitude cuivrée ; ils resplendissaient à la lumière comme de riches métaux ; dans l’ombre, ils avaient le charme un peu éteint de vieilles tapisseries.
Le roi, enthousiasmé, s’écriait :
« Noble cerf, je ne te quitte plus ! »
Car il lui semblait que toutes choses lui parussent, en cette course, plus belles qu’il ne les eût jamais contemplées. Mais cet enthousiasme fit bientôt place à un profond étonnement, car il remarqua que les gens qui, sur les chemins, semblaient venir à sa rencontre, marchaient à reculons et, au lieu de grandir, diminuaient de taille au fur et à mesure qu’on s’approchait d’eux. Malgré la rapidité de la course, aucune brise ne lui fouettait le visage, l’atmosphère était sans résistance et le soleil, au lieu de s’avancer de gauche à droite, allait de l’Occident vers l’Orient. Aux églises des villages, il regarda le cadran des horloges ; au premier il vit midi, au deuxième onze heures vingt-cinq minutes, au troisième dix heures quarante.
« Quel est ce phénomène ? s’écria-t-il.
– Messieurs, dit le cerf, nous remontons dans le passé selon votre désir. »
Et chacun de trouver à cette chevauchée un attrait de plus. L’air était léger et comme ouaté, car les bruits de la randonnée s’y étouffaient mollement ainsi que des vols de chouettes dans la nuit.
Au lieu de s’enfoncer dans le couchant de pourpre, ils entrèrent dans la nuit par une aurore laiteuse et nacrée. Après avoir chevauché dans les ténèbres, tandis que les heures remontaient leur cours, ils virent réapparaître le jour dans une gloire vermeille.
Et des tombeaux s’ouvraient sur leur passage. Leurs chevaux, comme dans le Triomphe de la Mort d’Orcagna, flairaient les cercueils en retroussant les lèvres sur leurs dents longues.
Bientôt l’odeur de pourriture se dissipait dans l’air matinal, la terre bondissait par pelletées, les cercueils se soulevaient et les morts reprenaient le chemin de la maison de vie.
Et pourtant aucune joie, ni d’ailleurs aucun regret ne se marquaient de ces résurrections ; les morts ne semblaient pas revenir d’un autre monde. Ce plaisir que ces beaux seigneurs avaient cru éprouver à revivre le passé n’apparaissait chez personne sur leur route ; eux-mêmes n’étaient pas sans éprouver quelque désillusion : ces vieilles coutumes, ces modes anciennes qu’ils avaient évoquées tant de fois avec délices ne gagnaient rien à être vues de près et finissaient par leur paraître laides et ennuyeuses maintenant qu’on les voyait sans le recul du temps.
Le passé a son mirage, l’avenir aussi, il n’y a que le présent qui en soit dépourvu, et c’est pourquoi les hommes sont si mécontents de leur époque. La brillante cavalcade s’avançait comme si elle eût été pompée par le vide. Elle courait après l’illusion d’un passé qui perdait tout prestige dès qu’on se rapprochait de lui. Les grandes actions se rapetissaient au fur et à mesure qu’on retournait vers elles et les hommes les plus illustres se mettaient à ressembler aux plus humbles mortels.
De l’automne on passa aux embrasements de l’été, des ardeurs de juin au printemps parfumé ; le rossignol fit entendre son chant passionné, mai tout en fleurs souriait à la nature virginale ; il se fit bientôt frileux et les gelées blanches d’avril apparurent sur les champs aux approches du matin ; à travers les eaux de mars, on entra dans l’hiver ; comme les heures, comme la vie, les saisons allaient à rebours ainsi qu’un film cinématographique qu’on fait repasser devant l’écran après l’avoir dévidé, pour lui rendre sa disposition première.
