« Quand j’étais secrétaire de l’Académie de Montpellier, dit le Docteur, je recevais souvent des communications manuscrites plus ou moins étranges, qui m’étaient adressées par des inconnus, dont la plupart croyaient fermement avoir découvert de merveilleux secrets. Le nombre des maniaques persuadés d’avoir trouvé le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle est bien plus considérable qu’on ne pense.

Parmi les mémoires que je recevais ainsi, il y en eut un qui attira mon attention ; non pas qu’il ne fût aussi chimérique que les autres, du moins dans l’état actuel de la science ; mais il posait une question vraiment passionnante, puisqu’elle a trait à la guérison de toutes les maladies qui affligent notre pauvre humanité, de celles, bien entendu, qui n’ont encore lésé aucun organe essentiel.

Vous allez, du reste, en juger ; j’ai fait copier, pour mon plaisir, ce manuscrit bizarre ; je vais vous le lire ; vous m’en saurez gré.
 
 

DU TRANSFERT PATHOLOGIQUE

 
 

Trouver un moyen unique de guérir toutes les maladies, un remède universel aux maux qui nous assaillent, c’est le problème qui a obsédé l’intelligence des savants et des médecins antiques ; malheureusement, il est trop évident que la découverte d’une telle panacée est impossible, non seulement de nos jours, mais aussi dans l’avenir. Les affections étant diverses, il ne saurait y avoir de remède unique.

Cependant, le problème ne doit pas nécessairement être abordé de front ; on peut le tourner, pour ainsi dire, l’aborder indirectement pour le mieux résoudre. Il n’y a pas de remède universel, mais il peut y avoir une méthode universelle.

Cette méthode, je l’ai trouvée, alors que tant d’autres la cherchent encore. C’est la plus mystérieuse de toutes, mais la plus efficace, parce qu’elle est la plus générale. Je veux parler du transfert, ou, comme on disait autrefois, de la transplantation des maladies. Si nous sommes impuissants à vaincre le mal, faisons-le sortir du malade, transplantons-le sur un autre être vivant.

Si cet être est un homme, il n’y aura pas progrès, encore que ce soit un premier pas de fait. Mais si cet être est un animal, on voit l’immense portée de la découverte qui nous délivrerait de nos souffrances en les déchargeant in anima vili.

Cette idée, du reste, n’est pas nouvelle ; la question des transferts a fait l’objet d’une infinité de recherches et la matière d’un grand nombre de livres, publiés surtout au moyen-âge ; les exemples d’application de cette méthode se comptent par milliers. Malheureusement, nous sommes là, presque toujours, dans le domaine de l’empirisme le plus aveugle ou de la fantaisie la plus déréglée.

De tout temps, on a cru que le contact d’un être sain avec un malade soulageait ce dernier. Le roi David, vieux et valétudinaire, couchait, dit la Bible (Livre des Rois, III) entre deux jeunes filles choisies parmi les plus vigoureuses. D’après Galien (Methodus medendi, lib. III, cap. 12) les médecins grecs avaient reconnu que le meilleur traitement des consomptions était de faire téter par le malade une nourrice jeune et forte : l’effet, remarque-t-il, n’est pas le même que celui que produit l’absorption du lait recueilli dans un vase.

Cabanis, dans son ouvrage intitulé Rapports du physique et du moral de l’homme, cite beaucoup d’autres faits semblables.

La transplantation des maladies sur des animaux, et même des plantes, était généralement admise au XVIIe siècle. Si certains savants combattent cette hypothèse, par exemple Hermannus Grube, dans son opuscule : De transplantatione morborum analysis nova, imprimé à Hambourg en 1674, beaucoup d’autres l’admettent comme vérifiée. Thomas Bartholin, qui fut professeur de médecine à Copenhague, vers le milieu du XVIIe siècle, et à qui l’on doit plusieurs découvertes anatomiques, appuie fortement cette théorie. Le Journal des Savants donna quelques années plus tard un extrait de son livre.

Robert Fludd, né à Milgat, dans le comté de Kent, en 1574, mort en 1637, expose dans la Philosophia mosaïca (lib. 2, memb. 2, fol. 120, sect. 2) un curieux traitement de la goutte par la transplantation et d’autres applications similaires. Passarolus (Fascicul. Arcanor. 1, p. 120) suit la même doctrine.

Balthazar Wagner, Hofmannus, Paracelse, Fromman (De fascinatione magica, p. 1014, § 34), Borellus (Cent. 3, Observat. 28) sont partisans décidés de la transplantation et citent des guérisons obtenues grâce à elle.

Bartholin fait remarquer que Jésus-Christ lui-même paraît avoir appliqué cette méthode lorsqu’il fit passer le démon du corps d’un possédé dans ceux de quelques pourceaux.

L’abbé de Vallemont, auteur d’un petit livre qui parut à la fin du XVIIe siècle sous ce titre : La physique occulte ou Traité de la baguette divinatoire, parle avec détails de tous les personnages dont je viens de citer les noms et se rallie, au moins en certains cas, à la théorie de la transplantation. La partie de son opuscule qui a trait à ces recherches a été remise en lumière et reproduite par le colonel de Rochas dans le numéro de juillet 1892 de la revue L’Initiation. Je prends la liberté de renvoyer les personnes qui désireraient plus d’éclaircissements sur ce point à ce périodique, dont j’ai utilisé moi-même la documentation.

