Voici venu l’été, tel Aristote ou Pline, tel Olaüs Magnus, Adam Obaris ou Aldrovan Puss, buvons frais, et parlons du grand serpent de mer.

Plus près de nous, en l’an 1740, Hans Égédé le vit surgir des flots, et le dépeint ainsi : « Couvert de poils, armé de quatre paires de nageoires avec gryphes, ce très terrible animal eut l’audace de se dresser si haut, le long du vaisseau, que sa tête dépassait la hune. »

En ce même XVIIIe siècle, Éric Pontoppidan, sur la foi du récit du marin Thorlack Thorlacken, assure que : « Celui qui regarde avec joie les œuvres du Seigneur ne peut trouver plus noble sujet d’études, et de te dépeindre, et de te graver, lui aussi, ce terrible animal auquel la sage prévoyance du Créateur a assigné une retraite si profonde qu’il demeure presque invisible pour la plus grande sécurité des hommes. »

Au XIXe siècle, chaque été, la rédaction du Constitutionnel, en mal de copie, publia le récit imaginaire d’un matelot qui prétendait avoir vu le grand serpent de mer. Ce récit, et les controverses qui suivaient, complétaient les colonnes du journal pendant les mois creux de l’été. Cette supercherie découverte fit douter de l’existence réelle du monstre.

Dans les mers de Chine, le 24 février 1898, le capitaine de vaisseau Meunier-Joannet, officier d’ordonnance de l’amiral Gigault de la Bédollière, ainsi que dix autres officiers du Bayard virent, à peu de distance du navire, nager deux longs anneaux qui paraissaient mesurer chacun environ une trentaine de mètres de long.

Un rapport, signé de tous les témoins, fut adressé de suite à l’amiral, qui le transmit par télégramme à M. Paul Doumer, alors gouverneur général en Indochine. Le rapport ne désigne pas les animaux géants rencontrés comme étant des serpents ; dans sa rédaction, le capitaine Meunier-Joannet a écrit le mot « dragons. » L’accord des dix signataires fut, d’ailleurs, unanime sur ce point.

Quel dommage qu’à défaut d’un opérateur cinéaste, il n’y ait pas eu, en 1898, un simple photographe à bord du Bayard.

Sous le titre de « The Great Sea-Serpent, » M. A.-C. Oudman [sic, pour Oudemans] a rassemblé, en un fort volume édité à Londres, tous les récits et tous les dessins qu’il a pu retrouver sur ce mystérieux sujet.

Voici, d’après ces documents, quelles seraient les caractéristiques de ce fantasque et fantastique animal :

« Le corps est très allongé, le cou long et flexible, la tête est petite, le crâne convexe, le museau court et obtus, l’œil rond avec paupière bien dessinée. Le corps est couvert de poils serrés et courts. Une sorte de crinière étroite va de sa nuque à la base de sa queue. Le grand serpent de mer a une queue très effilée, quatre membres courts lui servent de nageoires. L’animal observé aux environs du Groëland, par les marins de l’Osborne, mesurait 22 mètres de long ; celui aperçu par Das Palus était de plus petite taille et ne mesurait que 14 mètres. Il semble, affirme l’auteur, que le grand serpent de mer peut atteindre 65 mètres de long. Son corps, relativement petit, ne mesurerait que 7 mètres, mais il est précédé d’un cou de 18 mètres et suivi d’une queue de 40 mètres. C’est, heureusement, un animal méfiant qui s’enfuit à l’approche des navires.

Rencontré le plus souvent dans les mers nordiques, l’un d’eux se montra toutefois dans la Manche à quelques milles de Brest. D’autres furent aperçus dans l’Atlantique entre le Mexique et les îles espagnoles, d’autres dans la Méditerranée. Ceux authentifiés par les officiers du Bayard, avaient été déjà vus dans le Pacifique et dans le golfe de Singapour ; aucun d’eux ne fut jamais capturé. Pourtant, bien qu’aucun naturaliste n’ait encore porté le scalpel dans son ostéomyologie, Oudman conclut que le grand serpent de mer est un Mégophias Pinipède.

Tout récemment, est-ce lui, ou l’un de ses cousins, qui fit une brusque apparition à Lookness [sic] ?