Le roi et sa cour virent apparaître les époques dont les images les avaient séduits soit dans les livres, soit dans les musées, soit au théâtre, car le grand dix-cors les promenait au beau pays de France au temps des bergeries, au temps des marquises poudrées, au temps des fêtes galantes. Mais ils avaient beau chercher dans la foule bariolée à côté de laquelle ils passaient, ils ne reconnaissaient ni Scaramouche, ni Pulcinella, ni la Finette, ni Joli Gilles, ni la barcarolle de Verlaine, ni l’embarquement pour Cythère de Watteau, et les violons de Lully leur semblaient des musiciens de village à côté des virtuoses qui charmaient leurs concerts royaux. Les bergers avec les bergères, les marquis avec les marquises leur paraissaient bien moins jolis que les porcelaines de Saxe devant lesquelles ils avaient rêvé maintes fois, et les gavotes, les pavanes, les menuets, que des couples dansaient dans des parcs, sous des dômes de verdure, n’avaient pas la même grâce qu’au théâtre où ils les avaient vu représenter par des acteurs.
L’un d’eux hasarda une réflexion :
« Il faudrait voir tout cela avec des yeux et une âme du temps.
– Sans doute, repartit le vieux cerf qui entendait tout et semblait tout comprendre, même ce que l’on ne disait pas ; mais s’il vous était donné de voir tout cela avec des yeux et une âme du temps, vous voudriez encore vous évader vers les époques disparues ; le passé garderait pour vous le même prestige trompeur. »
Quelquefois, la troupe eût désiré s’arrêter et contempler plus longuement un spectacle qui lui semblait digne d’intérêt, mais le dix-cors infatigable continuait à entraîner ses chasseurs dans une course vertigineuse.
Plusieurs d’entre eux souhaitaient que le divertissement prît fin, mais ils n’osaient le dire, car le roi ne donnait encore aucun signe de lassitude. On épiait sur ses traits s’il prenait toujours plaisir à cette randonnée ou si son amour-propre seul l’empêchait de manifester de l’ennui, mais son visage restait impénétrable et les courtisans forçaient toujours leurs lèvres à sourire dans la crainte de déplaire au maître. En secret, la reine disait à sa confidente qu’elle croyait préférer les choses de son temps à toutes ces vieilleries parmi lesquelles on se promenait au galop. Et certains commençaient à penser qu’il aurait fallu le savoir plus tôt.
Le cerf expliquait au roi comment, la première fois qu’il avait été lancé, étant jeune dix-cors, il avait rejoint une harde ; la meute s’était précipitée à la suite d’un autre cerf, tandis que lui se coulait en tapinois, dans un fossé humide recouvert par des ronces, au fond d’un hallier. Cette ruse, qui est donnée en exemple dans maint traité de vénerie, amusa fort le prince, qui pensait que bien des hommes pourraient apprendre la diplomatie chez les bêtes. Toutefois, il songeait que le procédé était peu scrupuleux.
Ne devait-il pas accepter le supplice, se demandait-il, plutôt que de laisser un autre aller à la mort à sa place ?
Le roi, que rien ne désillusionnait, pensait que, de la sorte, ils retournaient au principe de toutes choses, ils allaient vers la quintessence même de la vie.
Ils ne pouvaient oublier d’où ils venaient ; le souvenir de ce qu’ils avaient quitté ne les abandonnait point ; les comparaisons n’étaient déjà plus à l’avantage de ce qu’ils voyaient et, dans son for intérieur, plus d’un commençait à reprocher aux autres de l’avoir entraîné dans cette folle aventure.
« Cet animal paraît pénétré d’un esprit diabolique.
– Il est curieux, dit ironiquement le cerf, que Dieu soit considéré comme un réactionnaire, tandis que le diable serait à lui seul le principe de tous les progrès de l’esprit humain. En bonne logique, c’est reconnaître que l’humanité ne peut se développer que vers le mal et par le mal. »
Mais les splendeurs de la cour du grand roi se déroulaient devant la cavalcade fantôme. On traversait ces magnifiques forêts royales qui font à la capitale de l’univers une ceinture d’une beauté sans pareille. Dans ces larges allées, sous les vastes dômes de verdure, autour de ces pièces d’eau où des monstres marins jouaient avec l’eau bouillonnante, devant ces blancs palais, ces sveltes châteaux de pierre et de brique rose, ces flèches élancées, un génie majestueux se révélait, qui ôtait de l’esprit du prince le souci qu’avait suscité ce problème.
