Pour François d’Hoffschmidt.

 
 

L’étang de Fazône a plus de sept hectares, quatre mètres de profondeur à la digue, et, sur ses bords, les massifs de rhododendrons, les bouquets de sapins géants alternent avec des allées de charmes. À moins de deux kilomètres, pas une habitation et, tout autour de lui, les bois d’un beau domaine d’Ardenne. Des vols de canards multicolores s’y posent par les beaux soirs d’automne ou les crépuscules d’hiver ; au printemps, ses joncs abritent des couvées nombreuses, et le calme y règne si profond dans les mois du soleil qu’on entend les truites sauter après les libellules. Car il y a des truites dans l’étang, beaucoup de truites et le héron qui, là-bas, guette inlassablement à l’abri des roseaux, vous renseignerait, mieux encore que moi, sur leur taille.

Périodiquement, on le vide et l’eau s’écoule en contre-bas à travers un large espace entouré de grilles. C’est la pêcherie, dont le canal va rejoindre les méandres d’un gentil ruisseau. Vider Fazône n’est pas une petite affaire. Une fois les deux tampons arrachés – non sans peine – de leurs bouches, et le petit torrent déchaîné, près de trois jours sont nécessaires pour que scintille seul, au centre d’une plaine bourbeuse, le ruban clair du ruisselet. La pêche a lieu le matin d’un des premiers jours de la semaine sainte et l’on a pris, le soir précédent, les mesures nécessaires pour maintenir la nappe d’eau qui demeure au pied de la digue. Ce qu’il en reste est grouillant de truites qu’affole un semblable amoindrissement de leur domaine. Une grosse truite parfois remonte le petit ruisseau, laissant derrière elle un onduleux sillage – mais, à l’embouchure, une grille serrée s’oppose à toute tentative d’évasion. Quel beau coup de filet dans cette mare, et combien perspective pareille doit tenter les braconniers des environs ! Aussi, pour éviter tonte surprise, des veilleurs gardent, durant la nuit, le parc aux truites.

À quelques mètres de la berge, parmi les grands épicéas dont l’élan svelte la domine, s’élève une blanche maisonnette. Elle n’a qu’un étage ; ses murs, très épais, s’égaient de quatre fenêtres en ogive, et sur son toit que verdit la mousse pointe une large cheminée. L’intérieur se compose d’une seule pièce. Face à la porte qui regarde l’étang, l’âtre où pend une vieille crémaillère occupe toute la largeur du fond. Une échelle conduit au magasin des fagots, sous le toit, et l’ameublement compte une table massive, des bancs pêle-mêle avec de lourd trépieds de chêne. C’est là que, pour une nuit de veille, se réunissent les gardes. Jaloux des vieilles traditions, le châtelain vient les rejoindre et souvent amène avec lui l’un ou l’autre invité qui préfère au banal sommeil l’imprévu de cette nuit d’Ardenne.

Dans l’âtre, on a dressé des fagots de hêtre. La flamme hésite, grandit par bonds, lèche le bois qui siffle et, victorieuse, s’étale ainsi qu’une incandescente chevelure. Autour du brasier, le profil des veilleurs s’accuse parmi la bataille des reflets, tandis que, sur les murs, dansent des silhouettes fantastiques. Par la porte ouverte se glisse un peu de la douceur du très jeune printemps. On voit l’eau qui reluit aux derniers rayons de la lune de Pâques ; on entend le cri d’alarme d’une poule d’eau ; on écoute, venu des profondeurs de la forêt, l’appel mystérieux et chevrotant de la hulotte. Voici l’heure des histoires. Le tabac grésille dans le fourneau des pipes, la cafetière chante au coin du foyer ; sur la table, au fond de verres épais, scintille le jus parfumé des « quetsch » et de la mirabelle.

« Une histoire, François, une histoire de makrâlles ! Voyons, vous en connaissez tant ! vous les racontez si bien ! »

François, depuis plus de cinquante ans garde du domaine, est à cheval sur un escabeau boiteux. Robuste vieillard, il a les traits fins, le nez légèrement busqué, les yeux pétillants de malice, et sa longue barbe blanche lui donne un air de dignité telle que nous l’appelons entre nous le Roi des bruyères.