Mais tout cela est peu sérieux. Il s’agit, dans ces cures plus ou moins merveilleuses, de secrets analogues à ceux des sorciers ou des rebouteux, de pratiques bizarres et superstitieuses. Tel s’est guéri d’une fièvre maligne en couchant avec son chien, qui l’a contractée. Tel autre a été délivré de la goutte parce qu’un soi-disant médecin a enfoui au pied d’un chêne des ongles et des poils provenant du malade. Tel sorcier prétendait guérir la goutte et l’épilepsie en appliquant sur le corps du malade un morceau de chair de bœuf humectée de vin et en la donnant à manger, une fois putréfiée, à un chien qui prenait pour lui le mal.

Rêveries enfantines, naïvetés imbéciles et funestes, rien de tout cela n’offrirait d’intérêt si des expériences récentes et scientifiques n’avaient rappelé l’attention du monde savant sur la question du transfert ou de la transplantation des maladies.

Les résultats – qu’on peut qualifier de merveilleux – que le docteur Luys obtint à l’hôpital de la Charité sont venus corroborer, en quelque sorte, les théories que j’ai mentionnées. On se rappelle qu’il plaçait une sorte de couronne aimantée sur la tête de ses malades, et que ceux-ci se trouvaient, au bout de quelque temps, soulagés de leur céphalalgie ou de leur névralgie. L’aimant avait attiré à lui et emmagasiné le mal. Bien plus, si l’on coiffait une autre personne, saine, de la couronne qui avait guéri la première, le patient gagnait la névralgie dont l’aimant s’était chargé, comme une bouteille de Leyde ou un accumulateur se chargent de fluide électrique. C’était là, indéniablement, une transplantation caractérisée.

D’un autre côté, les expériences non moins étonnantes du colonel de Rochas sur l’extériorisation de la sensibilité et la reconstitution de l’antique envoûtement, montrent que rien n’est impossible dans cet ordre de phénomènes, dont nous ne connaissons encore que bien peu de chose.

C’est en me basant sur les études du docteur Luys que j’ai pu arriver aux résultats dont je m’enorgueillis à juste titre. Tout d’abord, j’ai cherché à transférer la maladie de l’homme à l’homme ; ce n’était qu’un acheminement. J’y suis parvenu en substituant à l’aimant l’électro-aimant, qui me permettait d’obtenir une plus grande intensité magnétique et de varier, de doser les effets à ma guise. J’ai monté une sorte de batterie d’appareils électro-magnétiques, dans chacun desquels passent successivement mes sujets.

J’ai réussi de cette manière à délivrer le malade de son mal, et surtout à lui infuser par le transfert une nouvelle énergie ; en même temps qu’il transmettait sa souffrance à l’homme sain, il en recevait une quantité équivalente de force vitale. C’était appliquer en quelque sorte la théorie des vases communicants.

Mais il était triste de ne pouvoir soulager un homme qu’aux dépens d’un de ses semblables. C’est alors que je poursuivis mes expériences sur des animaux, choisis parmi ceux qui pouvaient constituer les meilleurs réservoirs de force physiologique. Je construisis des casques électro-magnétiques spéciaux à chaque espèce, depuis le chien jusqu’au taureau, et pouvant également s’appliquer à l’homme.

Ainsi armé, je fais passer mon malade successivement par tous ces appareils, gradués suivant sa maladie ; puis je le remplace par les animaux qui me servent de sujets, et qui sont également indiqués par le genre d’affection dont souffre le patient. Enfin, je fais parcourir à ce dernier le même cycle, à rebours. Au besoin, je recommence cette double manœuvre en faisant varier le courant électrique. Le malade s’en va, non seulement guéri, mais muni d’une santé et d’une vigueur nouvelles.

Les animaux qui me servent d’auxiliaires en se chargeant des maladies des hommes, comme jadis le bouc émissaire emportait les péchés d’Israël, me sont fournis par des procédés particuliers de sélection. Bientôt, je compte fonder un établissement d’élevage spécial, pour me donner des sujets encore meilleurs. J’ai dressé des tables très précises permettant d’appliquer rigoureusement ma méthode. On les trouvera ci-jointes, ainsi que des statistiques très complètes de tous les malades que j’ai guéris.

Car le nombre de guérisons que j’ai déjà obtenues, et souvent sur des malades considérés comme incurables, est énorme. Et pourtant, je ne suis qu’à l’aurore de la nouvelle thérapeutique, qui doit faire oublier tous les anciens procédés traditionnels de l’art médical, ces produits bâtards d’un empirisme persistant uni à une fausse apparence de logique…
 
 

Là s’arrêtait le développement essentiel du document. Le reste n’était qu’un tissu de considérations vagues et déclamatoires. Quant aux tables promises, quant aux statistiques, à tout ce qui devait fournir sur l’invention de l’inconnu des données précises, il n’y en avait nulle trace, et jamais plus le mystérieux auteur de ces pages ne donna signe de vie.

C’était assurément un fou. Mais, continua le Docteur en contemplant le plafond, ce qui est folie aujourd’hui peut devenir demain vérité. Quand on songe aux prodiges des rayons X, des rayons N, de la télégraphie sans fil, des courants électriques à haute fréquence, du radium, du magnétisme animal, de l’hypnotisme, de la suggestion, de la télépathie, et aux autres miracles modernes, on peut croire que le domaine de la physique, et surtout celui de la psycho-physiologie, est sans limites et que les résultats de la science future dépasseront encore toutes les chimères que peut enfanter une imagination malade. »
 
 

 

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(Henri Allorge, in Le Penseur, cinquième année, n° 2, février 1905. Gravures : Carlo Ruini, Anatomia del Cavallo, 1598 ; « Le Cabinet du Roi, » in Histoire naturelle, générale et particulière de Georges-Louis Leclerc de Buffon, tome III, 1749)