« Nous voici, disait-il, plein d’exaltation, à une des époques les plus extraordinaires du monde, auprès de laquelle les autres ne valent guère la peine d’être vécues ! »
Quelques officiers de la suite commençaient à se dire que l’époque d’où ils venaient leur offrait autant de motifs d’exaltation que celle qu’ils traversaient en ce moment à rebours, pareils à des ombres.
Ce qu’il y avait de crispant à la longue, dans cette randonnée sans repos, c’était de voir toutes choses aller se rétrécissant plutôt que de s’épanouir.
Au lieu de s’étendre, le fleuve du temps se resserrait, devenait rivière, puis ruisseau, ruisselet, et se perdait en un mince filet d’eau dans les cressonnières des prairies humides ou des roches moussues.
« C’est ce qui arrive, disait le cerf, quand, au lieu de suivre le cours du temps, on prétend le remonter. »
Pourtant, à remonter vers les sources, ils saisissaient mieux l’ensemble des évolutions accomplies et admiraient, non la perpétuation de formes et de coutumes, mais ce que chaque effort personnel apporte au monde. Ils comprenaient mieux l’importance de chaque volonté, de chaque recherche, de chaque initiative, la seule au milieu d’un automatisme décoré du nom de tradition.
Les idées elles-mêmes semblaient diminuer de volume et se ratatiner, leur laissant dans l’esprit une impression de vide.
Plus ils reculaient dans le temps, plus ils sentaient que l’action seule donne la sensation d’une certitude. Le bel équilibre qui fit grande une époque révolue échappait à leur admiration, parce que cet équilibre s’appliquait à des forces qui avaient changé de caractère, d’utilité et d’objet.
Et cette tradition qu’ils avaient vénérée à l’égal d’un fétiche, ils ne la reconnaissaient plus en voyant de quoi elle était formée : de moyens de fortune et même d’expédients, lorsque le bon sens avait fait défaut, le bâton de l’aveugle ou les béquilles du paralytique.
En passant devant un château du grand Roi, ils furent choqués par un détail qu’ils connaissaient pourtant par les broutilles de l’histoire : les excréments tombaient par les fenêtres, et, pour n’en être pas atteints, les hôtes qui entraient ou sortaient étendaient au-dessus d’eux une sorte de parapluie de cuir.
« Décidément, le passé est plus beau dans les livres que dans la réalité, » dit l’un de ceux qui avaient été le plus acharnés à vouloir courir le cerf.
Ainsi, une simple question de propreté, un détail qui jusqu’alors leur avait paru insignifiant, acquérait tout à coup une importance telle qu’un passé grandiose en perdait de sa majesté.
« Chaque être n’est qu’un instant de l’évolution de l’Univers, » conclut le dix-cors.
Chacun des voyageurs constatait que ce qu’il voyait différait notablement de ce qu’on lui avait appris et que si, vu de l’intelligence d’un philosophe, le monde reste toujours à peu près semblable à lui-même, les habitudes, fussent-elles des moindres, créent entre deux époques voisines des différences extrêmement sensibles si on est forcé de les confronter.
Les événements et les hommes leur paraissaient tout autres.
« Sont-ils moins considérables ou les voyons-nous ramenés à la mesure de nos tailles ? » se demandaient-ils.
Ce singulier voyage en arrière, qui restituait aux êtres et aux choses ce que le temps avait emporté de leur véritable physionomie, remplaçait en quelque sorte l’œuvre d’art par la réalité dont elle s’était élevée ; c’est comme si, croyant arriver devant la Joconde, ils n’avaient vu, dans l’encadrement d’or noirci, que le visage en chair et en os de cette Monna Lisa que Léonard de Vinci para de tous ses rêves stériles. Impression décevante !
Ce n’est que l’éloignement qui accuse les plans du tableau que nous offre le passé. Dès que le passé cessait d’être le passé et reprenait une apparence du présent pour ces étranges voyageurs, les plans s’atténuaient et se fondaient en un seul, de sorte que tous les êtres et leurs actions se trouvaient sur le même plan et, ainsi vus, ceux que la distance faisait grands ou petits reprenaient tous à peu près la même dimension.
Ce qui les étonnait aussi, c’est qu’à chaque époque ils rencontraient des prêcheurs qui annonçaient des temps nouveaux, comme si chaque minute de l’existence n’est pas nouvelle.