Ainsi sollicité, il nous regarde en souriant et passe dans sa barbe une main perplexe. C’est partie gagnée…

Dans ce cadre médiéval s’élève la voix du conteur. L’histoire ou la légende se déroule vive comme la flamme, légère comme la fumée– capiteuse parfois ainsi que cette liqueur des bords de la Sure ou de la Moselle. Je veux, après lui, vous conter une de ces histoires – mais combien, sans le patois savoureux, sans la mimique du vieil Ardennais, sans le jeu des physionomies attentives, elle va perdre de son charme !

Les verres sont vidés, les verres sont remplis ; un coup d’œil sur la pêcherie n’a rien révélé de suspect ; la flamme ranimée danse un ballet capricieux, – écoutons :

« Personne d’entre vous n’ignore qu’en certains villages de nos Ardennes, des hommes ont la réputation de faire en une nuit des voyages fantastiques. Ils disent un beau matin : « Cette nuit, j’étais à Paris, à Vienne, à Saint-Pétersbourg – au diable, quoi ! – et citent des faits précis dont les jours qui suivent apportent la confirmation. Or, on les a vu se coucher paisiblement la veille… Qu’il y ait là-dessous démoniaque aventure, personne n’en doute – mais les intéressés sont muets comme des carpes. Cette loi du silence doit être bien rigoureuse, car les sorcières, femmes malgré tout et de langue impatiente, n’ont jamais pu jouir de ces foudroyantes chevauchées. Elles doivent se contenter encore, pour des sabbats relativement proches, du vieux manche à balai : ce dont elles enragent, car il est vraiment passé de mode et peu confortable.

Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on croit savoir, c’est que le voyageur ne doit, sous aucun prétexte, prononcer durant le trajet la moindre parole : ce serait la chute immédiate et la mort certaine. N’a-t-on pas retrouvé, dans les landes, des trépassés mystérieux ? On sait aussi que, par suite d’une distraction de la monture, le voyage peut très bien n’être pas sans danger. La grosse Margot du village de Compogne, s’éveillant à l’aube, vit, dans le désordre des draps, que son mari avait au mollet une estafilade toute fraîche. « C’est en frôlant le coq du clocher de Givroulle, » dit-il, dans un demi-sommeil. Et Margot se mit à rire, croyant qu’il rêvait encore. Mais on s’aperçut que le coq de Givroulle avait, depuis ce matin-là, des airs penchés… Un brave villageois vint à bout, cependant, de percer le mystère de ces infernales randonnées.

Comment ? je vais vous l’apprendre, et vous verrez que le diable, tout diable qu’il est, trouve parfois son maître en diablerie.

Zidore – c’est le nom de notre homme – faisait un peu tous les métiers mais, ainsi qu’il arrive souvent, ne retirait pas grand profit de leur nombre. Il était changeant, aimait le grand air et subissait mal la contrainte. Pressé par le besoin, il s’engageait parfois, l’été, pour la moisson, l’hiver, dans une coupe. Mais, sitôt passé le mauvais moment, il reprenait sa vie aventureuse. Pas un ne tendait comme lui des bricoles aux lièvres, des moussettes aux perdreaux ; et, dans la vase des étangs, il ramassait avec dextérité les grenouilles. Dans sa maisonnette, sise en dehors du village, tout près des grands bois, pendait un vieux Lefaucheux dont les canons avaient reflété bien des clairs de lune. Pendant les longues soirées d’hiver, il tressait aussi des corbeilles et s’était acquis auprès des tendeurs une célébrité par l’adresse avec laquelle il confectionnait ces paniers légèrement cintrés dans lesquels on transporte les sorbes.

Si étrange que cela puisse vous paraître, Zidore un jour se maria, et des mioches bientôt emplirent de leurs cris affamés la cambuse. Certes, notre homme était maître du logis ! Des discussions éclataient parfois, mais une trique solide veillait dans un coin, argument final et sans réplique. Hélas ! si le bâton, parfois, calmait la langue de la Marie, il était sans effet sur les estomacs creux et Zidore, malgré la fertilité de son esprit, se vit acculé à la misère.

Un soir qu’il revenait d’avoir visité, sans aucun succès, des bricoles, il s’assit, découragé, sur une souche et s’écria :

« Que le diable me vienne en aide et je le servirai ! »

À peine eut-il achevé ces mots qu’il perçut une odeur semblable à celle que dégageaient les allumettes frottées contre le fond de sa culotte. Il leva les yeux et vit un homme souriant qui le regardait. Zidore fut, un bon moment, tout estomaqué de le voir là, car son oreille, pourtant fine, ne lui avait pas révélé l’approche de l’inconnu.