L’existence, dans les grands fonds, de quelques descendants de l’Atlantosaure (contemporain du Plésiausaure) [sic] auquel la description d’Oudman fait penser, est fort possible. Chassé par quelque mouvement sous-marin, il se peut que l’un d’eux remonte accidentellement à la surface.

Nul explorateur n’a encore songé à équiper une expédition pour explorer les noirs et inviolés grands fonds. Pourtant, entre 800 et 2000 mètres, grouille toute une faune étrange dont certains spécimens ont pu être capturés, étudiés et dépecés. Parmi ceux-ci se trouvent d’authentiques, mais petits, serpents de mer.
 
 

 

L’Eurypharynx vaseux, pas très sympathique d’aspect, comme vous pouvez vous en rendre compte, pas batailleur, même assez lâche, plus « grande gueule que gros ventre, » grâce à la vibration de ses poils tactiles s’enfouit dans la vase et attend des jours entiers qu’une proie passe à sa portée. Il ouvre alors son énorme entonnoir. La proie fascinée s’y engouffre d’elle-même. Parfois, il la tient en réserve dans sa mâchoire inférieure et attend patiemment que sa précédente victime soit entièrement digérée pour entreprendre la digestion de la seconde, car il a l’estomac fragile…

Un Eurypharynx pelecanoides, de très petite taille, fut capturé par deux mille cinq cents mètres de fond, sur les côtes du Maroc par l’équipage du Travailleur en 1882.

Le Pelamis bicolore est noir en dessus, jaune ocre en dessous. Il abonde sur les côtes du Bengale, de Java, de Malabar et de Sumatra. Dans les îles sporadiques du Pacifique, les indigènes les pêchent et les mangent comme de simples anguilles. Les Malias, par contre, ont une très grande peur de leur morsure qui est mortelle.
 
 

 

Infirmant l’opinion émise par Schlegel sur la faible nocivité de la morsure du pelamis bicolore, Cantor, fort de sa propre expérience, affirme le contraire et prouve la férocité de ces najas nautiques qui, parfois, dans leurs brusques accès de fureur, ne rencontrant pas d’adversaires, tournent sur eux-mêmes comme pour se poursuivre et se font de profondes blessures, soit qu’ils se mordent, soit qu’ils s’assomment avec la masse de leur queue. À terre, aveuglés par la lumière, inhabiles à la reptation, leurs mouvements sont incertains et, facilement, les pêcheurs peuvent les assommer.

Il semble que la nourriture préférée des pelamides et des platures soit les muges, les bagres et les primilodes, espèces vivant dans les plus bas fonds connus.

Le pelamis bicolore a ses parasites, ses « totos, » les anatifs. Pour s’en débarrasser, il change de peau.

Par troupe, les pelamis s’accrochent par la queue à des bancs de corail et se laissent ainsi bercer par les flots comme une chevelure de Méduse.

En 1837, un matelot de l’Algérine fut légèrement mordu au pouce par un jeune pelamis qu’il venait de pêcher et ne prit aucune garde de cet incident. Au bout d’une demi-heure, son pouls devint intermittent, ses pupilles se dilatèrent et, malgré tous les soins prodigués alors, la mort survint quatre heures après.

Dumeril et Biberon disent : « Un hydrophide pique un oiseau. Au bout de quatre minutes, les ravages du venin se font sentir. En huit minutes, l’oiseau est mort. »

Une grosse tortue du Bengale mordue à la lèvre meurt en quarante-sept minutes.

Une couleuvre catélunaire, de quatre pieds environ, blessée à la queue, meurt en seize minutes. Un cousin du requin, un tétraodon de grande taille, piqué à la Ièvre et rendu à la liberté dans l’eau de mer, meurt en trois minutes.

Bien que de beaucoup plus petite taille que son problématique et gigantesque cousin, le grand serpent décrit par Oulman, Adam Obaris, Pline, Aristote et tutti quanti, la rencontre toujours possible du moyen serpent de mer nous semble autrement redoutable, et plus précis en sont les effets.
 
 

_____

 
 

(Michel Temporal, in La Voix du combattant, dix-huitième année, n° 890, amedi 15 août 1936)