Cependant, ils s’enfoncèrent à la suite du dix-cors infatigable dans des époques plus lointaines encore, et plus ils allaient, plus la vie qui se montrait à eux leur paraissait rétrécie ; les horizons se rapprochaient comme s’ils se fussent trouvés à l’intérieur d’un angle, marchant vers le sommet, et l’histoire devenait une dérision, un roman laborieusement fabriqué par des romanciers médiocres, une outrageuse falsification de ce qui leur semblait être la réalité. Que de rois, qu’on leur avait représentés comme vertueux et pleins d’honneur, n’étaient plus à leurs yeux que de vulgaires histrions, des êtres cruels, flasques ou sordides ; et des vainqueurs, dont la renommée avait traversé les siècles, étaient beaucoup moins dignes d’intérêt que les vaincus ; l’histoire n’était qu’une glorification odieuse de la force ou de la chance au détriment de ce qui est à la louange de l’humanité.
Il y virent des batailles célèbres, citées en exemple pour l’esprit chevaleresque dont la légende les avait parées. Comme tous les hommes qui ont vu la guerre de près, ils trouvaient celle à laquelle ils avaient participé laide et sale ; mais ils croyaient naïvement que d’autres s’étaient réellement présentées ainsi que de beaux duels, où chacun des adversaires se battait selon les règles. Non, elle était partout la même, morne et monotone, dans le passé où ils se trouvaient comme dans ce qui avait été pour eux le présent.
La beauté de la guerre, à quelque époque qu’on la prît, n’était qu’une invention de gens qui n’y avaient pas participé. La civilisation et la barbarie se retrouvaient dans la même ingéniosité cruelle, les guerres répétaient toutes les mêmes horreurs. Sans parler de la folie ni de la férocité de la bataille elle-même, suscitées par la crainte, le danger, l’odeur de la poudre ou du sang, les cris des combattants et le fracas des armes, les mêmes atrocités se retrouvaient qui se commettent de sang-froid en dehors de la mêlée. L’art militaire se borne à retrouver les ruses que les sauvages emploient contre les bêtes qu’ils chassent ; la tactique n’est qu’un traité de massacres, d’empoisonnement et d’incendie.
Et quant à la théorie de la sélection pratiquée par la guerre, ils en jugèrent la valeur en voyant frappés les plus beaux spécimens humains, tandis qu’un peu plus loin ils constataient qu’une épidémie moissonnait beaucoup plus abondamment hommes, femmes, enfants marqués par le génie de l’espèce comme étant une surcharge pour la collectivité.
Ces châteaux gothiques, ces manoirs perchés aux sommets des collines, dans les ruines desquels ils avaient souvent rêvé, n’étaient que des repaires de bandits, détrousseurs de grand chemins. On y menait une vie qui ne ressemblait en rien à celle que décrivaient les faiseurs de nouvelles.
Ils se demandaient même s’ils n’étaient pas le jouet de quelque mystification savamment machinée. L’exactitude de quelques détails les rassurait. C’est ainsi qu’ils rencontrèrent, dans la forêt d’Essonnes, le roi Philippe le Bel, dont le cheval, à la vue du cerf, fit un brusque écart et, comme il est dit dans les chroniques, précipita son maître contre un arbre, dont ledit maître fut tout étourdi et pensa perdre la vie.
Alors, ils eurent la certitude d’avoir rencontré un cerf fabuleux.
Mais après, il est impossible de dire combien de temps après, le temps n’ayant plus pour eux de mesure, le temps se trouvant en quelque sorte aboli, car on n’a la notion du temps que quand on l’accompagne et non pas quand on le remonte, ils virent, dans une clairière parsemée de bouleaux dont l’argent resplendissait parmi les feuillées d’automne, une meute furieuse arriver vers eux ; elle entourait un chasseur du pays, trapu et poilu, montant un petit cheval ardennais ; il portait une tunique et des houseaux de cuir qui le confondaient avec le chemin jonché de feuilles mortes.
Le grand dix-cors s’arrêta et, résolument, lui barra la route ; on vit alors ce seigneur, dont l’épieu était déjà levé, trembler de tous ses membres, sauter à bas de sa monture et s’agenouiller dans la clairière où les bouleaux au corsage blanc semblaient danser une ronde virginale.