Celui-ci, grand et maigre, sobrement vêtu de noir, avait des yeux brillants, des dents très blanches et un drôle de petit chapeau.

« Tu as besoin de moi, Zidore ? » dit-il.

Alors, se rappelant son exclamation, Zidore vit que c’était messire Satanas en personne et, d’un geste instinctif, voulut faire le signe de la croix.

« Pas de bêtises ! dit vivement le diable en lui retenant le bras, tu m’as invoqué, me voici. Promets-moi ton âme, et je te ferai plus riche qu’aucun des grands de la Terre. »

Zidore était paresseux, Zidore était misérable, mais il avait sur la valeur de son âme des idées fort nettes. Il comptait bien, par exemple, se dédommager en la vie future des tourments de son existence actuelle, et il ne tenait pas le moins du monde à rôtir pour l’éternité.

« Vous êtes bien bon, seigneur diable, répondit-il, mais je n’ai pas besoin d’une telle richesse et n’en veux pas, d’ailleurs, à si grand prix ! Si vous pouviez m’assurer l’aisance, je ferais tout mon possible pour vous être agréable sur cette terre – mais non dans l’au-delà ! »

Vous voyez par ces mots que notre homme avait l’esprit large, trouvant avec le ciel des accommodements.

Satan réfléchit, et ses yeux brillaient comme des escarboucles.

« Écoute, Zidore, dit-il, avec un ricanement auquel firent écho les hulottes, j’aime ta franchise et veux te donner une chance d’être heureux. Sois ici demain soir, à pareille heure : je te montrerai un animal extraordinaire. Si tu peux m’en dire le nom, je te compterai son poids franc d’or monnayé ; si tu ne le peux, tu me serviras gratis trois jours par semaine pendant dix ans.

– Soit ! » répondit spontanément le pauvre homme.

Et le diable, avec un éclat de rire, s’en fut, marchant comme vous et moi.

Mais Zidore n’était pas pour rien le plus fameux braconnier des alentours : il savait à merveille étouffer le bruit de ses pas. Sans hésiter une seconde, il se mit en devoir de suivre à travers bois le prince des ténèbres. Il vit celui-ci s’approcher d’une bête inconnue, sauter dessus d’un élan souple, et il entendit distinctement ces mots : « Hop ! Verbock ! »

Une traînée lumineuse, une odeur de souffre… la vision s’était évanouie. Et Zidore se dit que les étoiles filantes n’étaient, par les belles nuits du mois d’août, que le passage dans les cieux de messire Satanas sur sa monture fantastique.

Notre homme s’en retourna jubilant, car il savait le nom de cette bête échappée des ménageries de l’Apocalypse : c’était un Verbock !

Il rentra chez lui d’excellente humeur, caressa les enfants, trouva bonne la frugale pitance, et même il embrassa la Marie qui, rendue méfiante autant par ce témoignage insolite de conjugale affection que par l’air tout réjoui de son homme, se mit à lui faire une scène, le traitant pour la millième fois de fainéant, de coureur, de propre à rien et de bandit. Chose inouïe : la trique vengeresse ne sortit pas de son coin. Zidore, entre les draps, se blottit sous l’averse, et sa femme eût juré, le matin, l’avoir entendu rire dans l’ombre.

Au chant du coq, le lendemain, Zidore déjà s’affairait parmi l’amoncellement d’objets hétéroclites qui remplissaient deux chambres de son taudis. Soulevant le lourd couvercle d’une énorme maie (1), il en mesura d’un coup d’œil la contenance et, souriant, laissa retomber la planche de chêne. Il visita nombre de vieux sacs, de paniers, découvrit une paire de grands ciseaux et se mit à les aiguiser, tout en sifflotant un air de kermesse. Quand la Marie, vexée de ce mystère, eut passé le café, notre homme en but quelques tasses et dit :

« Je descends au village et ne reviendrai pas avant deux heures de l’après-midi, car j’irai jusque Bastogne. Conduis les gosses chez la mère, et qu’elle les garde jusqu’à demain. Toi, reviens pour deux heures, sinon gare ! – Et puis, ajouta-t-il en riant, tu ne t’en repentiras pas, je te le promets ! »

Vers les deux heures et demie, la Marie, ayant suivi les ordres de son seigneur et maître, l’attendait, intriguée, sur le pas de la porte. N’en croyant pas ses yeux, elle le vit venir tirant par la bride un cheval qui traînait un tombereau cahotant parmi les ornières. Et quand le tombereau fut proche, Marie s’aperçut qu’une couche de paille en garnissait le fond. Sous un prétexte quelconque, Zidore avait emprunté cheval et véhicule ! Il attacha la bête à un piquet, entra, suivi de sa femme, dans la maison dont il verrouilla soigneusement la porte. Béante d’ahurissement, la Marie le vit retirer de ses poches une corde solide, un grand pot de colle et un pinceau.