Les voyageurs n’apprirent que c’était Saint Hubert que lorsque le cerf les entraînait déjà sous la futaie remontant le cours des âges, tandis que le chasseur marqué de la grâce descendait vers l’avenir. Aucun d’eux n’avait vu luire le signe divin entre les branches de la lyre que leur guide portait avec majesté sur son chef, cette croix merveilleuse qui avait resplendi tout à coup aux yeux du seigneur sauvage et devant laquelle il s’était agenouillé, l’âme illuminée.
Aucun d’eux n’osait avouer à son voisin que le signe était resté pour lui invisible et, à voir la désillusion peinte sur les visages amis, il se doutait que ses compagnons n’avaient pas été plus favorisés que lui.
Et chacun pensait avec mélancolie : Nous n’avons pas vu luire la croix parce que nous n’avons pas la foi, car la foi ne remonte pas le cours des temps, la foi, au contraire, s’élance vers l’avenir, c’est pourquoi nous sommes tout aussi inaptes à apercevoir les beautés du passé qu’a contempler celles qui s’offraient à nos yeux à l’époque qui était la nôtre.
Alors, ils arrivèrent à la période trouble où, par perversité, par besoin de sensations nouvelles, par déchéance des caractères, par veulerie, par décadence, tout ce qui avait hérité d’un travail millénaire, d’une longue et lente progression de l’homme sur la bête, tout ce qui était encore civilisé adoptait les mœurs brutales des barbares, où le Gaulois romanisé, devenu pervers, rivalisait de cruauté et d’astuce avec le Mérovingien violent, versatile et sanguinaire.
Parmi la suite royale, il y avait deux jeunes gens arrivés depuis peu à la cour. Solus était le dernier venu des officiers de la couronne, Mona la plus jeune des demoiselles d’honneur de la reine.
Bien qu’ils appartinssent tous deux à des familles considérables, ils ne se connaissaient pas et s’étaient à peine vus avant cette course qui les emportait dans le passé inconnu.
Ils s’étaient regardés comme des étrangers, mais, en remontant le cours du temps, ils arrivèrent à éprouver un malaise l’un vis-à-vis de l’autre, lorsque les hasards de la chevauchée les mettaient botte à botte.
Pour échapper à cette gêne, ils s’évitèrent. Mais un incident les ayant de nouveau réunis, ils se sentirent pris l’un pour l’autre d’une haine violente qui les attira, les rapprocha, malgré eux. Ils se désolaient de ne pouvoir se quitter et s’exaspéraient de toujours se retrouver ensemble. Leurs chevaux même obéissaient à cette impulsion secrète, car, si quelques compagnons venaient à se placer entre eux, ils mettaient une ardeur sauvage à se rapprocher jusqu’à se toucher, quoique ce fût avec une sorte d’horreur. La haine était d’autant plus vive qu’il s’y mêlait comme le souvenir d’un amour, mais, à cause de cela même, ils passaient par des alternatives bizarres où il apparaissait que des sentiments, plus anciens que leurs corps, agitaient leur cœur et troublaient leur esprit ; une tristesse morne succédait aux tumultes de leur singulière aversion, ils se sentaient la proie de regrets éperdus ; et le désir de s’évader de cette course qui les obsédait grandissait en eux sans qu’ils eussent à se le dire, car chacun semblait connaître si bien les pensées de l’autre qu’ils n’avaient pas à se parler pour se comprendre ; chaque regard évoquait en eux une existence antérieure avec ses douleurs et ses joies ; et, peu à peu, c’étaient celles-ci qui prenaient le dessus, les rancœurs s’atténuaient chez l’un et l’autre, le « va, je ne te hais point » montait du fond de leurs sentiments.
Mais si la félicité de l’amour les pénétrait tout entiers, elle n’était pas complète, car ils précipitaient maintenant l’allure de leurs chevaux pour remonter dans le passé, comme d’autres sont pressés de vivre ; le charme du moment ne suffisait pas à les satisfaire, ils cherchaient éperdument à fuir ce qui les avait séparés, ils aspiraient à la pureté initiale de leur amour à l’instant suprême où, pour la première fois, deux aspirations se joignent et se confondent.
Les chasseurs rencontrèrent une rivière tumultueuse qu’ils avaient à franchir. Le cerf s’arrêta ; toute la cavalcade en fut bien aise. Sur l’autre rive, un enfant agitait la cloche, puis se faisait un cornet de la main pour appeler le passeur. Celui-ci sortit de sa cabane badigeonnée au goudron en achevant de manger son quignon de pain frotté d’un oignon et regarda, étonné, le petit voyageur.
Tous deux descendirent dans la barque, l’homme donnant la main à l’enfant, pour guider ses pas ; à peine l’esquif eut-il gagné le large qu’il s’enfonça, comme chargé d’un grand poids ; le courant le prit, aussi le passeur dut-il faire un prodigieux effort pour ne pas être entraîné à la dérive ; il tirait sur les rames, faisant de son corps un levier, et les veines de son front saillaient comme des cordes.
Le glissement de deux nuages laissa filtrer un rayon de soleil qui tomba sur le petit voyageur, dont les cheveux blonds brillèrent comme une flamme, dont les yeux bleus riaient ainsi qu’un grand ciel pur. Le passeur le regardait, tout pénétré d’un bonheur subit, malgré la lutte inaccoutumée qu’il devait livrer au flot ; la sueur perlait sur son rugueux visage tanné par les vents et les brouillards ; eût-il subi mille fois plus de peine, que sa félicité ne s’en fût pas trouvée altérée.
Cependant, l’embarcation s’enfonçait visiblement ; elle ne faisait pas eau, pourtant, car on apercevait, étanches, les solives de la carène ; c’était un poids invisible qui pesait sur elle, et l’homme simple qui ramait de toutes ses forces ne s’en montrait pas effrayé, car les gens simples ont le sens du mystère. Son étonnement indiquait la confiance ; le regard lumineux du petit enfant qui lui souriait décuplait son courage ; espérant gagner l’autre rive avant que l’eau n’eût atteint le bord de la barque, il tirait sur les rames avec tant d’énergie que l’une d’elle se brisa ; le mouvement qui l’entraîna rompit l’équilibre de l’esquif surchargé, dans lequel l’eau s’engouffra. Mais l’homme, attentif au péril, avait déjà saisi l’enfant et s’était élancé résolument dans la rivière. Après s’être vivement débattu contre le flot, il réussit enfin à prendre pied et à atteindre le rivage, portant sur ses épaules le précieux fardeau qui semblait fort amusé de l’aventure. Il était temps ; le passeur était rendu, il haletait comme un chien qui a trop couru, à bout de force.
Pour prix de sa peine, l’enfant le baisa au front, puis, résolument, tournant le dos à la rivière apaisée, s’en alla à travers la vaste lande, sans se soucier des chemins ; et le passeur, fou de joie, hurlant d’allégresse, étreignait la terre pour baiser la trace de l’enfant qui, au fur et à mesure qu’il s’éloignait, grandissait sur le ciel.
Le roi et sa suite prirent ce phénomène pour un mirage, comme on en voit au bord de la mer ; d’ailleurs, voyant tout à rebours dans cette course fantastique, une telle singularité n’avait rien qui pût les étonner.
Le passeur se releva et, sans plus se préoccuper de sa barque, se mit à suivre l’enfant qui, dans sa marche triomphante, laissait choir des roses sur le sol enchanté, et la rivière elle-même, détournant son cours, prit la même route, sautant par-dessus les pierres, rieuse et folle, se parant de gerbes étincelantes et d’aigrettes aux couleurs du soleil.
Tout ce qu’ils connaissaient des lois de la matière était bouleversé par cet enfant triomphant.
Solus et Mona se regardèrent ; il y avait de la flamme dans leurs yeux ; ils se sourirent comme s’ils se redécouvraient enfin tout entiers, sautèrent à bas de cheval et, se donnant la main, sans se retourner vers les fantômes qu’ils laissaient derrière eux, marchèrent dans l’aurore qui, rayonnant de l’enfant, remplissait tout le ciel.