Il déposa le tout sur la table, eut, vers le coin de la trique, un éloquent regard et dit :

« Ne cherche pas à comprendre tout ce qui va se passer, je te l’expliquerai ce soir ; et, ce soir, si tu me laisses faire, nous serons riches, très riches, avec un tas d’or haut comme ça ! Le tout honnêtement gagné, je m’en flatte ! Mais tu dois m’obéir aveuglement, sinon tout serait perdu – et je te rosserai comme plâtre ! »

L’effet de ce discours fut jugé satisfaisant, car Zidore reprit aussitôt d’une voix plus douce :

« Pour commencer, je vais te couper les cheveux. Ceci n’a aucune importance : ils repousseront. »

Et, s’armant des grands ciseaux, soigneusement affilés le matin, Zidore coupa tout ras les cheveux noirs de la Marie.

« Maintenant, dit-il en enlevant le couvercle de la maie, apporte-moi les sacs de plumes. »

Des plumes, il y en avait de toute espèce dans la maison du braconnier : plumes de poules blanches ou noires, de canards, de grives, de gelinottes, de perdrix, de bécasses, de coqs de bruyère dont le bleu profond s’avive d’un reflet d’acier. Il y avait même des plumes de buses, de hiboux et de hulottes. Zidore les versa dans le coffre, brassant à grands gestes ce pétrin d’un nouveau genre, puis il dit à la Marie suffoquée :

« Déshabille-toi !… Encore !… encore, allons ! le temps presse ! »

Et lorsqu’il eut devant lui sa femme dans le simple appareil de notre mère Ève, – avec les cheveux en moins et deux bagues de plus, – il déboucha le pot de colle et se mit à l’en enduire consciencieusement, de la tête aux pieds. Puis il la fit se coucher dans la maie, la tournant et la retournant, si bien qu’elle ne fut plus qu’une véritable boule de plumes. Et elle toussait, et elle éternuait ! Vous dire l’aspect de la Marie ainsi revêtue, serait chose impossible, et je suis forcé de faire appel à toute votre imagination. Zidore lui-même, lorsqu’il la vit debout, eut un accès d’hilarité qui faillit tout compromettre, la Marie, furieuse, menaçant de s’arracher les plumes.

« À quatre pattes ! » ordonna le maître des cérémonies. Décidément matée, la pauvre obéit sans murmures, et Zidore trouva que tout était bien.

« Maintenant, dit-il, viens un peu, sans trop remuer, te chauffer près du feu ; nous allons bientôt partir.

– Partir ? s’épouvanta la malheureuse, partir comme cela ?

– Oui, dit Zidore, je te mettrai dans le tombereau sous une couverture. Patience ! encore un peu de patience : nous serons bientôt riches à présent ! »

Résignée, la Marie ne souffla plus mot, et tout se fit ainsi que l’avait désiré Zidore. Sans mauvaise rencontre, ils arrivèrent au rendez-vous du diable, mais avant l’heure fixée. À quelque distance, derrière un massif de jeunes hêtres, le braconnier fit descendre sa femme, lui mit au cou la corde ramenée de Bastogne et dit :

« Tu vas te mettre à quatre pattes, et je t’attacherai à ce brin. Quoi que tu puisses voir ou entendre, n’ouvre pas la bouche : il y va, non seulement de la fortune, mais de ta vie et de la mienne. Aucun danger si tu m’obéis ! »

Zidore mit en lieu sûr le cheval et la charrette, puis vint s’asseoir sur la souche à l’endroit convenu.

Une inquiétude lui venait, augmentant avec l’imminence de l’épreuve. Si jamais Satan était accompagné d’une autre bête ? Et Zidore regrettait presque sa témérité… Aussi brusquement que la veille, le diable fut devant lui.

« Bonsoir, Zidore ! dit-il d’un air narquois. Es-tu prêt ?