*
Le roi et ses compagnons reprirent leur course à la suite du cerf infatigable. Mais leurs âmes, maintenant, grelottaient ; il leur semblait qu’ils étaient entrés dans un hiver sans fin qui, peu à peu, transformait la terre en un désert ; ils traversaient des espaces considérables sans rencontrer un être vivant, les habitations qu’ils voyaient n’étaient plus que des huttes en torchis sortant à peine du sol ; le génie humain avait disparu de ces contrées où les tumultes de la genèse se marquaient dans les rochers, les montagnes, les plaines arides et crevassées ; la terre semblait très vieille et frappée de décrépitude, tandis qu’ils se souvenaient de celle sur laquelle ils avaient vécu, comme parée d’une luxuriante jeunesse.
À l’orée d’une forêt, où se croisaient deux sentiers à peine dessinés dans la pierraille par de rares pas, s’élevait une cabane en terre, un peu plus grande que celles qu’ils avaient rencontrées. Ils exprimèrent le désir de s’y reposer, tant ils étaient las de cette morne chevauchée à travers un pays qui n’était encore qu’à peine éveillé à une vie rudimentaire. Le grand cerf s’arrêta, les regarda sans rien dire, d’un œil dont le larmier desséché n’avivait plus l’éctat. Ils descendirent de cheval et entrèrent dans ce taudis de la préhistoire. Les habitants du logis les accueillirent aussi hospitalièrement que le permettait leur pauvreté ; ils jetèrent dans l’âtre quelques fagots et quelques pièces de bois pour réchauffer ces voyageurs qui étaient si las et qui avaient dû fuir de grands périls pour échouer dans une contrée aussi aride ; ils leur offrirent du lait et des boissons chaudes.
Un peu réconforté, le roi interrogea ces bonnes gens. Ils se plaignirent de la dureté des temps et, tour à tour, de la pluie et de la sécheresse et de l’extrême difficulté qu’ils éprouvaient à conquérir leur nourriture sur un sol stérile, l’éternelle récrimination de l’homme en lutte avec la glèbe rebelle.
Et le roi pensait que ce n’était vraiment pas la peine de venir de si loin pour entendre encore cette mélopée monotone du terrien, lorsque l’aïeule accroupie au foyer sembla se réveiller d’un long sommeil et dit :
« Oui, la vie est difficile aujourd’hui, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où ce pays produisait des moissons d’une richesse dont on ne peut plus se faire une idée et l’homme n’avait aucune peine à les faire pousser, car des machines travaillaient à sa place ; elles labouraient, semaient, fauchaient et liaient pour lui. De magnifiques routes sillonnaient la contrée sur lesquelles des voitures, mues par une force extraordinaire qu’elles portaient dans leurs flancs, roulaient à des vitesses vertigineuses ; les hommes volaient sur de grandes libellules mécaniques jusqu’à des hauteurs d’où ils échappaient à la vue.
Il y avait ici, tout près, une ville dont on découvre encore quelques ruines dans une clairière de la forêt ; elle était d’une splendeur fabuleuse ; ses places publiques, ses larges avenues, ses rues s’éclairaient la nuit comme si d’innombrables lunes eussent croisé sur elles leurs rayons argentés.
Les monuments étaient de granit, de porphyre, de marbres verts, roses et jaunes ; des briques émaillées enjouaient les façades des maisons de dessins versicolores ; les pierres taillées imitaient les mouvements du fer travaillé ; le fer empruntait des formes à la sylve ; l’architecte, l’artiste, l’artisan, maîtres de la matière, l’assouplissaient à tous les caprices de leur imagination, ainsi qu’à tous les désirs de l’homme.
Partout, on voyait des statues de bronze et de marbre ; de magnifiques fontaines enchantaient les carrefours du jeu gracieux et arc-en-ciellé de leurs eaux ; des jardins offraient, pendant toute la belle saison, des parterres pareils à des tapis d’Orient.