– Naturellement ! répondit l’autre.

– Alors, viens. »

Et le diable, suivi de notre homme, s’en fut par le même chemin que la veille.

Avec un immense soulagement, Zidore, de loin, reconnut la bête entrevue et ne douta plus de la victoire.

Messire Satanas le conduisit tout près de l’animal.

« Eh bien ? dit-il, d’un air triomphant.

– Hum, » fit Zidore.

Et il se mit à considérer curieusement la bête étrange qui répandait une insupportable odeur de soufre et de bitume.

« Ne te presse pas, mon bonhomme, gouaillait le diable, prends ton temps ! »

Zidore d’un air perplexe, tournait autour du monstre dont l’aspect général était celui d’un bouc énorme revêtu d’une toison roux-ardent. Il avait, repliées contre ses flancs, des ailes semblables à celles des chauves-souris, et dont un crochet terminait chaque nervure. Une longue barbe lui pendait au menton ; sur son front s’érigeait une pointe unique, semblable à celle des licornes, et ses yeux, parmi les poils roux, brillaient comme des charbons ardents, fixant avec méchanceté Zidore mal à l’aise.

« Eh bien ? fit de nouveau le diable.

– Oui, dit notre homme, reculant avec prudence de quelques pas, oui, je vois ce que c’est : c’est un Verbock ! »

De saisissement, le diable manqua se laisser choir, tandis que l’animal ricanait dans sa barbe. Le Malin fut un bon moment avant de se remettre, puis il dit :

« Je ne sais par quel sortilège tu es arrivé à connaître le nom de cette bête, mais c’est bien un Verbock : tu as gagné le pari. Tu trouveras, dans ta huche, l’or promis. Va, et que je n’entende plus parler de toi !

– Grand merci, Seigneur, dit Zidore. Et si, moi, je vous montrais une créature extraordinaire dont le nom vous soit inconnu ?

– Tu veux te moquer de moi ? dit le diable, furieux.

– Nenni, fit notre homme, je puis vous la faire voir tout à l’heure.

– Dans ce cas, et si je perds, je double la somme promise. Si je gagne, tu ne retireras de tout ceci que des coups de bâton.

– Entendu, fit Zidore, mais pas plus que je n’ai touché le Verbock, vous ne toucherez mon phénomène ?

– Convenu. »

Zidore conduisit le diable près de la Marie. Celle-ci, à quatre pattes et la corde au cou, frissonnait au vent du soir, mourant de peur sous son plumage multicolore.

Ahuri, le diable se mit à la considérer, puis il en fit le tour, allant même jusqu’à souffler sur les plumes.

« Ne vous pressez pas, gouaillait Zidore ; prenez votre temps, seigneur ! »

À la fin, penaud, le Malin dit :

« Jamais je n’ai vu bête pareille et j’en ignorais l’existence. Te voilà riche, Zidore : tu trouveras dans ta huche deux fois le poids d’or de mon Verbock. En échange de quoi, je te demanderai de me dire au moins le nom de cet animal fantastique.

– C’est ma femme !… répondit Zidore avec un grand flegme. Allons, Marie, viens dire merci à Monseigneur qui nous enrichit… »

Mais, avec un cri de rage qui fit au loin glapir les renards et pleurer les chouettes, Satan, déjà, s’était évanoui.

Et voilà comment, termina le vieux François, Zidore et la Marie devinrent riches, très riches. Ils achetèrent une belle maison, eurent des serviteurs et de beaux meubles. Mais on s’étonnait de voir, en bonne place dans cet intérieur luxueux, une vieille maie toute boiteuse dont le fond était couvert de plumes. Zidore vécut longtemps, aimé de tous, et ne tendit plus de bricoles que pour se divertir… »

À la santé du conteur on vida les verres – et je me demandais, songeant au Verbock doublement précieux, si cette légende n’allait pas, à travers les brouillards de l’Ardenne, rejoindre au soleil du Midi la chèvre d’or de Paul Arène…
 

(Nassogne, 1929.)
 

 
 

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(1) Maie : vaste coffre de bois pour pétrir la pâte.
 

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(Adrien de Prémorel, in Revue belge, sixième année, tome III, n° 8, 1er août 1929. « Amduscias, grand-duc aux enfers, » gravure extraite du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy, sixième édition, Paris ; Henri Plon, 1863 ; illustration extraite du Punch Magazine, 1892)