Dans les demeures, on faisait jaillir à volonté l’eau, la chaleur, la lumière ; un simple bouton pressé et une salle s’illuminait ; en décrochant un cornet pendu au mur ou placé sur un chevalet de table, on pouvait s’entretenir avec une personne qui se trouvait à cinquante lieues de là ; les hommes correspondaient entre eux à travers les espaces vides ; pour se récréer, ils avaient des instruments qui projetaient sur un écran les événements accomplis dans l’univers quelques jours auparavant. De chez eux, ils pouvaient participer à la vie du monde entier. Ils possédaient aussi un jouet qui marquait les voix sur des plaques de métal ; à leur gré, ils pouvaient entendre la voix de quelque grand chanteur ou la voix d’un être aimé, une voix chère tue depuis longtemps dans la mort.
De jour en jour, ils réduisaient l’espace et le temps. Des inventions merveilleuses facilitaient la vie. L’homme ne devait plus gagner son pain à la sueur de son front selon la dure parole. Avec des moyens puissants, les savants arrachaient à la nature ses secrets les plus cachés et la contraignaient à leur livrer ses forces encore inconnues.
Qui sait jusqu’où l’humanité aurait étendu son vaste domaine ?
Mais un jour, celui qui avait assumé la tâche de conduire ce pays à ses destinées, le roi, le dernier roi qui régna sur cette terre aujourd’hui muée en désert, eut la fantaisie de retourner au passé à la suite d’un vieux cerf qu’il avait découvert dans le limon ; et la nature nous reprit un à un les secrets qu’elle ne nous avait livrés que sous la contrainte de l’intelligence. Nous voici maintenant en proie aux caprices des éléments et des saisons.
Nous expions le blasphème de ce roi qui faillit à sa mission. Il s’éloigna de Dieu en voulant retourner au passé. Dieu n’est pas le passé, parce que Dieu n’est jamais accompli. Dieu, c’est le futur !
Alors, Dieu s’éloigna de nous et, non seulement les merveilles que l’humanité espérait ne s’accomplirent pas, mais celles que nous possédions déjà nous furent retirées. »
Le roi, en entendant ce jugement, était frappé de stupeur. Par la fenêtre, on voyait le grand cerf se profiler sur l’horizon. Avec l’admirable lyre de ses bois, il balançait la tête comme si elle lui fût devenue tout à coup trop lourde ; la lyre chancela, et bientôt, glissant sur leur base, les andouillers se détachèrent de la tête et churent sur le sol.
Les voyageurs se levèrent aussitôt pour mieux voir ce qui s’accomplissait, mais, en ouvrant la porte, ils ne trouvèrent plus devant eux qu’une nuit opaque et un vent glacé dont ils sentirent à la gorge les doigts de fer. Devant l’avenir, ils se rejetèrent en arrière, effrayés, parce qu’ils avaient trop vécu du passé.
« Qu’allons-nous faire ? » se demandèrent-ils anxieusement.
La voix du moins important d’entre eux, de celui qui n’avait fait qu’obéir en participant à la chevauchée, s’éleva :
« Nous avons fini, dit-elle, de descendre dans l’abîme. Nous avons tourné en rond et nous sommes revenus à notre point de départ. Mais le chemin du temps était en colimaçon, car si nous nous retrouvons à peu près dans les mêmes lieux, nous ne sommes plus à la même époque. En réalité, c’est comme si nous étions descendus dans un puits profond. Mais le ciel est toujours au-dessus de nos têtes. Rien n’est perdu si l’un a pénétré quelque secret de l’existence. Tout est à recommencer, mais qu’importe, si nous avons appris quelque chose ? L’amour a permis à Mona et Solus de nous devancer dans le salut. Ce que nous cherchons partout, c’est le miracle de la vie, alors qu’il est à côté de nous, qu’il ne nous quitte pas, qu’il est en nous. Le brouillard va se dissiper ; ce qui était la fin d’une journée, tout à l’heure, quand nous marchions à rebours, est l’aube maintenant pour nous. Retournons donc parmi ceux qui sont dans la vie. »
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(Maurice Des Ombiaux, « Inversement, » in Mercure de France, 15 mai 1921. Illustration de Mahendra Singh pour la fable de La Fontaine, « Le Cerf et la vigne » ; gravures de Wenceslas Hollar, d’après Albrecht Dürer, « Cerf couché, » 1518 ; Albrecht Dürer, « Saint Eustache, » gravure sur cuivre, 1501 ; « Tête de cerf, percée d’une flèche, » aquarelle, gouache et encre noire, 1504)